Réponse de▶ Denis de Rougemont, lauréat du prix Rambert 1938 (novembre 1938)h i
Messieurs,
Après tant ◀d’▶éloges, une prudence élémentaire me commanderait ◀de▶ me taire : quoi que je dise, je ne pourrai que brouiller ◀le▶ cliché trop flatteur que Rivier vient de développer devant vous, avec une précision magistrale. Minuit praesentia famam, dit ◀le▶ latin. Mais il n’est plus question ◀de▶ reculer. En publiant mon Journal , je suis entré dans ◀la▶ voie des aveux. J’ai même confessé certaines ◀de▶ mes superstitions. Il ne me reste qu’à persévérer, et c’est ce que je vais faire en vous contant ◀les▶ circonstances dans lesquelles je reçus ◀l’▶annonce du prix Rambert.
Depuis quelques mois, je m’étais entièrement retiré dans ◀l’▶élaboration ◀d’▶un ouvrage intitulé ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . Je partais ◀d’▶une réflexion passionnée sur ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan et Iseut. Nul n’ignore que ce mythe, demeuré si puissant dans nos vies, détient une signification secrète, qui est ◀le▶ combat du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit. J’espérais terminer mon livre aux alentours du 21 juin, date du solstice ◀d’▶été, triomphe solaire sur ◀les▶ ténèbres, à cette heure où Brangaine du haut ◀de▶ ◀la▶ tour jette ◀le▶ cri des « aubes » mystiques : « Prenez garde ! prenez garde ! Voici que ◀la▶ nuit cède au jour ! » Et en effet, ◀le▶ 20 au soir — à peine plus tôt que je ne ◀l’▶avais prévu — j’inscrivais ce terrible mot : FIN au bas d’un manuscrit considérable. ◀Le▶ lendemain, 21, ◀l’▶Opéra ◀de▶ Paris représentait pour ◀la▶ seule fois ◀de▶ ◀l’▶année ◀l’▶admirable Tristan de Wagner. J’obtins, comme par hasard, ◀les▶ deux dernières places libres. Or voici qu’à ◀l’▶heure même où je terminais mon livre, vous décidiez ◀de▶ me donner votre prix.
Et ◀la▶ lettre qui me ◀l’▶annonçait portait ◀la▶ date fatidique du 21. Comment ne pas voir dans ces coïncidences un signal amical du destin ? Vous vous trouviez couronner sans ◀le▶ savoir deux livres à la fois, ◀le▶ Journal et ◀l’▶ Amour . Et peut-être ainsi mon travail, tout au moins par sa quantité, sera-t-il un peu moins indigne du grand honneur que vous lui faites…
L’un des thèmes qui reviennent avec quelque insistance dans ◀le▶ Journal , c’est celui que je nommais ◀le▶ « problème des gens ». Problème des relations des hommes entre eux ; des relations ◀de▶ ◀l’▶écrivain avec ◀les▶ hommes parmi lesquels il vit ; enfin des relations ◀de▶ ◀l’▶auteur et ◀de▶ son public. Or vous n’ignorez pas que mon souci tout helvétique ◀de▶ dire ◀le▶ vrai, fût-il désobligeant, m’amenait à reconnaître que ces relations ne sont pas bonnes, ◀de▶ nos jours. J’allais même jusqu’à dire, dans mon livre, qu’elles sont en état ◀de▶ crise aiguë. Il me semblait que ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀la▶ cité actuelle ont bien du mal à communier dans une même vérité vécue ; qu’ils sont souvent ◀d’▶autant plus seuls qu’ils se voient contraints par ◀le▶ sort ◀de▶ vivre tous ensemble dans ◀les▶ villes. Il me semblait aussi que ◀le▶ langage des écrivains était devenu, ou était resté, ◀le▶ langage ◀d’▶un très petit nombre, ou ◀d’▶une caste, alors que dans ◀le▶ même temps ◀l’▶instruction publique mettait tout homme en état ◀de▶ lire des livres, sinon ◀de▶ ◀les▶ comprendre. ◀D’▶où sont nés quantité ◀de▶ malentendus et ◀d’▶illusions, largement exploités par ◀les▶ démagogies d’ailleurs ◀les▶ plus contradictoires en apparences. Tout mon effort se portait donc à distinguer, et dans ◀la▶ mesure ◀de▶ mes moyens et dans mon champ, à dissiper ces malentendus et leurs causes. ◀Le▶ reste ◀de▶ votre jury m’inciterait à croire que j’y ai partiellement réussi : car enfin, vous ◀les▶ jeunes, mes cadets ou mes contemporains, vous êtes ◀le▶ vrai public ◀d’▶un livre comme ◀le▶ Journal , celui qu’il cherche et qu’il espère rejoindre avant tout autre. Et c’est pourquoi j’ose voir dans votre décision ◀le▶ signe ◀d’▶une entente réalisée — et attestée avec munificence ! — entre un auteur et son public. Cet aspect ◀de▶ mon « problème des gens », vous ◀l’▶avez résolu ◀d’▶une manière que, pour ma part, je ne saurais qualifier que ◀d’▶idéale !
Dois-je vous avouer que rien ne me préparait à ◀l’▶espérer ? Vous êtes Vaudois, et pourtant vous couronnez un Neuchâtelois. Vous êtes zofingiens, et vous couronnez un ancien bellettrien, — ce qui est encore plus digne ◀de▶ louange. Enfin, vous êtes des Suisses de Suisse, et vous couronnez un Suisse de Paris, ein Pariser Neuburger comme disent, avec effroi, ◀les▶ journaux suisses allemands ! Certain « curieux » hebdomadaire romand crut devoir déclarer récemment que du seul fait que je vivais en France, j’avais « rompu » avec mes origines. Vous avez fait justice ◀de▶ cette calomnie, avec tout ◀l’▶éclat désirable. Et ce n’est pas ◀le▶ moindre titre que vous ayez à ma reconnaissance.
Une vieille tradition helvétique voulait que ◀les▶ esprits turbulents allassent mettre au service ◀de▶ ◀l’▶étranger une humeur belliqueuse qui, Dieu merci, ne trouvait pas à s’exercer dans nos cantons paisibles. Pourquoi n’y aurait-il pas ◀de▶ nos jours, sous une forme plus pacifique1, des écrivains qui renoueraient cette tradition ? Quelques années ◀de▶ service étranger, cela n’a jamais fait tort, bien au contraire, au sens patriotique ◀de▶ nos ancêtres.
Et il se peut que ◀de▶ nos jours, où ◀la▶ Suisse apparaît de plus en plus comme ◀le▶ symbole ◀d’▶une Europe à venir, fédérant ses précieuses différences, — il se peut que ce service européen soit précisément dans ◀la▶ ligne ◀d’▶une vocation ◀d’▶écrivain suisse.
Il faut ◀de▶ tout pour faire une Suisse, surtout dans ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ culture. Il faut d’abord des hommes comme Ramuz, qui représentent ◀la▶ Suisse en soi, j’entends ◀la▶ Suisse dans ◀la▶ réalité vivante ◀d’▶un ◀de▶ ses cantons ; des hommes qui, à force ◀d’▶être Vaudois avec génie, soient des valeurs européennes. Mais peut-être faut-il ensuite, et à côté, des hommes qui essaient ◀de▶ représenter ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ Suisse au regard de ◀l’▶Europe ; des hommes qui soient des Suisses par cela même qu’ils essaient ◀d’▶être des Européens. C’est dans cette tradition — celle ◀d’▶un Constant — que je me suis trouvé rangé, un peu par ◀la▶ force des choses, par atavisme autant que par goût. Mais je tiens à ◀le▶ souligner : je ne puis y espérer quelque succès qu’à ◀la▶ seule condition ◀de▶ garder avec ◀la▶ Suisse réelle ◀les▶ liens ◀les▶ plus étroits. Que votre générosité ait contribué à resserrer ces liens, en me procurant une soirée comme celle-ci, c’est assez — sans compter tout ◀le▶ reste — pour que je vous en exprime ici ma plus profonde reconnaissance.