(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « Pour une « Suisse chrétienne » (1939) » pp. 1-5

Pour une « Suisse chrétienne » (1939)f

Est-ce un nouveau slogan ? Il ne court pas encore les rues, mais on le voit paraître, de plus en plus souvent, dans certains articles, dans certains discours, dans certains programmes de groupes ou de partis politiques, tant « réactionnaires » qu’« avancés », tant catholiques que non confessionnels, et même, quoiqu’un peu plus rarement, dans notre presse protestante. Il est donc temps de poser à notre tour la célèbre question de Foch : « De quoi s’agit-il ? »

Nous n’avons pas en vue, ici, telle ou telle déclaration précise, telle ou telle personnalité ou tendance qui se serait réclamée de la « Suisse chrétienne », mais plutôt le sens moyen et encore flottant de cette expression. Nous pensons que le moment est venu de définir, du point de vue protestant, ce que l’on doit entendre par « Suisse chrétienne », si l’on veut éviter que des malentendus déjà possibles ne deviennent bientôt réels et irréductibles.

L’expression « Suisse chrétienne », en soi, nous paraît appeler deux critiques assez graves.

1. À parler rigoureusement, l’adjectif « chrétien » ne saurait s’appliquer qu’à l’homme converti au Christ. À mesure que le terme de chrétien prend une extension plus grande, et s’éloigne de ce sens primitif par une suite de dérivations de plus en plus indirectes, toutes sortes d’abus deviennent possibles. On peut certes parler d’Église chrétienne, puisque l’Église est le corps du Christ. On peut encore parler de doctrine chrétienne, lorsqu’il s’agit de la doctrine de cette Église, — mais c’est déjà un sens dérivé. Si l’on parle maintenant d’une politique chrétienne, c’est alors une dérivation de dérivation, puisqu’il s’agit d’une politique plus ou moins fidèlement déduite de la doctrine élaborée par une Église dont le chef est le Christ. Le risque d’abus apparaît clairement. Et lorsqu’on va plus loin encore, lorsqu’on parle par exemple de nation chrétienne, ou même de civilisation chrétienne pour désigner l’Europe et son histoire, le sens de l’adjectif devient tellement indirect qu’il finit par recouvrir n’importe quoi, y compris les choses les plus contraires à l’Évangile : c’est ainsi qu’on appelle « chrétienne » la civilisation que les blancs apportent aux colonies, c’est-à-dire le machinisme, l’argent, les armes à feu, l’alcoolisme, etc. Première raison de se méfier d’un emploi inconsidéré du nom de « chrétien » pour désigner autre chose que l’homme converti.

2. Si l’on est conscient de ce danger, pourra-t-on qualifier de « chrétiens » certains États ? Un État, c’est une organisation. Or une organisation ne peut pas se convertir, et ce qui est chrétien, c’est ce qui est converti au Christ. Mais, dira-t-on, si l’État repose sur des bases doctrinales conformes à la doctrine chrétienne, ne peut-on pas, dans un certain sens, évidemment indirect, l’appeler un État chrétien ? Cela ne suffit pas encore. Car si l’on imposait à une tribu nègre une organisation déduite de la doctrine calviniste par exemple, alors que tous les membres de la tribu resteraient païens, il est clair qu’on n’aurait pas encore le droit de parler d’État chrétien. Pour que l’on eût ce droit, il faudrait que tous les citoyens, ou en tout cas le plus grand nombre, fussent des chrétiens. Et si nous revenons à notre slogan : pour que l’on puisse parler sans abus d’une « Suisse chrétienne », il faudrait qu’au moins la majorité des Suisses fussent des chrétiens convertis. Or je ne pense pas que ce soit le cas. Et dès lors, parler d’une Suisse chrétienne, dans l’état présent de notre pays, c’est faire une anticipation qu’il serait très dangereux de prendre pour une réalité politique. (Dangereux pour les chrétiens, désobligeant pour les incroyants.)

Cependant, s’il est bon de vérifier d’abord le sens des mots, afin de prévenir certains abus de langage qui pourraient en entraîner d’autres plus graves, sur le terrain de la doctrine et des faits, on ne saurait s’en tenir là, sans passer à juste titre pour un puriste stérile. Cherchons donc à voir quelles réalités, et quelles tendances concrètes se cachent derrière l’emploi courant de cette expression approximative, et en soi dangereuse. J’en vois deux, l’une excellente, l’autre des plus suspectes.

La première est une tendance que j’appellerai évangélisatrice. Ceux qui parlent en son nom de « Suisse chrétienne » ont en vue la christianisation réelle de notre pays. Ils voudraient que tous les Suisses deviennent chrétiens, et que, par suite, ils réalisent les réformes politiques, sociales et économiques indispensables pour que la Confédération puisse être qualifiée d’État chrétien.

La seconde tendance, au contraire, traduit, inconsciemment sans doute, un désir politique d’abord : celui de défendre l’état de choses existant contre le communisme ou l’hitlérisme. Ces dernières doctrines se donnant comme antichrétiennes, leurs adversaires se voient naturellement tentés de les combattre à l’aide du christianisme. Ce n’est d’ailleurs pas forcément de leur christianisme personnel qu’il s’agit alors, mais peut-être surtout de celui des autres… de ce « christianisme » officiel et diffus, qui est considéré comme faisant partie de l’ordre établi et de la civilisation bourgeoise.

En d’autres termes, si certains sont tentés de recourir à l’appui du christianisme, c’est moins parce qu’ils le croient vrai que parce qu’ils le croient utile à leur cause. Ils songent moins à le servir qu’à s’en servir. Voilà le danger. Il n’est pas négligeable. Il est même d’autant plus à redouter qu’il est très souvent ignoré de ceux-là mêmes qui le créent, et qui pensent n’avoir vraiment que de bonnes intentions. La Suisse est le pays du monde où l’on se méfie le moins des bonnes intentions. C’est précisément pour cela que je m’inquiète, dès l’abord, lorsque j’entends prôner la « Suisse chrétienne ». Je demande : quelle Suisse ? et comment « chrétienne » ? Je demande s’il s’agit de la Suisse d’aujourd’hui ou de celle qu’on espère à l’avenir. De celle qu’un arrêté du Conseil fédéral décréterait du jour au lendemain « chrétienne », pour la sauvegarde de l’ordre établi, — ou de celle que Dieu convertirait pour Son honneur ?

Comment favoriser la tendance évangélisatrice tout en évitant qu’elle soit utilisée d’une manière abusive par la politique ? Telle est la question concrète que nous pose désormais le mouvement vers la « Suisse chrétienne ».

Si nous prenons vivement conscience de cette question, nous aurons fait le principal. Car la réponse est alors évidente : il faut, et il suffit, pratiquement, que ce soient les Églises, et non pas un parti ou une classe sociale, qui prennent l’initiative de revendiquer une « Suisse chrétienne ».

Alors tout sera clair. Alors — mais alors seulement — , il n’y aura plus d’équivoques à redouter. On saura que la Suisse chrétienne est celle qui veut servir le Christ, et non pas celle qui veut se servir de son nom. On saura qu’il s’agit d’un mouvement de conquête religieuse, et par suite de rénovation civique, non pas d’une vaine habileté de politiciens, ou d’une confusion du temporel et du spirituel. On saura qu’il s’agit de conversion, non de maintien de l’ordre bourgeois.

Que chacun donc s’examine sérieusement et se demande si c’est par fidélité d’abord qu’il appelle une Suisse chrétienne, et non par un calcul politique ou social inconscient. Car tout dépend de cela : savoir au nom de quoi ou au nom de qui nous agissons. Et le déclarer en tout temps.