Faire le▶ jeu ◀d’▶Hitler (1er janvier 1939)g
Au cours de ◀l’▶été dernier, et devant ◀la▶ menace hitlérienne, un écrivain ◀de▶ nos amis se sentit pressé ◀de▶ parler, non point pour appeler ◀les▶ démocrates aux armes, mais simplement pour leur montrer, dans ◀la▶ mesure ◀de▶ ses moyens, quelle était ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ menace. Il connaissait ◀le▶ IIIe Reich pour y avoir vécu un an. Il estimait que dans ◀l’▶intérêt même ◀d’▶une défense efficace, il importait ◀de▶ faire connaître ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶attaque qui se préparait, et donc ◀la▶ force autant que ◀la▶ faiblesse ◀de▶ ◀l’▶adversaire.
Il écrivait à ce sujet (dans un langage qui, selon lui, ne devait point permettre ◀d’▶équivoque) : « Un général qui étudie ◀le▶ terrain ◀de▶ sa bataille décisive n’est pas précisément ce qu’on nomme impartial, mais s’il est incapable ◀d’▶estimer objectivement ◀les▶ forces en présence, il ferait mieux ◀de▶ s’occuper ◀de▶ politique. » Il montrait donc, « objectivement », ce qu’il y a ◀de▶ bon et ce qu’il y a ◀de▶ mauvais dans ◀l’▶hitlérisme. Et concluait sur une pressante mise en garde contre ◀l’▶esprit totalitaire.
Or, à peine ce livre paru, certains critiques signifièrent à ◀l’▶auteur qu’en « prétendant être objectif », il « faisait en réalité ◀le▶ jeu ◀d’▶Hitler ».
Cette petite aventure nous apparaît révélatrice ◀d’▶un état d’esprit dont ◀la▶ seule existence suffit à justifier ◀l’▶effort ◀de▶ nos Cahiers.
Qu’une « prise ◀de▶ parti » efficace suppose nécessairement et avant tout ◀la▶ connaissance « objective » des faits en discussion, voilà qui, semble-t-il, ne souffre pas ◀le▶ doute un seul instant. Mais que cette vérité très évidente soit en pratique méconnue, et plus que méconnue, contestée avec passion, voilà qui mérite ◀l’▶examen.
Posons la question sous sa forme ◀la▶ plus simple.
Comment se peut-il, en général, qu’un homme refuse ◀de▶ voir ce qui est ?
Et en particulier : comment se peut-il que, délibérément, un publiciste qui entend juger ◀l’▶Allemagne, commence par récuser ◀les▶ témoins « objectifs » en ◀les▶ accusant ◀de▶ « complicité » ?
◀La▶ réponse est fournie par ◀la▶ psychologie courante ◀de▶ ◀l’▶enfance. J’interdis à mon fils, âgé ◀de▶ trois, ans, ◀de▶ s’approcher du feu. Il s’en approche, naturellement. Je lui dis : « Tu sais que je te ◀l’▶ai défendu, tu vas te brûler. — Non, dit-il, ça ne brûle pas. — Mon petit, tu vas te brûler ! — Vilain papa, tu es très méchant ! »
C’est mon dialogue avec certains « antifascistes » dès que j’essaie ◀de▶ ◀les▶ avertir ◀de▶ ce qui se passe en Allemagne. Je leur expose des faits « bons » ou « mauvais ». Je dis : il faut connaître ces faits si ◀l’▶on veut agir sur eux sans se laisser contaminer. Ils me répondent : vous êtes hitlérien !
Or, pourquoi mon fils prétend-il, contre toute évidence, que ◀le▶ feu ne brûle pas ? C’est parce qu’il n’ose ni ne peut dire : j’ai envie ◀de▶ toucher ◀le▶ feu bien que je sache qu’il brûle. Cette contradiction insurmontable se résout pratiquement par un mensonge (◀le▶ feu ne brûle pas), et par un transfert ◀de▶ ◀la▶ « méchanceté » du feu sur celui qui en avertit.
Refuser ◀de▶ reconnaître ◀les▶ faits (mensonge) et accuser celui qui ◀les▶ décrit ◀d’▶être complice ◀de▶ leur menace (transfert), tel est ◀le▶ mécanisme régulier qui trahit ◀la▶ présence ◀d’▶une passion inavouable.
Dans un monde comme le nôtre, où si peu ◀d’▶hommes connaissent leur vraie croyance et leurs vrais désirs, il est fatal que se développe au plus haut point ce que j’appellerai ◀le▶ chantage à ◀la▶ tendance. Chantage qui consiste à dire : si vous prétendez rester objectif en présence de telle ou telle réalité, c’est que vous avez une tendance à ◀la▶ favoriser.
Toutes les fois que ce chantage se manifeste, je suis certain que son auteur est ◀la▶ proie ◀d’▶une passion inavouable — à ses propres yeux — pour ◀la▶ réalité qu’il m’interdit ◀d’▶examiner.
Je prétends donc que ◀les▶ antifascistes « aveugles » sont des totalitaires qui s’ignorent.
Quelle est, en effet, ◀la▶ caractéristique ◀de▶ toute mentalité « totalitaire » ? C’est ◀le▶ refus ◀de▶ discuter. Et ◀de▶ là vient ◀le▶ terrorisme. ◀La▶ Terreur (jacobine, bolchéviste ou fasciste) a toujours dénoncé à ◀la▶ vindicte publique ◀les▶ « individus », c’est-à-dire ceux qui discutent ; ceux qui, sans être même des opposants, ne manifestent pas une volonté ◀de▶ soumission aveugle et joyeuse aux mots d’ordre du Parti. Plus encore : ceux qu’on soupçonne, bien qu’adhérents enthousiastes, ◀de▶ demeurer capables ◀d’▶un jugement personnel. Puis : ceux qui n’ont pas donné assez ◀de▶ preuves du contraire. Et finalement, tous ceux qui se « distinguent » par quelque trait marqué, ◀de▶ n’importe quelle nature, fût-ce même par leur orthodoxie trop rigoureuse. Dans tous ◀les▶ cas et à tous ◀les▶ stades, c’est ◀la▶ tendance que ◀l’▶on punit, non pas ◀les▶ actes ou ◀les▶ opinions déclarées. On ne réfute pas ; on jette ◀la▶ suspicion.
Or, c’est ce trait fondamental ◀de▶ ◀la▶ mentalité totalitaire que je retrouve dans ◀les▶ écrits et ◀les▶ propos ◀de▶ certains ◀de▶ nos « antifascistes ».
Ceux qui jugent ◀la▶ tendance supposée, non ◀le▶ fait, se trouvent participer, d’ores et déjà, ◀de▶ ◀l’▶état d’esprit fasciste qu’ils s’imaginent combattre. Pourquoi refusent-ils ◀de▶ s’informer objectivement sur ◀le▶ fascisme ? Parce qu’ils pressentent que sa réalité est très complexe, et qu’elle introduit donc ◀la▶ nécessité ◀de▶ distinguer avant de juger ; c’est-à-dire ◀la▶ nécessité ◀de▶ discuter et ◀de▶ déclarer ses critères. Et je précise : non ◀de▶ discuter pour éluder ◀la▶ prise ◀de▶ parti, mais au contraire pour situer cette prise ◀de▶ parti avec un maximum ◀d’▶efficience. S’ils étaient amenés à discuter, par suite à donner ◀les▶ raisons ◀de▶ leur jugement, ils s’apercevraient qu’en réalité, ils sont tout près de ◀l’▶adversaire, et qu’ils partagent sinon toutes ses vues, du moins sa manière ◀de▶ voir ◀la▶ vie. (Ou à ◀l’▶inverse : qu’ils sont très loin de leurs alliés.)
Si ◀les▶ hommes ◀de▶ gauche, d’une part, et ◀les▶ hommes ◀de▶ droite d’autre part, acceptaient ◀de▶ voir ◀l’▶Allemagne telle qu’elle est, ils s’apercevraient que ◀le▶ socialisme y est mieux réalisé qu’en France : dès lors, les premiers verraient s’effondrer ◀la▶ meilleure raison ◀de▶ leur refus ◀de▶ ◀l’▶hitlérisme, tandis que les seconds verraient s’effondrer ◀la▶ seule raison qu’ils avaient ◀d’▶admirer Hitler, « rempart contre ◀le▶ bolchévisme ». Or, ils tiennent essentiellement, ◀les▶ uns et ◀les▶ autres, à condamner ou à défendre Hitler non point pour ce qu’il est, mais pour ce que leur passion veut qu’il soit. Ils sont donc contraints ◀de▶ jeter ◀la▶ suspicion sur ◀l’▶écrivain « objectif » qui leur rappelle ◀les▶ faits.
Il me faut souligner, d’ailleurs, que ◀le▶ parallèle gauche-droite n’est pas rigoureux dans ce cas. ◀L’▶écrivain « objectif » se voit traité ◀d’▶hitlérien par certains critiques ◀de▶ gauche, mais non pas ◀de▶ bolchévique par ◀les▶ droites. Pour des raisons trop complexes à examiner ici, il se trouve que ◀la▶ droite jouit en France, provisoirement et comme par accident, ◀d’▶une plus grande liberté ◀d’▶esprit que ◀la▶ gauche. (À ◀de▶ nombreuses exceptions près, bien sûr. J’en citerais ◀d’▶assez éclatantes des deux côtés.)
Si ◀l’▶on veut conserver un sens à ◀l’▶expression « faire ◀le▶ jeu ◀d’▶Hitler », il me paraît indispensable ◀de▶ définir ◀le▶ jeu ◀d’▶Hitler. Car sinon ◀l’▶expression peut flétrir tout ce que ◀l’▶on veut et ◀le▶ contraire aussi, Mussolini fait ◀le▶ jeu ◀d’▶Hitler en ◀l’▶appuyant, mais ◀les▶ communistes ◀le▶ font en poussant à ◀la▶ guerre, M. Flandin fait ◀le▶ jeu ◀d’▶Hitler en ◀le▶ félicitant, mais Mme Tabouis ◀le▶ fait aussi en ◀le▶ calomniant ◀d’▶une façon maladroite, etc. Quel est ◀le▶ jeu qu’il s’agit ◀de▶ ne pas faire ?
Voici : Hitler est ◀le▶ symbole et ◀l’▶instrument principal ◀de▶ ◀la▶ mentalité totalitaire. Cette mentalité se définit par ◀le▶ refus ◀de▶ reconnaître ◀les▶ faits gênants (donc ◀de▶ discuter objectivement) et par ◀la▶ passion ◀de▶ condamner à priori des « tendances » supposées hostiles (passion créatrice ◀de▶ têtes ◀de▶ Turcs et ◀de▶ boucs émissaires). Introduisez ◀la▶ discussion, vous rendez impossible ◀le▶ régime totalitaire. Je revendique pour ma part ◀le▶ droit ◀de▶ discuter, et j’en fais même un devoir civique. Si vous me ◀le▶ contestez, je vous jugerai là-dessus. Sur cette déclaration, sur ce fait. Je dirai que vous êtes profasciste, non pas ◀d’▶intention mais ◀de▶ fait.
Et je ◀le▶ dirai encore si vous me contestez ◀le▶ droit ◀de▶ discuter ◀le▶ fascisme lui-même. Car je prétends que ma meilleure arme contre lui est justement ma faculté ◀de▶ distinguer ses forces et ses faiblesses « objectivement »4. Si vous me retirez cette arme, vous me transformez en un fasciste honteux, qui sera certainement battu par ◀le▶ fasciste glorieux.
Je conçois très bien qu’un communiste n’admette point que je décrive ◀le▶ régime nazi tel qu’il est. Car s’il ◀l’▶admettait, il serait contraint ◀de▶ voir ◀l’▶identité des actes qu’il reproche à Hitler, et des actes qu’il loue chez Staline. (Je néglige ici ◀les▶ prétextes.) L’un massacre des hommes parce qu’ils ont une ascendance juive, l’autre parce qu’ils ont une ascendance koulak. Tous ◀les▶ deux persécutent ◀les▶ chrétiens. Tous ◀les▶ deux privent ◀le▶ citoyen ◀de▶ ses libertés, etc. ◀Le▶ communiste me refuse ◀le▶ droit ◀d’▶être objectif parce que, en ◀l’▶étant, je démasque sa vraie passion, sa passion inavouable, qui est identique à celle ◀de▶ son « adversaire ». Alors il dit que je suis très méchant…
Vous êtes hitlérien ! — Non, c’est vous !… Comment sortir ◀de▶ ce dialogue puéril ? Simplement, en déclarant ses critères, et en acceptant ◀la▶ discussion des faits. Dès lors, ◀le▶ départ entre « totalitaires » (conscients ou non) et véritables non-fascistes devient très aisé. Il coïncide, à très peu de choses près, avec ◀la▶ distinction entre ceux qui préconisent ◀la▶ bêtise comme méthode ◀d’▶action, et ceux qui préfèrent ◀l’▶intelligence. Ceci n’est pas une pointe, mais une conclusion réfléchie.