Qui est Hitler ? (24 février 1939)p
La grande majorité des Français pensent que le Führer est un végétarien belliqueux qui ressemble à Charlie Chaplin et qui est doué d’▶une voix ◀de▶ stentor fanatique, particulièrement désagréable aux oreilles latines. La grande majorité des Allemands pensent au contraire que le Führer est un ◀homme▶ simple et bon, quoique énergique, sorti du peuple, assoiffé ◀de▶ justice, restaurateur ◀de▶ la puissance allemande, et redresseur ◀de▶ tous les torts : le pur des purs. En présence des brutalités commises par les sous-ordres du parti, il arrive bien souvent qu’un Allemand dise : « Si le Führer savait cela, tout changerait ! » C’est ainsi que le peuple parlait du Roi avant la révolution ◀de▶ 1789.
Au panégyrique et à la caricature, j’opposerai ici un témoignage limité, mais authentique.
J’ai entendu Hitler pendant une heure et demie, à peu de distance ◀de▶ sa tribune, et je l’ai vu à la sortie de cette « manifestation monstre », — ◀de▶ ce culte — debout dans sa voiture qui longeait très lentement une rue étroite, mal éclairée. Une seule chaîne ◀de▶ miliciens le séparait ◀de▶ la foule. J’étais au premier rang, à deux mètres ◀de▶ lui. Un bon tireur l’eût descendu très facilement. Mais ce bon tireur ne s’est jamais trouvé, dans cent occasions analogues. Voilà le principal ◀de▶ ce que je sais sur Hitler. Vous pouvez réfléchir là-dessus…
On demande souvent s’il est intelligent. Il me semble que cela n’a pas grande importance, que cela ne compte guère en pareil cas. Tout au plus pourrait-on dire que s’il était très intelligent, il n’aurait sans doute pas réussi à fanatiser tout un peuple. Une certaine forme ◀de▶ bêtise convaincue est seule capable ◀de▶ s’imposer à ◀de▶ grandes masses rassemblées par des passions élémentaires. Mais ce qu’il faut souligner, c’est qu’un « génie » n’a pas toujours besoin ◀d’▶intelligence. Or, on doit tenir le Führer pour un génie, dans un certain sens, bien précis : c’est un ◀homme▶ qui a su pressentir l’inconsciente angoisse ◀de▶ son peuple, et incarner à ses yeux un symbole ◀d’▶espérance, ◀de▶ vengeance et ◀de▶ force collective. Un tel génie ne compte plus en tant qu’individu. Il ne s’appartient plus, il appartient au rêve ◀de▶ tous. Il n’a plus ◀de▶ qualités propres, ◀de▶ vices ou ◀de▶ vertus, comme vous et moi ; il n’a que les vertus symboliques ◀de▶ l’Allemand moyen. Il ne possède rien en propre, matériellement, et ne détient aucun pouvoir précis, aucun portefeuille dans le gouvernement. (Son rôle y est ◀d’▶inspiration, ◀d’▶arbitrage entre les factions, et ◀de▶ prestige.) Il ne veut être appelé ni dictateur, ni maréchal, ni roi, ni président, et il insiste sur ce point. Il n’avait même pas ◀d’▶état civil allemand lorsqu’on lui offrit le pouvoir. Qu’est-il donc ? Selon l’un des théoriciens du iiie Reich, il est « celui qu’on ne peut pas définir ». Celui, comme je le disais, qui n’est rien et qui est tout. Un lieu ◀de▶ passage des forces ◀de▶ l’Histoire, le catalyseur ◀de▶ ces forces, qui sont là dressées devant vous, suscitées et coalisées par sa parole brutale et envoûtante. Et maintenant, vous pourriez le supprimer sans rien détruire ◀de▶ ce qui s’est fait par lui.
Le seul trait qui me frappe encore en lui, si je le regarde en psychologue, c’est la surhumaine énergie qu’il développe pendant un discours. Une énergie ◀de▶ cette nature, on sent très bien qu’elle n’appartient pas à l’individu, et même qu’elle ne saurait se manifester qu’autant que l’individu ne compte plus, comme tel, n’est que le support ou le médium ◀d’▶une puissance qui échappe à nos psychologies. Voilà ◀de▶ quoi déconcerter nos hommes d’État démocratiques lorsqu’ils se trouvent, comme à Munich, en tête-à-tête avec cet homme-symbole !
Il est clair que le phénomène Hitler est ◀d’▶ordre religieux, non politique d’abord. Si ce petit individu sans qualités ni défauts bien marqués a pu devenir l’incarnation du rêve des masses, c’est uniquement parce qu’il a su répondre à l’attente angoissée ◀de▶ ces masses, ◀de▶ leur âme humiliée, misérable et déçue, et qui cherchait partout des raisons ◀de▶ croire et ◀d’▶espérer, des raisons ◀de▶ se dévouer corps et âme à un absolu. Il s’est donné pour l’Absolu, la Providence, le Destin des Allemands. Il a fait des miracles et dit des prophéties — et elles se sont réalisées — non pas au nom du Christ, mais au nom des idoles, au nom de la race aryenne, ◀de▶ l’orgueil germanique, et ◀de▶ la foi nationaliste. Or, nous savons par l’Ancien Testament que les prophètes ◀de▶ Baal faisaient les mêmes miracles (en apparence), que les prophètes ◀de▶ Jéhovah. Hitler est à mes yeux le type du faux prophète, celui qui annonce aux ◀hommes▶ le règne ◀de▶ l’◀Homme▶ fort, et non la gloire du Dieu vivant. C’est pourquoi notre vraie défense contre lui ne peut être que notre foi.
La contre-épreuve ◀de▶ ce jugement, je la vois dans deux faits frappants : le premier, c’est que la seule résistance sérieuse qu’ait rencontrée l’hitlérisme en Allemagne n’est autre que la résistance des Églises chrétiennes. Le second, c’est que le chef ◀de▶ l’Église confessante (Union des luthériens et calvinistes allemands), le pasteur Martin Niemöller, est actuellement « prisonnier personnel » du Führer pour dix ans. Cas unique, à ma connaissance, et qui revêt une signification extraordinaire dans sa simplicité. Mieux que toutes les diatribes, ce symbole juge le Troisième Reich. C’est un signe ◀de▶ Dieu dans notre histoire confuse.