Une simple question de mots (24 avril 1939)d
On ne fait pas de révolution sans changer le▶ vocabulaire. Car ◀la▶ force principale d’un mouvement politique n’est pas ◀la▶ vérité de sa doctrine, mais ◀l’▶opportunité de sa propagande. ◀La▶ révolution, de nos jours, c’est d’abord une question de mots, une question de slogans, un cas particulier de cette science de ◀l’▶opinion qui s’appelle ◀la▶ Publicité.
C’est pourquoi ◀la▶ conversation devient parfois si difficile entre un pays qui a fait une révolution et ses voisins qui en ont fait d’autres, ou qui n’en ont pas fait depuis longtemps. ◀La▶ fameuse « incompréhension » que ◀l’▶on observe entre ◀les▶ peuples, je ne ◀la▶ crois pas de nature sentimentale d’abord. Dans toutes ces querelles de ménage que se font ◀les▶ nations d’Europe, il s’agit moins d’humeurs que de lexiques incompatibles.
Ainsi du dialogue France-Allemagne. Il fut longtemps l’un des plus malaisés, à cause du pathos jacobin dont ◀les▶ Allemands avaient souffert pendant ◀l’▶Empire. Cette « liberté » qu’apportaient ◀les▶ Français à ◀la▶ pointe de leurs baïonnettes ne correspondait pas à des notions bien claires dans ◀le▶ cerveau d’un paysan prussien. D’où ◀les▶ malentendus que ◀l’▶on sait, et ◀les▶ « explications » un peu brutales qui aboutirent au compromis boiteux de Versailles. ◀Le▶ Reich promettait de comprendre, il proclamait ◀la▶ République, il allait essayer, lui aussi, de pratiquer ◀les▶ droits de l’homme… Et puis ◀l’▶on fut contraint de se rendre à ◀l’▶évidence ; décidément, cela ne prenait pas, cela n’entrait pas dans ◀les▶ coutumes germaniques. Alors parut M. Hitler.
Il a fallu cinq ou six ans pour déchiffrer ◀la▶ clé de son langage. ◀Les▶ récents événements y ont beaucoup aidé. Aujourd’hui je crois pouvoir dire que ◀le▶ système est assez simple, et qu’il consiste à peu près en ceci : reprendre ◀le▶ vocabulaire démocratique, mais changer ◀le▶ signe de chacun de ses termes. Exemples : ◀le▶ droit des peuples à disposer d’eux-mêmes signifie, dans ◀le▶ langage totalitaire ; ◀le▶ droit des peuples ◀les▶ plus forts à disposer de leurs voisins ◀les▶ plus faibles ; consolider ◀la▶ paix signifiera : envahir un pays à dix contre un sans avoir à tirer un obus. ◀La▶ presse italienne, dans son ardeur de néophyte, vend ◀la▶ mèche lorsqu’elle oppose à ◀la▶ violence et au bellicisme de Roosevelt ◀le▶ sens du droit et ◀le▶ pacifisme des dictateurs. Ce n’était donc pas plus malin que cela ? Il suffit de poser à ◀la▶ clé : noir égale blanc, et ainsi de suite. Enfin ◀l’▶on va pouvoir s’entendre !
Toutefois, comme en pareil domaine tout est affaire de nuances, parfois subtiles, il n’est pas superflu d’entrer dans ◀le▶ détail de quelques-unes de ces transpositions. J’examinerai à cet égard trois termes : liberté et justice, qui viennent de notre fonds, et ◀le▶ néologisme espace vital.
On ignore trop souvent que ◀la▶ liberté signifiait pour ◀les▶ vieux Germains ◀le▶ droit de porter une arme et de ◀la▶ garder chez soi. Il est donc assez naturel que ◀le▶ congrès de Nuremberg, qui célébra ◀le▶ réarmement du Reich, se soit intitulé : Journée de ◀la▶ liberté. Précisons : ◀l’▶armement pour ◀les▶ Allemands n’est pas comme pour nous autres démocrates un moyen de protéger des libertés d’ordre civil. Il est en soi ◀la▶ liberté, et nulle autre n’est concevable…
◀La▶ justice est pour nous ◀le▶ respect du droit, et au-delà de ◀la▶ lettre d’un code, une manière objective de jauger ◀les▶ arguments de deux parties adverses. C’est dans ce sens que j’avais essayé d’être « juste » vis-à-vis de ◀l’▶Allemagne dans un petit ouvrage paru ◀l’▶automne dernier. Or, voici ce que m’écrit un hitlérien : « Juste, votre livre ne ◀l’▶est certainement pas. Car ◀la▶ justice jaillit de ◀la▶ plénitude d’une vitalité sûre d’elle-même, et non pas de comparaisons abstraites. C’est en quoi ◀les▶ notions française et allemande de justice s’opposeront pendant plusieurs décades encore. »
Effectivement ◀la▶ définition de ◀la▶ justice allemande que veut bien me donner mon correspondant signifie en français : droit du plus fort, donc injustice. Ici encore, il suffit de changer ◀le▶ signe.
Quant à ◀l’▶espace vital des dictatures, on n’aura pas été sans remarquer que sa qualité ◀la▶ plus frappante est ◀l’▶élasticité illimitée. Plus ◀la▶ vitalité d’un peuple est « sûre d’elle-même », plus ses nécessités dites vitales s’accroissent. Que signifie alors ◀le▶ mot vital ? Non pas ce qu’un vain puriste pourrait croire, non pas ce qui serait indispensable pour préserver ◀les▶ Allemands de ◀la▶ famine, mais au contraire ce qui est indispensable pour satisfaire et augmenter une « vitalité sûre d’elle-même ». ◀L’▶espace vital, c’est celui que réclament non ◀la▶ misère et ◀la▶ famine, mais ◀l’▶orgueil et ◀la▶ boulimie. Ce sont ◀les▶ blés moraves et ◀les▶ pétroles roumains, réserves de guerre. Ce qui est vital, c’est donc tout simplement ce qui permettra de faire ◀la▶ guerre, c’est-à-dire — traduit en allemand — d’affirmer une « vitalité sûre d’elle-même » et de « consolider ◀la▶ paix »…
Bornons-nous à remarquer qu’aux yeux des peuples revendiqués par ◀le▶ Reich dans ces termes, ce qui est espace vital pour un nazi risque malheureusement de s’appeler bientôt champ de bataille, ou espace mortel.