« Le▶ matin vient, et ◀la▶ nuit aussi » (7 juin 1939)e
◀Le▶ désarroi de ◀l’▶époque — nous lisons cela partout, depuis vingt ans. Comme si rien de pire n’était imaginable. Comme si ◀le▶ désordre était sans précédent et sans lendemain prévisible. Et pourtant ◀le▶ désordre dure. Il se confond avec notre vie même, avec ◀la▶ Vie ! Certes, ◀l’▶anarchie des mœurs et des idées s’accroît d’une anxiété de jour en jour plus justifiée, à cause des crises sociales et politiques. Et pourtant nous vivons ! Et notre vie, loin de se replier dans ◀la▶ crainte, s’exalte aux approches du péril et s’en nourrit plus qu’on n’oserait ◀l’▶avouer. Après tout, nous ne sommes pas les premiers à croire que notre époque est ◀l’▶époque même de ◀la▶ Crise. S’il est juste et salutaire de ◀la▶ considérer dans ce qu’elle a d’unique, dans sa réalité qui nous met, en question, n’oublions pas que toute réalité, à toute époque de ◀l’▶histoire des hommes, est, apparue comme une réalité sans précédent, à ceux du moins qui osaient ◀la▶ vivre avec lucidité.
◀L’▶Europe a connu des paniques et des nuits plus terribles que les nôtres, au lendemain des grandes invasions, du ve siècle au viiie de notre ère, avant ◀l’▶an mille, pendant ◀les▶ pestes noires, pendant ◀les▶ guerres de religion qui obscurcissent ◀l’▶image du monde chrétien. Quel pouvait être ◀l’▶avenir pour un Allemand de ◀la▶ guerre de Trente Ans ? Pour ◀les▶ vaincus des guerres de ◀l’▶Empire ? On me dira que ◀la▶ mécanique des guerres modernes, cette technique de ◀la▶ mort à grande distance, ◀les▶ moyens de propagande et de pression morale tels que radio, police et presse, introduisent dans ◀le▶ monde actuel des possibilités plus radicales d’anéantir ◀la▶ guerre humaine. On me dira qu’autrefois ◀les▶ catastrophes étaient au moins localisées. Pendant qu’on massacrait jusqu’au dernier des habitants de Magdebourg, sous Wallenstein, ◀le▶ paysan et ◀l’▶artisan français jouissaient d’une quiétude parfaite. Ainsi ◀la▶ vie paisible fut toujours ◀l’▶avantage d’une certaine inconscience, d’une ignorance dont ◀la▶ presse, de nos jours, nous prive avec acharnement. Du moins voudrait-on rappeler à tous ces fronts disparaissant derrière ◀les▶ titres des journaux du soir que ◀le▶ malheur des temps est une vieille expression… Oui, de tout temps, ◀le▶ sort du monde a été quasiment désespéré. Seulement, maintenant, cela se sait. Voilà ◀la▶ grande et ◀la▶ seule différence. Et voilà notre chance aussi.
◀L’▶homme n’est pas fait pour vivre en état de guerre, au sens moderne de ◀l’▶expression. Mais il n’est pas fait davantage pour vivre en ◀l’▶état d’illusion qu’on nomme généralement ◀la▶ paix : cette ignorance satisfaite du désordre et des injustices établies. ◀La▶ menace de guerre qui pèse sur nous pourrait et devrait être ◀le▶ remède à cette paix-là. Tout dépend de ◀l’▶usage que ◀l’▶on en fait. ◀Le▶ même poison, selon ◀la▶ dose, paralyse, ou tonifie. Dans ◀l’▶atmosphère de catastrophes où nous vivons, une profonde ambiguïté se manifeste. Tout invite à désespérer ? Mais ◀l’▶espoir est toujours « malgré tout », et c’est alors qu’il est vraiment ◀le▶ gage d’une vie qui vaille d’être vécue. ◀Les▶ générations d’avant-guerre eurent sans doute ◀l’▶existence plus facile, mais de quel prix spirituel ont-elles payé ◀l’▶illusion du Progrès ? Je songe à ◀la▶ colombe de Kantf qui croyait voler mieux dans ◀le▶ vide… ◀L’▶homme n’est pas fait pour vivre sans menaces, sans résistances, sans vigilance.
Notre génération trouve, au contraire, dans ◀la▶ connaissance du désordre et des périls inhérents au progrès, ◀la▶ chance d’une grandeur qui, elle aussi, pourrait être sans précédent. Comme toute génération sérieusement avertie, par ◀les▶ faits ou par ◀les▶ prophètes. Isaïe réveillait son peuple par ◀le▶ sublime oracle de Séir : « Sentinelle, que dis-tu de ◀la▶ nuit ? — ◀Le▶ matin vient, et ◀la▶ nuit aussi ! » C’est toujours ◀le▶ même drame que nous vivons, qu’il s’agisse de flèches ou d’obus. Car ce qui compte, en fin de compte, ce n’est pas ◀le▶ sort matériel et ◀le▶ bonheur plus ou moins grand de ◀la▶ cité, mais ◀les▶ raisons de vivre des hommes qui ◀l’▶habitent. Ce n’est pas ◀la▶ somme de leurs soucis et de leurs plaisirs, mais ◀le▶ sens qu’ils découvrent à ◀l’▶existence, à ◀la▶ faveur de ces vicissitudes acceptées.
Acceptons notre chance de vivre une vie plus consciente et réelle. Quoi qu’il advienne, sachons voir en toutes choses ◀la▶ double possibilité qu’elles offrent, ◀le▶ matin et ◀la▶ nuit qui viennent, et qui ne cesseront de venir jusqu’au Jour éternel ! Prenons notre régime de vie tendue ; il suffit de savoir ce qui compte, et que ◀la▶ Joie ne dépend pas de nos misères.
J’y songeais l’autre soir, à Orléans, en entendant ◀la▶ Jeanne d’Arc au bûcher de Paul Claudel et Arthur Honegger, cette bouleversante déclamation chorale, vers ◀la▶ fin : « Il y a ◀l’▶espérance, qui est ◀la▶ plus forte ! Il y a ◀la▶ joie, qui est ◀la▶ plus forte ! Il y a Dieu ! Il y a Dieu qui est ◀le▶ plus fort ! » C’était ◀l’▶invincible évidence, ◀la▶ délivrance, ◀le▶ « malgré tout » dont nous vivrons !