(1939) Nicolas de Flue « ACTE PREMIER. » pp. 11-28

ACTE PREMIER.

Scène i.

(Nicolas seul devant sa ferme, au plan 2.)2

Chœur des enfants.

(Tandis qu’ils sortent de la maison.)
1. Des matines jusqu’au soir
Quelle est ma chanson ?
Du plus beau pays à voir
Telle est ma chanson.
Des lacs, des rocs, des pics sauvages
— Sifflez, dansez, sonnez sonnailles —
Du mont, du val, du ciel, des neiges
Sonnez les merveilles !
2. Sous le ciel du plus beau jour
Quelle est ma chanson ?
Tout au long des lourds labours
Telle est ma chanson.
Par monts, par vaux, par les alpages
— Sifflez, dansez, sonnez sonnailles —
De nos travaux que Dieu protège
Sonnez les merveilles !
(Dorothée apparaît sur le seuil, un bébé dans les bras.)

Nicolas. —  Jean, donne les tâches de la journée.

Jean (très vite). —  Rudi les cochons ! Walther les vaches ; Heini à Stans avec le char. Dorothée et Marguerite aux pommes. Catherine et Véronique à la cuisine. Marche, marche ! À six heures tout le monde ici. Compris ?

(Refrain de la chanson, tandis qu’ils se dispersent et sortent. Les deux plus petites filles ont pris le bébé et rentrent dans la maison.)

Scène ii.

Dorothée. —  Pour la première fois, Nicolas, tu restes à la maison au lieu d’aller aux champs.

Nicolas. —  On pourra bientôt faire sans moi.

Dorothée. —  Tu as bien mérité ton repos.

Nicolas. —  Cinquante ans d’âge, pour un homme, ce n’est pas le temps du repos. Mais je me dis : voici, tu es remplacé, la vie te pousse à l’écart, doucement. Une fois de plus, peut-être, il faudra t’en aller… À quoi vas-tu servir, maintenant ?

Dorothée. —  Comment peux-tu parler ainsi ? Tu as toujours fait tout ton devoir, et le Seigneur nous a bénis. Bon capitaine dans les guerres, bon juge ensuite en nos villages, et te voici avec tes dix enfants, seul maître sur ta terre, et le meilleur mari… Que voudrais-tu encore ?

Nicolas. —  Je ne sais pas. C’est une chose étrange qui m’arrive aujourd’hui. Je revois tout ! Ma vie passée, toutes les choses que j’ai dû quitter ! Quelle est cette force qui toujours m’arrachait à tout ce que j’aimais ? C’est le mystère de ma vie, Dorothée. Et voici mon passé devant moi, comme un livre d’images énorme ! Les grandes pages sont tournées l’une après l’autre, et tout est là, vivant, comme dans les rêves. Quand je regarde Jean, c’est ma jeunesse qui est là… Une autre page, c’est ma vie à l’armée ! Dix ans de guerre, et à la fin, ce soir au camp, après notre dernier combat. J’entends encore notre fanfare dans la nuit, écoute ! Est-ce que tu entends aussi ? (Fanfare en sourdine.) Regarde ! Est-ce que tu vois là-bas !…

(Une petite scène latérale, à gauche du plan 2, s’éclaire comme une apparition. Feu de camp devant lequel on aperçoit quatre officiers et des soldats. Les costumes très clairs des personnages, la lumière du projecteur, l’allure des acteurs, tout doit contribuer à donner l’impression d’un rêve.)

…Regarde comme j’étais !

Scène iii.

(Scène latérale de gauche.)
(La fanfare est devenue plus forte, puis s’arrête brusquement.)

Le chœur. (Sourdement.)

Souviens-toi ! Regarde ! Écoute !

1er officier. —  Capitaine de Flue !

Nicolas3. —  Présent !

1er officier. —  Rapport contre toi ! Tu t’es jeté devant tes hommes pour les empêcher de détruire les dernières forces autrichiennes. Est-ce vrai ?

Nicolas. —  C’est vrai.

1er officier. —  Tu connaissais nos ordres ? Pas de quartier.

Nicolas. —  Des ennemis se sont réfugiés dans le cloître de Sainte-Catherine. J’ai interdit qu’on les massacre dans ce lieu.

1er officier. —  Y a-t-il un témoin ?

2e officier. —  Moi ! J’ai tout vu. L’ennemi était à la merci des Suisses. Déjà l’incendie éclatait dans une aile du couvent. Le capitaine de Flue accourt, voit le danger auquel sont exposés l’édifice sacré et les nonnes. Il s’agenouille alors, fait une courte prière, puis se relève et ordonne à ses hommes d’éteindre l’incendie. La troupe a renâclé, elle tenait sa vengeance, et il l’en prive au plus fort du combat !

Quatre démons (mêlés aux soldats). —  Hou ! Hou ! Hou ! Mort aux Autrichiens ! Vendu ! Trahison !

1er officier. —  Silence ! Qu’as-tu à dire pour ta défense ?

Nicolas. —  Tous les Suisses ont juré, après Sempach, de ne jamais forcer à main armée un lieu consacré par l’Église. À Dieu ne plaise que je trahisse jamais le Pacte.

1er officier. —  Et si tes supérieurs te l’ordonnent ?

Nicolas. —  Je préférerai ma mort. Car si les Suisses ne gardent pas le droit juré, dans la guerre comme dans la paix, la Confédération sera perdue. Notre salut est dans le Pacte que nous avons conclu au nom de Dieu.

3e officier. —  Tu es fou, Nicolas, avec ton Pacte ! À la guerre comme à la guerre !

4e officier. —  Si tu veux la justice, ne te mêle plus de la guerre. Attends la saison des moissons !

1er officier. —  Pour cette fois, nous étoufferons l’affaire. Mais voici mon avis personnel. Avec un homme de guerre de ta sorte, on ferait peut-être un respectable juge de paix ! Je te laisse choisir.

Démons et soldats. —  Hou ! Hou ! Aux cuisines ! À la ferme !

Nicolas. —  J’ai choisi ! Je quitte l’armée. Je quitte votre guerre injuste, et je ne reprendrai jamais les armes — que s’il faut défendre ma terre !

(Il s’en va lentement vers la coulisse de gauche.)

Les soldats. —  Il a raison ! C’est lui qui a raison ! Vive Nicolas ! C’est le meilleur qui s’en va !

(Nuit sur la scène de gauche.)

Choral i.

Il s’en va, hélas, il s’en va,
Le meilleur d’entre nous s’en va !
Qui maintiendra dans la guerre le droit ?
Qui gardera notre alliance jurée ?
Ô combattant loin des armées
N’oublie pas ton peuple ingrat !
Nicolas dans ton exil
Souviens-toi de nos périls !

Le chœur. (Sourdement.)

Souviens-toi ! Regarde ! Écoute !

Scène iv.

(La scène latérale de droite s’éclaire. On voit cinq juges assis. Nicolas, qui a revêtu la robe, siège au milieu. L’accusé et le plaignant se tiennent debout devant eux. L’accusé est gros et richement vêtu, le plaignant maigre et loqueteux. À gauche et à droite, spectateurs.)

1er juge. —  Ainsi selon le droit et la coutume de nos ancêtres, nous avons entendu devant tous et chacun les deux parties. Le plaignant que voici dit avoir emprunté 200 gulden à l’accusé. Il dit avoir donné pour gage son jardin. Maintenant le plaignant veut acquitter sa dette, mais l’accusé, que voilà, refuse de rendre le jardin, disant qu’il s’agissait non pas d’un prêt mais d’un achat.

Le plaignant. —  Il m’a volé ! Mon jardin vaut au moins 300 gulden. Voilà pourquoi il veut le garder !

L’accusé. —  Eh bien ! tant pis pour toi, si tu l’as mal vendu. Enlevez, c’est payé ! J’ai le droit de le garder.

Le juge. —  Qui parlera pour le plaignant ? Qu’il s’annonce ! (Court silence.) Personne ! Qui parlera pour l’accusé ? Qu’il s’annonce ! (Silence, puis plusieurs mains se lèvent.) La parole est au Landamman !

Le Landamman. —  Cet homme est un bon citoyen. J’en témoigne ! Il a rendu de grands services à sa commune et au canton.

Un assistant. —  C’est grâce à son argent que tu t’es fait nommer !

Le juge. —  La parole est à notre pasteur.

Le curé. —  Je témoigne que l’accusé est une âme généreuse et charitable, bien digne de la pieuse et puissante famille qui lui a donné le jour ! Je le recommande à votre bienveillance, car c’est l’un de mes plus chers fils.

Un autre assistant. —  Dis donc, l’abbé, des fois, c’est pas lui qui remplit ta cave, et gratis !

Un 3e assistant. —  C’est un scandale ! Ils sont tous payés ! Je vais témoigner pour le plaignant, écoutez-moi !

Le juge. —  C’est trop tard. Tu n’as pas la parole ! (Aux juges.) Vous avez entendu la cause. Que ceux qui jugent en faveur du plaignant lèvent la main ! (Nicolas seul lève la main.) Que ceux qui jugent en faveur de l’accusé lèvent la main !

(Derrière les quatre autres juges surgissent quatre démons qui leur prennent la main droite et l’élèvent.)

Le 1er juge. —  Plaignant, tu es débouté. Accusé, nous t’acquittons. La séance est levée.

(Les démons gesticulent joyeusement.)

Le plaignant. —  Lâches ! Voleurs ! Il n’y a plus de justice pour les pauvres en Suisse !

(Il sort en criant, entraîné par les gardes. Remue-ménage parmi les assistants.)

Nicolas. —  Concitoyens ! Écoutez-moi ! Pour la première fois parmi nous, c’est l’injustice qui triomphe ! La voix du pauvre est étouffée ! Car ce sont des démons, et non des hommes, qui ont rendu cette sentence inique ! Je les ai vus ! Et j’ai senti la flamme qui sortait de leurs bouches puantes !

Les assistants. —  Il est fou ! Il a raison ! Oui ! Non !

Le curé. —  Tu prends toujours le parti du pauvre ! Ce n’est pas juste non plus !

1er juge. —  Tu veux donc ruiner l’ordre public !

2e juge. —  L’autorité a toujours raison !

1er juge. —  Va donc appliquer tes beaux principes dans ta famille ! Tes fils eux-mêmes se moqueront de toi !

Nicolas. —  Oui ! Je fuirai bien loin, dans le désert, car je vois dans notre cité la violence et l’iniquité ! Je déclare déposer ma charge !

(Il ôte sa robe et s’en va par la droite.)
(Nuit sur la scène de droite.)

Choral i.

Il s’en va, hélas, il s’en va,
Le meilleur d’entre nous s’en va !
Qui maintiendra dans la cité le droit ?
Qui gardera notre alliance jurée ?
Ô justicier ta voix se tait !
N’oublie pas ton peuple ingrat !
Nicolas dans ton exil
Souviens-toi de nos périls !

Le chœur. (Sourdement.)

Souviens-toi ! Regarde ! Écoute !

Scène v.

(Plan 2.)

Dorothée. —  Et maintenant, te voici dans la paix, cher époux. Nous nous aimons et nos enfants grandissent dans le bonheur que Dieu nous donne. Qu’aurions-nous donc à désirer de plus ?

Nicolas. —  Votre avenir est assuré…

Dorothée. —  Nicolas, pourquoi es-tu triste ? Chasse donc ces mauvais souvenirs !

Nicolas. —  Ce ne sont pas mes souvenirs qui me troublent, Dorothée. Mais tu sais bien ce que je cherche jour et nuit.

Dorothée. —  Oh ! Tes visions encore ? Depuis longtemps tu n’avais plus parlé de toutes ces choses qui m’effrayent. Ô Nicolas, pourquoi me cacher ta tristesse ?

Nicolas. —  Aujourd’hui, je dois t’en parler.

Dorothée. —  Parle.

Nicolas. —  Ma vie semble heureuse et bénie. Mais au-dessus de moi plane une lourde menace, comme un aigle invisible au-dessus du troupeau. Et voici que les cercles se resserrent ! Ô Dorothée, c’est une étrange tentation ! Je ne sais pas ce que Dieu veut de moi. J’ai prié et jeûné longtemps. Rien n’y fait. Je suis dans la nuit. Et de nouveau des voix m’appellent…

Chœur céleste.

Solitaire, solitaire !
Ô toujours plus solitaire !
Ni l’armée ni la cité
Ni ta paix ne t’ont comblé.
Solitude, solitude,
Solitude bien-aimée,
Ô seule béatitude,
Au désert je t’ai trouvée.

Nicolas. —  Dorothée, je sais que tu m’aimes. Alors, je te demande aujourd’hui la plus grande preuve d’amour que femme puisse donner. C’est presque surhumain, je sais…

Dorothée. —  Parle, mon Nicolas.

Nicolas (avec difficulté).  —  Je crois que Dieu veut que je quitte maintenant… cette maison — et nos enfants, — et toi… Pour aller vivre seul… comme un ermite… avec Dieu seul…

Dorothée (faiblement). —  Mon Dieu !

Nicolas. —  Longtemps, chère femme, j’ai lutté contre moi-même et contre Dieu. Je redoutais cette heure où il faut te parler ! Elle m’angoissait plus que ma mort… Et maintenant, voici que tu sais tout. Maintenant, tout dépend de toi seule. Je partirai si tu l’acceptes.

Chœur céleste.

Dorothée, Dorothée,
Ô femme prédestinée,
Par toi seule sacrifiée
Mille et mille seront sauvées.
Dure peine, voix cruelle,
De toi seule vient la paix.
Ô récompense éternelle
De ton bonheur immolé.

Dorothée. —  Mon Dieu ! Mon Dieu ! Oh ! je ne suis qu’une pauvre femme ! Comment pourrais-je te comprendre, Nicolas ! — Nicolas, ne m’abandonne pas !

(Elle se jette dans ses bras.)

Scène vi.

(On entend dans la coulisse le chant des enfants qui s’approchent, puis ils entrent en cortège par la gauche, portant des paniers pleins, deux par deux, et chantent jusqu’à ce qu’ils soient devant la maison. Dorothée est rentrée.)

Jean. —  Ils ont bien travaillé, les gars ! Nous avons encore ramassé des fraises dans la forêt, en rentrant. Ce sera pour le souper.

Marguerite. —  Nous, on a fini de cueillir les pommes !

Tous ensemble. —  Et moi j’ai gardé les vaches ! Et moi j’ai gardé les cochons ! Et moi j’ai été à Stans ! Et nous on a fait le ménage !

Nicolas. —  C’est bien, mes enfants. Si vous continuez, vous pourrez bientôt vous passer de votre père.

Jean. —  Alors moi je serai le patron !

Nicolas. —  Oui, tu seras le patron ! Et toi, Rudi, que veux-tu faire plus tard ?

Rudi. —  Je serai soldat, comme toi, papa.

Nicolas. —  Et Walther ?

Walther. —  Moi ? Je veux devenir Landamman !

Nicolas. —  Et toi, Heini ?

Heini. —  Charron !

Nicolas. —  Et les petites filles ?

Toutes. —  Moi je serai maman !

Dorothée. —  Et il y a encore le tout petit, Clausi, qui ne peut rien dire… C’est aujourd’hui qu’il m’a fait son premier sourire.

Nicolas. —  Allons, maintenant, au lit tout le monde ! Venez embrasser papa !

(Tous embrassent leur père, l’un après l’autre.)

Véronique. —  Est-ce que tu vas partir, papa ? On dirait que tu nous dis adieu !

Nicolas. —  Mes bons petits !… Bonsoir !

Tous. —  Bonsoir !

Nicolas. —  Adieu !

(Ils courent tous dans la maison. Dorothée les suit. On les entend chanter.)

Scène vii.

(La nuit vient. Nicolas est resté seul un instant devant la maison. Des lumières s’allument aux fenêtres. Il s’approche du bord du plan 2.)

Nicolas. —  Qu’ai-je dit ? Adieu !… Je leur ai dit adieu sans le vouloir ! Que m’arrive-t-il ? Trois fois, des voix m’ont appelé ! Mais tu le vois, mon Dieu : tout mon amour, tous mes devoirs sont là, dans la maison de mes ancêtres ! Où me veux-tu ? Où dois-je aller, s’il faut partir ? Ô si un signe, au moins, m’était donné ! Mon Dieu, secours-moi, parle-moi, ne permets pas que je me perde en ces ténèbres qui m’entourent !

Voix (du plan 3). —  Nicolas ! Nicolas !

(Nicolas se dirige lentement vers la gauche du plan 2, puis s’arrête et s’agenouille. La porte de la maison s’entr’ouvre et, dans la faible lumière qui en sort, on voit paraître Dorothée. Elle reste sur le seuil, regarde Nicolas.)

Le chœur.

Ô Dieu, ton serviteur élève la voix dans les ténèbres. Écoute-le !
Détourne le Malin qui rôde ! Ô Dieu…
(Pendant la prière qui suit, — « Gebetlein » — le chœur continue de chanter à bouche fermée.)

Nicolas. —  Mon Seigneur et mon Dieu, ôte de moi tout ce qui m’éloigne de toi !

Mon Seigneur et mon Dieu, donne-moi tout ce qui me rapproche de toi !

Mon Seigneur et mon Dieu, arrache-moi à moi-même, et donne-moi tout entier à toi seul !

Amen.

Voix (du plan 3). —  Nicolas ! Nicolas !

(Dorothée s’avance de quelques pas vers Nicolas. Nicolas lève la tête vers les voix. Dans un cercle de lumière apparaissent, au plan 3, trois vieillards vêtus de blanc.)

Un des vieillards. —  Nicolas, veux-tu te placer corps et âme en notre pouvoir ?

Nicolas. —  Je ne puis me donner à personne qu’à mon puissant Seigneur Jésus. Depuis longtemps, j’ai désiré le servir seul, de tout mon corps et de toute mon âme !

Un des vieillards. —  Puisque tu t’es donné tout entier à ton Dieu, je te promets que dans vingt ans tu seras délivré des peines de ce monde. Reste donc ferme en ta résolution. Tu porteras au ciel une bannière de la milice victorieuse, si tu portes ici-bas, dans la patience, la lourde croix que nous laissons sur tes épaules.

(Les vieillards disparaissent. Nicolas reste agenouillé un moment, tandis que Dorothée s’est furtivement retirée vers la maison.)

Scène viii.

(Nicolas se relève, fait quelques pas vers la maison.)

Nicolas (sourdement, comme un gémissement). —  Dorothée. Au secours !

(La porte s’ouvre toute grande. Dorothée s’élance vers Nicolas.)

Nicolas. —  Oh ! Tu veillais ?

Dorothée. —  Oui, le petit avait besoin de moi… Nicolas… pardonne-moi… j’ai vu…

Nicolas. —  Aide-moi, car mon heure approche.

Dorothée. —  Quelle est cette croix qu’ils t’ont laissée ?

Nicolas. —  Il te faut la porter avec moi.

Dorothée. —  Ainsi, tu as pris ta décision ?

Nicolas. —  Je dois partir, et vous quitter. Dès cette nuit.

Dorothée. —  Où iras-tu ?

Nicolas. —  Où Dieu voudra.

Dorothée. —  Ô Claus ! Ta famille, tes enfants !

Nicolas. —  Quiconque aura quitté à cause de Dieu sa maison, ou sa femme, ou ses enfants, il recevra bien davantage dans ce siècle, et plus tard la vie éternelle.

Dorothée. —  Mais tu es mon mari, Nicolas ! Ce que Dieu lui-même a uni, l’homme ne peut pas le séparer !

Nicolas. —  Ce que Dieu a uni, Dieu peut le séparer. Un jour, plus tard, nous comprendrons.

(Ils disparaissent dans la maison.)

Récitatif.

(Le chœur chante à bouche fermée.)

Dure est la peine, affreux le sacrifice, noire la nuit, et la voie solitaire. Mais Dieu pourvoit au soin de ceux qui l’aiment.

Ô femme ! entends la voix des temps futurs ! Un peuple entier sera sauvé, par toi, de la guerre qui tue les pères et qui dévaste les foyers.

Par toi, par ton seul sacrifice, mille et mille garderont ce bonheur que Dieu t’arrache !

Voici, tu cèdes à la grâce sévère. Alleluia ! Dieu pourvoira !

Scène ix.

(Nicolas et Dorothée reparaissent. Nicolas a revêtu la robe grise du pèlerin, il tient un bâton. Ils s’embrassent.)

Nicolas. —  Dieu t’a fait cette grâce, ô femme, tu l’acceptes !

Dorothée. —  Je ne suis rien. Je t’aime. Oh ! que je ne sois plus un obstacle sur ton chemin… Prends ceci pour la route, cher époux.

(Elle lui tend un baluchon. Une lueur blanchit derrière le plan 3.)

Nicolas. —  Adieu.

(Il l’embrasse et s’en va par la droite.)

Dorothée (tombant à genoux sur le seuil). —  Le Seigneur me l’avait donné. Le Seigneur le reprend. Que le nom du Seigneur soit béni !

(Nuit totale sur le plan 2. Seul un projecteur suit Nicolas.)

Choral i.

Il s’en va, hélas, il s’en va.
Le meilleur d’entre nous s’en va !
Qui maintiendra dans ta maison le droit ?
Qui portera le poids du sacrifice ?
Père, père, où sont tes fils ?
Solitaire, où vont tes pas ?
Nicolas dans ton exil
Souviens-toi de nos périls !

Scène x.

(La montée au Ranft.)
(Batterie et quelques instruments en sourdine durant toute ta scène.)
(Première station. Au bas de la rampe qui va du plan 2 vers le plan 3. Nicolas apparaît dans un cercle de lumière, appuyé sur son bâton.)

Le chœur (Récitatif.)

Solitaire, où vont tes pas ? Tu nous fuis, tu nous abandonnes !

Nicolas. —  Voici, je fuirai bien loin, j’irai séjourner au désert. Car j’ai vu dans mon peuple la violence et le mépris des lois divines.

(La lumière qui environne Nicolas faiblit. Il reprend sa marche. Deuxième station. Lumière plus vive.)

Le chœur.

Solitaire, où vont tes pas ? Au désert, ton orgueil s’égare !

Nicolas. —  Mon cœur tremble au-dedans de moi, et les terreurs de la mort m’environnent ! Ô mon Seigneur, as-tu trompé ton serviteur ?

(La lumière faiblit autour de Nicolas qui gravit la rampe. Dans une subite lueur rouge, les démons se dressent devant lui, barrant sa route.)

Le chœur.

Solitaire, où vont tes pas ? Le démon s’offre à les guider.

Les démons. —  Ha ! Ha ! Ha ! Le voilà, celui-là ! Honte à toi ! lâche, infidèle ! Ta couche est vide, et tes enfants t’appellent ! Ha ! Ha ! ton orgueil t’entraîne ! Ha ! Ha ! Ha ! Tu viens à nous !

(Ils dansent.)

Nicolas. —  Chiens de Satan ! Je vous connais ! Vous pouvez aboyer mais non pas mordre ! Au nom du Christ, disparaissez !…

(Il s’avance, les démons passent à côté de lui et disparaissent plus bas, dans l’ombre, en criant. La lumière faiblit de nouveau jusqu’à la quatrième station.)

Nicolas. —  Mes ennemis ont reculé quand j’ai crié ! Je sais que Dieu me défendra ! Car il a délivré mon âme de la mort. Il garantit mon pied de toute chute !

Chœur céleste. (Au plan 3, invisible.)  —  Nicolas ! Nicolas ! Nicolas !
(La lumière faiblit autour de Nicolas et grandit autour du plan 3, qu’il atteint lentement tout en parlant.)

Nicolas. —  Est-ce vous maintenant, beaux anges, qui campez autour du sommet ?…

(Il atteint le sommet et il étend les bras, en silhouette sur la lumière.)

… Accueillez-moi dans votre joie ! Anges cachés dans la lumière, que j’entende vos voix pures ! Louons ensemble l’Éternel ! Louons-le dans ces lieux élevés ! Louons-le par-dessus les glaciers !

Chœur céleste.

Louons l’Éternel des armées célestes
Sur les sommets de l’aurore
Réveillez-vous dans l’ombre des vallées
Répondez à nos chants !
(Le plan 2 s’éclaire. Dorothée et les enfants sont sortis devant la maison.)

Chœur des enfants.

Avec tous les chœurs du ciel
Dans la claire matinée
Nous invoquons l’Éternel
Qu’il bénisse nos vallées !
Ils ne sont pas orphelins
Les enfants du solitaire
Si tu les tiens dans ta main Éternel, ô Père !

Le chœur céleste et le chœur des enfants.

Louons l’Éternel des armées célestes
Sur les sommets de l’aurore
Réveillez-vous dans l’ombre des vallées
Échos profonds de nos chants.

Le chœur.

(Récitatif et voix d’hommes.)

Ô peuple des bergers, entonne la louange du sacrifice amer qui sauvera ta paix !

Sur ta patrie veille à présent le solitaire. Pour tous il a quitté les siens. Par la souffrance d’un et d’un, mille et mille vont crier :

Louez l’Éternel !

Tutti.

Louez l’Éternel du haut des cieux
et du fond des abîmes
Louez l’Éternel vous tous ses anges
et vous tous ses enfants !
Chante, ô peuple des bergers !
Louez Dieu sur la face des glaciers
Louez Dieu dans les gorges noires
Louez Dieu dans le cirque des rochers
Louez Dieu dans le bruit des torrents !
Terre et cieux, peuple, d’un seul cœur
Louez l’Éternel des armées !
Amen ! Amen !
Interlude.
(Nuit. Quelques mesures d’orchestre, puis reprise du Choral i. Silence.)