La▶ bataille ◀de▶ ◀la▶ culture (janvier-février 1940)c d
◀Le▶ fait même que nous éprouvions tous un doute sur ◀l’▶opportunité ◀d’▶une conférence en temps ◀de▶ guerre, ce fait est significatif. Il prouve que nous tenons ◀la▶ culture pour quelque chose ◀d’▶un peu moins sérieux que ◀l’▶action, ou que ◀la▶ guerre, par exemple, ou simplement que ◀la▶ défense nationale. Or je vois là ◀le▶ signe très certain ◀d’▶une crise, — et ◀d’▶une crise qui met en question ◀les▶ fondements mêmes ◀de▶ ◀la▶ culture en Occident.
Je voudrais vous montrer ce soir que cette crise n’est pas théorique ; qu’elle a des conséquences pratiques ; qu’elle est l’une des origines ◀de▶ ◀la▶ présente guerre ; et que cette guerre n’est, en fin de compte, malgré tous ses prétextes matériels, qu’un épisode tragique ◀d’▶une bataille bien plus vaste, ◀la▶ millénaire bataille ◀de▶ ◀la▶ culture.
◀L’▶adversaire est en nous
Mais d’abord, essayons ◀d’▶écarter un malentendu menaçant. ◀La▶ bataille dont je vais vous parler n’est pas une bataille politique. ◀Les▶ adversaires ne sont nullement ◀les▶ actuels belligérants, et il n’est pas question, ici, ◀de▶ confondre l’un des partis avec ◀la▶ cause ◀de▶ ◀la▶ culture, l’autre étant ◀le▶ parti ◀de▶ ◀l’▶anti-culture. Ce genre ◀d’▶opposition est très tentant, je ◀l’▶avoue, et aujourd’hui plus que jamais. C’est malgré tout un procédé ◀de▶ propagande ◀de▶ guerre. Un fameux général autrichien disait un jour : Tout ce qui n’est pas aussi simple qu’une gifle ne vaut rien pour ◀la▶ guerre. Grâce à Dieu, nous sommes encore neutres, et nous avons encore ◀le▶ droit ◀de▶ ne pas nous livrer à ce genre ◀de▶ simplifications brutales. Notre premier devoir est, aujourd’hui, ◀de▶ défendre ◀l’▶intelligence contre un certain primitivisme qui se réveille toujours en temps ◀de▶ guerre. ◀Les▶ primitifs ont ◀l’▶habitude ◀de▶ personnifier ◀les▶ forces mauvaises qui ◀les▶ menacent. S’ils sont malades, ils pensent que c’est ◀la▶ faute ◀d’▶un objet maléfique, ou ◀d’▶un sorcier, ou ◀d’▶un esprit qui rôde autour de leur maison. Toujours, ◀la▶ cause du mal, c’est-à-dire ◀l’▶adversaire, est devant eux, à ◀l’▶extérieur. Or, notre civilisation, sous ◀l’▶influence du christianisme, s’est efforcée ◀de▶ nous faire comprendre que ◀la▶ vraie cause ◀de▶ nos malheurs est presque toujours en nous-mêmes. Il faut reconnaître, hélas, que cette éducation n’a pas merveilleusement réussi. Nous persistons tous, plus ou moins, dans ◀la▶ manie des primitifs : nous rendons responsables ◀de▶ nos maux — ◀les▶ autres, uniquement ◀les▶ autres, ceux ◀d’▶un autre parti, ceux ◀d’▶une autre nation… Nous faisons tous comme ◀les▶ petits enfants qui battent ◀la▶ table à laquelle ils se sont heurtés. Il est facile et rassurant ◀de▶ noircir ◀le▶ voisin pour mieux se blanchir soi-même. Mais en réalité, nos adversaires ne diffèrent pas essentiellement ◀de▶ nous. Tout homme porte en soi ◀les▶ microbes ◀de▶ toutes ◀les▶ maladies imaginables. Et cet ennemi qui nous menace, il ne serait nullement suffisant ◀de▶ ◀l’▶anéantir pour nous en délivrer. Car ◀la▶ tendance qu’il personnifie à nos yeux, elle existe en nous aussi, et elle pourrait fort bien s’y développer un jour. Pour ◀la▶ combattre sérieusement, pour nous défendre, c’est en nous qu’il s’agit ◀de▶ ◀l’▶attaquer, et avant tout, ◀de▶ ◀la▶ reconnaître.
Disharmonies et impuissance ◀de▶ ◀l’▶esprit
Songeant à notre civilisation moderne, je suis de plus en plus frappé par ces deux traits : d’une part, une étonnante disharmonie entre ◀les▶ divers ordres ◀de▶ nos activités, — d’autre part, une angoissante impuissance ◀de▶ ◀l’▶esprit devant ce monde.
Tel grand chimiste scandinave invente, dans son laboratoire, un corps nouveau, un puissant explosif, grâce auquel ◀l’▶industrie pourra faire un grand pas. Il fonde d’autre part, avec ◀l’▶argent gagné, un prix considérable, destiné à récompenser ceux qui travaillèrent pour ◀la▶ paix. Mais ◀l’▶état ◀de▶ notre culture est tel que ◀l’▶invention sera utilisée pour détruire cette paix, précisément, que ◀le▶ prix devait couronner. Et ◀le▶ chimiste pacifique verra retomber sur sa tête, sous ◀la▶ forme ◀d’▶une bombe ◀de▶ 1000 kg son invention humanitaire. Par quelle fatalité mauvaise tous ◀les▶ progrès ◀de▶ notre science contribuent-ils à ravager ◀la▶ civilisation qui ◀les▶ produit ? Vous vous êtes tous posé cette question-là. Mais il ne suffit pas ◀de▶ se ◀la▶ poser et ensuite ◀de▶ se lamenter. Il faut voir ce que signifie une si cruelle disharmonie, quelles sont ses causes, et s’il existe des remèdes. Car il ne serait pas suffisant ◀de▶ n’accuser que ◀la▶ méchanceté des hommes : c’est ◀l’▶esprit même ◀de▶ ◀la▶ culture moderne, et son défaut ◀de▶ sagesse générale qui se trouve ici mis à nu.
Un autre fait, dans ce même ordre. ◀Le▶ but des inventions techniques est double : il est d’une part ◀d’▶économiser du travail ◀d’▶hommes par ◀les▶ machines, et donc ◀de▶ créer du loisir ; d’autre part, ◀d’▶élever ◀le▶ niveau général du confort. Or chacun sait que ◀les▶ résultats pratiques du machinisme ne sont pas ◀d’▶augmenter ◀les▶ loisirs, mais bien ◀d’▶augmenter ◀le▶ chômage, et qu’au lieu d’élever ◀le▶ niveau général, ◀l’▶industrie a créé ◀d’▶immenses masses misérables, déracinées et démoralisées.
Enfin je vous citerai un cas individuel assez typique. Un grand banquier ◀de▶ Paris, membre ◀d’▶un comité ◀de▶ bienfaisance, fut interrogé un jour, devant moi, par un ◀de▶ ses collègues. Était-il vrai, lui demandait-on, que sa banque finançât ◀la▶ guerre des Japonais contre Shanghai ? Il répondit que c’était vrai. — Mais alors, n’êtes-vous pas torturé par ◀la▶ pensée que votre argent contribue à prolonger un massacre ? — Nullement, répondit-il. Car tout ce que j’ai à voir, ce sont deux colonnes ◀de▶ chiffres, dont ◀la▶ balance est favorable à ma maison. — ◀L’▶exemple peut paraître caricatural. Toutefois, je ◀le▶ certifie exact. De plus, il illustre à merveille ◀le▶ vice fondamental ◀de▶ notre société et aussi ◀de▶ notre culture : c’est une absence totale ◀de▶ vue ◀d’▶ensemble. Ce qui nous manque absolument, c’est un grand principe ◀d’▶unité entre notre pensée et nos actions. Cette absence ◀d’▶un principe ◀d’▶unité est si totale qu’on ne ◀la▶ ressent même plus comme un scandale. Elle est devenue toute naturelle. ◀Le▶ banquier dont je viens de vous parler aurait eu beaucoup de peine à concevoir qu’il y avait disharmonie, contradiction, entre son comité ◀de▶ bienfaisance, ◀les▶ intérêts ◀de▶ sa banque, et ◀le▶ massacre des Chinois. Chacune ◀de▶ ces activités lui paraissait, en somme, justifiable en elle-même, pour des raisons dont il ne remarquait pas qu’elles étaient sans commune mesure. Au moraliste qui s’indignait, il aurait simplement répondu que ◀les▶ affaires sont ◀les▶ affaires. On ne peut pas additionner des chiffres et des sentiments. Il ne faut pas tout mélanger…
Et en effet, nous mélangeons ◀de▶ moins en moins notre pensée à notre action. ◀L’▶impuissance ◀de▶ ◀la▶ pensée sur ◀la▶ conduite générale des affaires, tel est ◀le▶ dogme fondamental ◀de▶ ◀la▶ mentalité moderne. C’est plus qu’un dogme, c’est une croyance spontanée et universelle. Et ses effets sont si nombreux, si quotidiens, qu’on finit par ne plus ◀les▶ voir. Il est admis, dans notre société, que ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀la▶ pensée n’ont rien à dire ◀d’▶utile aux hommes ◀de▶ ◀l’▶action, aux capitaines ◀de▶ ◀l’▶industrie ou ◀de▶ ◀la▶ guerre. ◀Le▶ divorce a été prononcé entre ◀la▶ culture et ◀l’▶action, entre ◀le▶ cerveau et ◀la▶ main.
◀Les▶ résultats ◀de▶ ce divorce sont infinis. Mais ◀le▶ plus décisif, sans doute, est celui-ci : ◀la▶ culture apparaît aujourd’hui comme une activité ◀de▶ luxe, et ◀l’▶action seule est tenue pour sérieuse. En voici ◀la▶ preuve. Quand ◀la▶ situation devient grave, comme en cas ◀de▶ guerre par exemple, tout le monde trouve parfaitement naturel que ◀la▶ pensée abdique sa liberté et se soumette aux besoins ◀de▶ ◀l’▶action, du haut en bas ◀de▶ ◀l’▶échelle ◀de▶ nos occupations. Tout le monde trouve parfaitement naturel ◀de▶ cesser ◀d’▶acheter des livres : c’est la première économie que ◀l’▶on fera. De même qu’en temps ◀de▶ restrictions alimentaires on trouve tout naturel ◀de▶ se priver d’abord ◀de▶ dessert. Oui, ◀la▶ culture est devenue pour nous quelque chose comme une friandise. Elle n’est plus un pain quotidien. Quand on dit ◀de▶ quelqu’un : c’est un intellectuel ! cela signifie : c’est un monsieur très compliqué qui ne vaut rien pour conduire ◀la▶ cité, pour gagner ◀de▶ ◀l’▶argent, pour faire des choses sérieuses…
Et cependant, une société où ◀les▶ valeurs ◀de▶ ◀la▶ pensée n’ont plus aucun rapport avec ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶action, une société qui manque à ce point ◀d’▶harmonie, et où ce manque n’est même plus ressenti comme un scandale, je ◀la▶ vois condamnée à glisser, comme ◀la▶ nôtre, dans un désordre dont ◀la▶ guerre sera toujours ◀le▶ seul aboutissement.
◀L’▶esprit ◀de▶ Ponce Pilate
Mais alors, qui est responsable ◀de▶ ce divorce entre ◀la▶ main et ◀le▶ cerveau ? Nous voyons bien où il nous a menés. Essayons ◀de▶ voir ◀d’▶où il vient.
◀Le▶ phénomène ◀le▶ plus remarquable des débuts du xixe siècle a été, en effet, et dans tous ◀les▶ domaines, ◀l’▶agrandissement très brusque des possibilités humaines. ◀L’▶invention des machines a brusquement accru nos possibilités ◀d’▶action sur ◀la▶ matière. ◀L’▶industrie et ◀le▶ commerce ont provoqué ◀la▶ brusque création ◀de▶ villes énormes, dix ou cent fois plus grandes que celles qu’on connaissait auparavant. Ainsi Berlin passe, en un demi-siècle, ◀de▶ 25 000 habitants à 4 millions. Dans ces villes, se sont entassées des masses humaines informes et démesurées, là où ◀l’▶on ne connaissait auparavant que des groupements organisés autour de petites entreprises. ◀Les▶ richesses, elles aussi, se sont tant agrandies qu’elles ont échappé aux regards : elles sont devenues chiffres abstraits, puissances lointaines, dont ◀les▶ économistes se sont mis à étudier ◀les▶ mœurs étranges, qui paraissaient aussi mystérieuses que celles des monstres antédiluviens. ◀La▶ population ◀de▶ ◀l’▶Europe a plus que doublé en cent ans, ses richesses ont été décuplées, sa production industrielle centuplée, et enfin tous ces éléments réunis ont provoqué ◀la▶ création ◀d’▶armées considérables, agrandissant ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ guerre, brusquement, aux proportions ◀de▶ ◀la▶ nation entière.
Voici donc, dans tous ◀les▶ domaines, que nos pouvoirs ◀d’▶agir matériellement grandissent, par une mutation brusque, dans ◀la▶ proportion ◀de▶ 1 à 100.
Que va faire ◀la▶ pensée, en présence de cet essor fulgurant ◀de▶ ◀l’▶action ? Et que va faire ◀la▶ culture ? Il semble que ◀la▶ société devienne trop gigantesque pour être dominée ◀d’▶un seul regard. Une seule intelligence ne peut plus en comprendre et en maîtriser ◀les▶ rouages. On ne sait pas du tout ce que vont produire ces capitaux énormes qu’on accumule à tout hasard. On ne sait pas du tout comment vont réagir ces masses humaines déracinées par ◀l’▶industrie, et qui déjà menacent et souffrent. Tout cela échappe aux vues ◀de▶ ◀l’▶esprit rationaliste. ◀Le▶ panorama ◀de▶ ◀la▶ société devient confus. Plus rien n’est à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme individuel.
Quand nous regardons en arrière, nous nous disons : ◀les▶ intellectuels auraient dû faire à ce moment-là un formidable effort ◀de▶ mise en ordre : ils auraient dû être saisis tout à la fois ◀d’▶angoisse et ◀d’▶enthousiasme devant ce monde démesuré, porteur ◀de▶ tels pouvoirs ◀de▶ vie et ◀de▶ mort.
Songez donc : si tous ces pouvoirs avaient été coordonnés, orientés par une vue générale, par une notion générale ◀de▶ ◀l’▶homme et des buts ◀de▶ sa destinée, ils pouvaient créer une belle vie ! Mais si ces mêmes pouvoirs étaient abandonnés à ◀l’▶anarchie, s’ils se développaient chacun ◀de▶ son côté sans tenir compte ◀d’▶aucune harmonie ni ◀d’▶aucune mesure humaine, ils ne pouvaient créer qu’une vie fausse, une vie mauvaise, antihumaine. C’eût été ◀le▶ rôle des hommes ◀de▶ ◀la▶ pensée que ◀d’▶avertir ◀les▶ hommes ◀d’▶action. Ils avaient là une chance et un devoir vital. Or, ils ont perdu cette chance. Ils n’ont pas vu ◀le▶ danger, ils ont eu peur ◀de▶ ◀le▶ prévoir. Et c’est ici que nous allons découvrir ◀le▶ grand ennemi ◀de▶ ◀la▶ culture ; c’est chez ◀les▶ philosophes et ◀les▶ penseurs qu’il s’est d’abord manifesté. Et je ◀le▶ nommerai : ◀l’▶esprit ◀de▶ démission, ◀de▶ non-intervention, ou ◀la▶ démission ◀de▶ ◀l’▶esprit. C’est ◀l’▶esprit même ◀d’▶un Ponce Pilate, ◀le▶ sceptique qui se lave ◀les▶ mains et laisse ◀les▶ choses suivre leur cours fatal. En présence des machines, des capitaux, des armées et des villes, et des États énormes qui s’édifiaient, en présence des énormes questions que posaient ces énormes pouvoirs, ◀les▶ penseurs et ◀les▶ philosophes du dernier siècle, dans leur ensemble, n’ont répondu que par ◀la▶ fuite, et par ce qu’ils appelaient ◀le▶ désintéressement ◀de▶ ◀la▶ pensée. Ils ont renoncé à leur mission ◀de▶ directeurs spirituels ◀de▶ ◀la▶ cité. Bien sûr, ils n’ont pas dit : notre pensée, à partir ◀d’▶aujourd’hui, renonce à agir, mais ils ont dit : ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ pensée réside dans son détachement ◀de▶ toute action, dans son désintéressement scientifique. Ils n’ont pas dit : nous ne voulons plus rien faire ◀d’▶utile, mais ils ont dit : on ne peut plus rien faire, car ◀l’▶histoire et ◀l’▶économie sont régies par des lois inflexibles. Et surtout, au développement formidable et angoissant des faits, ils ont opposé des milliers ◀de▶ pages ◀de▶ rhétorique sur ◀le▶ Progrès. Merveilleuse doctrine que celle-là ! Car en somme elle justifie tout, endort ◀l’▶esprit et ◀le▶ dispense ◀de▶ toute intervention active. Pourquoi s’inquiéter des effets futurs ◀de▶ ces capitaux accumulés ou du sort ◀de▶ ces masses humaines rassemblées ? Primo : notre esprit est trop distingué et délicat pour agir sur ces faits ; secundo : ◀le▶ Progrès automatique arrangera tout. C’est lui qui, désormais, va remplacer ◀la▶ bienveillante Providence. ◀La▶ religion est ◀l’▶opium du peuple, disait Marx. Je lui réponds que sa croyance au Progrès est ◀l’▶opium ◀de▶ ◀la▶ culture.
S’il fallait résumer rapidement ◀les▶ caractères généraux par lesquels se trahit ◀la▶ démission ◀de▶ ◀l’▶esprit, je dirais : goût des automatismes, croyance aux fatalités ◀de▶ ◀l’▶Histoire et ◀de▶ ◀l’▶Économie, manie des organisations trop vastes et uniformes, optimisme trop confortable, enfin, manque ◀d’▶imagination.
Or la plupart de ces choses ont paru magnifiques et sérieuses aux penseurs du xixe siècle ! Il n’y eut que Kierkegaard et Nietzsche pour protester du fond ◀de▶ leur solitude. Kierkegaard qui osa écrire ce blasphème contre ◀les▶ préjugés du siècle : « ◀Le▶ plus grand adversaire ◀de▶ ◀l’▶esprit, c’est ◀la▶ presse quotidienne. On ne peut plus prêcher ◀le▶ christianisme dans un monde où règne ◀la▶ presse. » Et Nietzsche, ◀de▶ son côté, dénonçait ◀la▶ manie ◀d’▶organiser et ◀de▶ centraliser en écrivant : « ◀L’▶État est ◀le▶ plus froid parmi ◀les▶ monstres froids. » Mais à part ces deux solitaires, personne ne sut ou n’osa voir à quoi devait conduire ◀le▶ Progrès, abandonné à son mouvement fatal.
◀Le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶industrie a produit évidemment beaucoup ◀d’▶automobiles, ◀de▶ téléphones et ◀de▶ frigidaires, mais il a aussi produit beaucoup de canons et ◀de▶ masques à gaz. Il a produit beaucoup de confort, mais il a également produit ◀la▶ lutte des classes et ◀le▶ chômage, et ◀la▶ grande ville, cette catastrophe humaine, l’un des désastres moraux ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Tout cela, faute ◀d’▶harmonie et ◀de▶ mesure humaine, faute ◀d’▶un grand principe directeur, spirituel ou culturel. Tout cela parce qu’on pensait que ◀le▶ Progrès était sain, juste et infaillible, et que ◀la▶ seule tâche sérieuse était ◀de▶ gagner ◀de▶ ◀l’▶argent en attendant que ◀les▶ choses s’arrangent ◀d’▶elles-mêmes. Or, en réalité, rien ne s’est arrangé.
Et voici où nous rejoignons ◀le▶ temps présent. Dans une cité où ◀la▶ culture n’a plus en fait ◀l’▶initiative, ce sont ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ production et ◀de▶ ◀la▶ guerre qui imposent leurs nécessités à notre pensée impuissante. Quand ◀la▶ culture ne domine plus ◀l’▶action, c’est ◀l’▶action qui domine ◀la▶ culture, mais une action qui ne sait plus où elle va ! Et ◀la▶ société à son tour ne tarde pas à se défaire. Dès que ◀la▶ pensée se sépare ◀de▶ ◀l’▶action, ◀les▶ hommes se trouvent séparés ◀les▶ uns des autres. Chacun, dans sa spécialité, suit des voies totalement divergentes, tracées par des principes contradictoires et privées ◀de▶ commune mesure.
Décadence ◀de▶ ◀la▶ communauté
Je préciserai ce que j’appelle ici ◀la▶ commune mesure ◀d’▶une civilisation : c’est ◀le▶ principe qui doit harmoniser toutes ◀les▶ activités ◀d’▶une société donnée. Dans ◀la▶ cité grecque, par exemple, tout était rapporté à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶individu raisonnable. Dans ◀l’▶Empire romain, tout était réglé par ◀le▶ droit ◀d’▶État. Chez ◀les▶ Juifs, c’était ◀la▶ Loi ◀de▶ Moïse qui ordonnait toute ◀l’▶existence dans ses plus minutieux détails. Au Moyen Âge, ◀la▶ théologie. Dans toutes ces civilisations, ◀l’▶action obéissait spontanément aux mêmes lois que ◀la▶ pensée. Mais aujourd’hui que ◀la▶ Loi des Juifs, ◀le▶ droit et ◀la▶ théologie sont méprisés ou ignorés, maintenant que tout, dans ◀le▶ monde, échappe aux prises ◀de▶ ◀l’▶esprit humain, il ne reste qu’un seul principe pour mesurer ◀la▶ valeur ◀de▶ nos actes : c’est ◀l’▶Argent. Et quand il n’y a plus ◀d’▶argent, c’est ◀la▶ misère. Et quand ◀la▶ misère est trop grande, alors c’est ◀l’▶État-providence qui se charge ◀de▶ tout mettre au pas. ◀Le▶ malheur, c’est que ◀l’▶Argent et ◀l’▶État sont des principes qui ne valent rien dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶esprit. Et dès lors, ◀la▶ culture en chômage se corrompt rapidement, s’asservit.
Je vous en donnerai un exemple que chacun ◀de▶ vous peut vérifier quotidiennement. ◀Le▶ fondement et ◀le▶ symbole ◀de▶ toute culture, c’est ◀le▶ langage. Or nous assistons aujourd’hui à une extraordinaire décadence du langage, en tous pays.
Au cours des siècles précédents, ◀les▶ hommes ◀d’▶une même société s’entendaient sur ◀le▶ sens ◀de▶ certains mots fondamentaux que j’appellerai ◀les▶ lieux communs. C’était sur ◀la▶ base ◀de▶ ces mots définis une fois pour toutes que ◀les▶ échanges ◀d’▶idées pouvaient se produire sans erreur ni malentendu. ◀Les▶ lieux communs étaient donc à ◀la▶ base ◀de▶ toute ◀la▶ vie sociale du siècle. Que sont-ils devenus parmi nous ?
Prenons trois mots parmi ◀les▶ plus fréquents dans ◀les▶ discours et ◀les▶ écrits ◀de▶ notre époque : esprit, liberté et ordre. Je constate que ◀le▶ mot esprit a déjà vingt-neuf sens différents dans ◀le▶ dictionnaire ◀de▶ Littré. Mais cela n’est pas un mal, car ces sens, justement, sont exactement définis. Ce qui est grave, c’est qu’à ces vingt-neuf sens, nous en avons ajouté d’autres sur lesquels plus personne ne s’entend. Tout le monde veut défendre ◀l’▶esprit, mais pour certains, c’est ◀le▶ Saint-Esprit ◀de▶ ◀la▶ théologie, pour d’autres, c’est ◀la▶ raison humaine ou ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ culture. Pour celui-ci, ◀l’▶esprit signifiera ◀le▶ luxe des délicats, et pour cet autre, ◀l’▶activité révolutionnaire des créateurs. Si j’affirme que mon but est ◀de▶ sauver ◀l’▶esprit, ◀le▶ marxiste en déduira que je néglige ◀la▶ vie concrète, que je m’évade dans ◀le▶ spiritualisme, alors que je ne vois ◀de▶ salut pour ◀l’▶esprit que dans ◀la▶ présence effective ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀la▶ foi à toutes ◀les▶ misères ◀de▶ ce monde.
◀La▶ liberté : tout le monde ◀l’▶invoque, n’est-ce pas ? Mais pour ◀l’▶économiste libéral, cela signifie ◀le▶ droit ◀de▶ ruiner ◀le▶ voisin par ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀la▶ concurrence ; pour ◀l’▶individualiste anarchisant, ce sera ◀le▶ refus ◀d’▶obéir à ◀l’▶État ; dans tel pays, ◀la▶ liberté consiste à s’armer jusqu’aux dents au prix de dures privations ; dans un deuxième pays, ◀la▶ liberté signifiera ◀le▶ droit pour ◀le▶ plus fort ◀de▶ s’annexer un voisin faible ; dans un troisième pays, ◀la▶ liberté sera tout simplement ◀la▶ permission ◀de▶ dire à haute voix ce que ◀l’▶on pense. Et quand ces trois pays se feront ◀la▶ guerre, ils ◀la▶ feront tous au nom de ◀la▶ liberté…
Et ◀l’▶ordre enfin signifiera tantôt ◀le▶ statu quo social, si absurde qu’il soit, tantôt ◀l’▶établissement ◀d’▶une hiérarchie nouvelle au prix ◀d’▶une révolution, tantôt ◀la▶ suppression physique ◀de▶ tous ceux qui critiquent ◀le▶ désordre établi, tantôt ◀le▶ fait qu’on n’assassine plus dans ◀la▶ rue mais seulement dans ◀les▶ prisons ◀d’▶État.
Je n’hésite pas à ◀le▶ dire : l’une des causes principales ◀de▶ ◀la▶ mésentente des peuples réside dans ce désordre du langage, et dans ◀l’▶absence ◀de▶ toute autorité morale capable ◀d’▶y porter remède. Car qui peut fixer aujourd’hui ◀le▶ véritable sens des mots ? En d’autres temps, c’étaient ◀l’▶Église et ◀la▶ théologie qui s’en chargeaient. Puis ce furent ◀les▶ écrivains. Mais que peuvent-ils dans notre monde démesuré ? Un Valéry, un Gide ou un Claudel ont quelques milliers ◀de▶ lecteurs, tandis que ◀la▶ presse du soir et ◀la▶ radio atteignent chaque jour des millions ◀d’▶hommes, et c’est tout un domaine du langage que ◀l’▶écrivain ne contrôle pas, ne forme pas, n’atteint même pas. Ainsi se créent ◀d’▶énormes zones ◀d’▶échanges verbaux incontrôlés. Et plus on y échange ◀de▶ mots, plus ils perdent leur force et leur sens, et leur délicatesse ◀d’▶appel. Alors ◀les▶ écrivains, qui n’ont pas d’autres armes que ◀les▶ mots, se voient privés ◀de▶ tout moyen ◀d’▶agir. Leurs conseils, leurs appels ne portent plus. ◀Les▶ hommes échangent des paroles en plus grand nombre que jamais, et ne se disent rien qui compte. Or quand ◀la▶ parole se détruit, quand elle n’est plus ◀le▶ don qu’un homme fait à un homme, et qui engage quelque chose ◀de▶ son être, c’est ◀l’▶amitié humaine qui se détruit, ◀le▶ fondement même ◀de▶ toute communauté. Alors paraît ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ force ! Si nulle autorité spirituelle ne peut fixer ◀le▶ sens des mots, ◀la▶ propagande brutale s’en chargera. À ◀la▶ place des grands lieux communs chargés ◀de▶ sens traditionnel, nous aurons des slogans, des mots d’ordre simplistes. Et ◀l’▶on pourra changer ◀le▶ sens des mots sept fois par an, selon ◀les▶ besoins ◀de▶ ◀la▶ cause. C’est ainsi que tout récemment ◀le▶ ministre ◀d’▶une grande puissance, ◀le▶ camarade Molotov, déclarait que ◀le▶ mot ◀d’▶agression avait changé ◀de▶ sens depuis ce printemps, « ◀les▶ événements lui ayant donné un contenu historique nouveau », exactement inverse ◀de▶ ◀l’▶ancien… Cela me fit songer irrésistiblement à un dialogue ◀d’▶Alice au pays des Merveilles (qui est un ◀de▶ mes livres préférés), dialogue dont voici trois répliques : « Quand je me sers ◀d’▶un mot, dit Humpty Dumpty ◀d’▶un ton méprisant, il signifie exactement ce que je veux qu’il signifie… ni plus ni moins. — ◀La▶ question est ◀de▶ savoir, dit Alice, si vous pouvez faire que ◀les▶ mêmes mots signifient des choses différentes ? — ◀La▶ question est ◀de▶ savoir, dit Humpty Dumpty, qui est ◀le▶ plus fort… et c’est tout. » Nous en sommes exactement là : c’est ◀le▶ plus fort qui définit ◀le▶ sens des mots et qui ◀l’▶impose à son caprice.
Eh ! bien, je dis que lorsqu’on en arrive à une pareille décadence des lieux communs, ◀la▶ culture est à ◀l’▶agonie. Mais en même temps, ◀la▶ vie sociale et politique devient pratiquement impossible. ◀Les▶ masses ◀le▶ sentent aussi bien que ◀les▶ chefs, obscurément, dans ◀les▶ trop grands pays. C’est une angoisse informulée, mais dont ◀les▶ signes sont partout.
◀L’▶appel au dictateur
Or maintenant, ◀de▶ cette angoisse monte un appel, ◀le▶ formidable et inconscient appel des masses vers une communauté humaine rénovée dans son esprit et dans ses signes, ◀l’▶appel ◀de▶ toute ◀l’▶Europe du xxe siècle vers une commune mesure restaurée et vivante.
Et c’est à cet appel qu’ont répondu ◀les▶ chefs des grands mouvements collectivistes. Tout leur génie, s’il faut leur en reconnaître, a consisté à deviner — avant ◀les▶ intellectuels ! — ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ◀l’▶angoisse des foules, pour lui donner une réponse à la fois frappante et concrète. « Tout est en désordre ? ont-ils dit. C’est bien simple. Nous allons proclamer que ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶État dont nous sommes devenus ◀les▶ maîtres est ◀la▶ seule règle ◀de▶ toute activité, culturelle, politique, ou même religieuse. » C’était un coup ◀de▶ génie, si ◀le▶ génie consiste à deviner et à prévenir ◀les▶ inconscients désirs ◀d’▶une nation. Mais on peut avoir du génie et faire ◀de▶ grosses fautes ◀de▶ calcul. Surtout quand on est très pressé. Or il est certain que ces chefs étaient horriblement pressés, à cause de ◀la▶ misère que subissaient leurs peuples. Et voici ◀la▶ faute de calcul qu’ils me paraissent avoir commise : ils ont voulu imposer à ◀l’▶ensemble des principes qui étaient partiels. ◀La▶ discipline ◀d’▶État, ou ◀le▶ sang, ou ◀la▶ classe, ce sont certes des réalités. Mais des réalités partielles. Si ◀la▶ loi qu’on impose à tous est calculée seulement pour certains types, soit physiques, soit sociologiques, cette loi est pratiquement une odieuse tyrannie pour tous ceux qui débordent ◀le▶ cadre, c’est autant dire pour tous ◀les▶ hommes vraiment humains.
◀L’▶appel des peuples reste insatisfait. Il continue à nous poser ◀la▶ plus sérieuse question humaine. Et s’il n’est pas encore aussi tragique dans des pays moins menacés par ◀la▶ misère, comme par exemple nos petits États neutres, ne nous faisons pas ◀d’▶illusions : tôt ou tard, là aussi, cet appel exigera une réponse. Reste à savoir si nous saurons ◀la▶ lui donner, si nous saurons utiliser ◀le▶ délai qui nous est accordé, à nous ◀les▶ neutres, pour découvrir ◀les▶ vraies causes du mal, et non seulement pour décrire ses remèdes, mais surtout pour ◀les▶ essayer sur nous d’abord.
À ◀la▶ recherche ◀de▶ ◀l’▶homme réel
… Sur quel principe pourrions-nous rebâtir un monde qui soit vraiment à hauteur ◀d’▶homme ? Un monde où ◀la▶ pensée, ◀la▶ culture et ◀l’▶esprit soient de nouveau capables ◀d’▶agir ? Et quelle est ◀l’▶attitude ◀de▶ pensée qui peut nous orienter dès à présent vers une communauté solide et pourtant libérale ?
Il nous faut rapprendre à penser, à penser dans ◀le▶ train ◀de▶ ◀l’▶action, oui, à penser avec les mains. Il nous faut voir que tout dépend en premier lieu ◀de▶ notre état d’esprit. S’il change, tout commence à changer. S’il ne change pas, toutes ◀les▶ réformes matérielles sont inutiles et tournent au malheur.
Car ◀le▶ mal qui est dans ◀l’▶action n’a pas d’autres racines que ◀le▶ mal qui est dans ◀la▶ pensée. Et voici sa racine profonde : politiciens ou intellectuels, tous ont oublié ◀l’▶homme dans leurs calculs, ou bien se sont trompés sur sa nature. Ils ont perdu ◀de▶ vue sa définition même. Leur point ◀de▶ départ est faux, et c’est pourquoi leurs efforts, même ◀les▶ plus sincères, aboutissent au malheur ◀de▶ ◀l’▶homme. Dans ce monde qui a perdu ◀la▶ mesure, ◀le▶ seul devoir des intellectuels — et j’ajouterai : leur seul pouvoir — c’est donc ◀de▶ rechercher ◀l’▶homme perdu. Or ◀l’▶histoire nous apprend que ◀l’▶homme ne trouve sa pleine réalité et sa mesure qu’au sein d’un groupe humain, ni trop vaste ni trop étroit. Il n’est pas bon que ◀l’▶homme soit seul ; il n’est pas bon non plus que ◀l’▶homme soit foule.
◀Le▶ monde rationaliste et libéral supposait que ◀l’▶humanité n’était qu’un assemblage ◀d’▶individus, ◀d’▶hommes qui avaient surtout des droits légaux, et très peu de devoirs naturels. ◀L’▶individu rationaliste, c’était un homme in abstracto, privé ◀d’▶attaches avec ◀le▶ sol, ◀la▶ patrie et ◀l’▶hérédité. C’était un homme libéré des servitudes et des tabous ◀de▶ ◀la▶ tribu, mais en même temps privé ◀de▶ relations concrètes. Or ◀la▶ communauté des hommes se fonde d’abord sur des relations charnelles et concrètes. C’est pourquoi ◀l’▶individualisme qui ◀les▶ néglige est une doctrine antisociale. Elle a pour effet mécanique ◀de▶ dissocier toute communauté naturelle. Et alors se produit ◀le▶ phénomène auquel nous avons assisté depuis une trentaine ◀d’▶années. ◀L’▶homme isolé, dans un monde trop vaste, ne se sent plus porté au sein d’un groupe. Déraciné, il flotte, il erre, il n’offre plus ◀de▶ résistance aux courants ◀d’▶opinion, aux modes, à ◀la▶ publicité des grandes firmes et des grands partis politiques. À ce moment se produit fatalement ce que j’appellerai un sentiment ◀de▶ vide social. C’est une sorte ◀d’▶angoisse diffuse, ◀d’▶où naît ◀le▶ besoin ◀d’▶un coude à coude où ◀l’▶individu isolé retrouve des contraintes qui ◀le▶ rassurent. Appel à une communauté : c’est ◀le▶ secret ◀de▶ toute révolution. Alors, ◀d’▶un coup ◀de▶ balancier, nous nous trouvons portés à l’autre pôle, qui est ◀le▶ pôle collectiviste.
Toute ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe peut être ramenée à ces grands balancements ◀d’▶un pôle à l’autre. À ◀l’▶anarchie individualiste ◀de▶ ◀la▶ Grèce répond ◀l’▶étatisme romain. Au collectivisme sacral du Moyen Âge répond ◀la▶ révolte individualiste ◀de▶ ◀la▶ Renaissance. Et aujourd’hui, nouvelle oscillation du balancier : ◀le▶ vide social créé par ◀l’▶individualisme du siècle passé appelle une puissante réaction collective. Sortirons-nous jamais ◀de▶ cette dialectique, dont ◀les▶ phases et ◀les▶ renversements menacent aujourd’hui ◀d’▶anéantir ◀l’▶Europe ? Il s’agit ◀de▶ résoudre enfin ◀l’▶éternel problème que nous posent ◀les▶ relations ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀de▶ ◀la▶ collectivité. Il s’agit ◀de▶ voir que ◀l’▶homme concret n’est pas ◀le▶ Robinson ◀d’▶une île déserte, ni ◀l’▶anonyme numéro ◀d’▶un rang, mais qu’il est à la fois un être unique et un être qui a des semblables. Rester soi-même au sein d’un groupe, être un homme libre et pourtant relié, c’est ◀l’▶idéal ◀de▶ ◀l’▶homme occidental. N’allons pas dire que c’est une utopie !
Car ce problème a été résolu, cet idéal réalisé, au ier siècle ◀de▶ notre ère, par ◀les▶ communautés ◀de▶ ◀l’▶Église primitive. ◀Le▶ chrétien primitif est un homme qui, du fait ◀de▶ sa conversion, se trouve chargé ◀d’▶une vocation particulière qui ◀le▶ distingue ◀de▶ tous ses voisins ; mais d’autre part, cette vocation unique ◀le▶ met en relation avec des frères et ◀l’▶introduit dans une communauté nouvelle. Voilà ◀l’▶homme que j’appelle une personne : il est à la fois libre et engagé, et il est libéré par cela même qui ◀l’▶engage envers son prochain, je veux dire par sa vocation.
Eh bien, je dis que ◀les▶ maux dont nous souffrons sont avant tout des maladies ◀de▶ ◀la▶ personne. Quand ◀l’▶homme oublie qu’il est responsable ◀de▶ sa vocation envers ses prochains, il devient individualiste. Et quand il oublie qu’il est responsable ◀de▶ sa vocation envers lui-même, il devient collectiviste. ◀L’▶homme complet et réel, c’est celui qui se sait à la fois libre ◀d’▶être soi-même vis-à-vis de ◀l’▶ensemble, et engagé vis-à-vis de cet ensemble par ◀l’▶exercice ◀d’▶une vocation qui ◀le▶ relie à ses prochains. C’est pour cet homme réel qu’il faut tout rebâtir.
Cependant, nous avons montré que c’est justement cet homme-là qui a ◀le▶ plus ◀de▶ peine à subsister ou à se former dans ◀le▶ monde moderne. Car supposez qu’un homme se sente une vocation et décide ◀de▶ ◀la▶ réaliser. Il se trouve en présence d’un monde que ◀l’▶histoire et ◀la▶ sociologie ont encombré ◀de▶ lois fatales. Que peut-il seul, contre ces lois ? Il faut donc, s’il veut faire quelque chose, qu’il entre dans un grand parti, dans une grande organisation. Mais alors, il subit une discipline qui ne s’accommode pas du tout ◀de▶ sa vocation personnelle. Voici donc ◀le▶ dilemme où nous placent ◀la▶ culture actuelle et ◀le▶ monde actuel : ou bien tu veux rester toi-même, mais alors tu ne pourras rien faire ; ou bien tu veux faire quelque chose, mais alors, cesse ◀d’▶être toi-même !
Comment sortir ◀de▶ ce cercle vicieux ? Par un changement ◀d’▶état d’esprit aussi bien chez ◀les▶ intellectuels créateurs que chez ◀les▶ amateurs ◀de▶ vraie culture, ◀les▶ lecteurs, ◀le▶ public cultivé. Car c’est ◀de▶ ce changement ◀d’▶état d’esprit que sortira ◀la▶ possibilité ◀de▶ repenser une société.
Raisons ◀d’▶espérer : ◀la▶ culture et ◀les▶ groupes
Je voudrais vous dire, maintenant, ◀les▶ raisons que j’ai ◀d’▶espérer, après avoir tant critiqué. Je voudrais vous énumérer les premiers succès remportés, dans ◀la▶ bataille ◀de▶ ◀la▶ culture moderne, par ◀l’▶esprit créateur sur ◀l’▶esprit fataliste.
Ce qui paralysait ◀les▶ intellectuels qui sentaient ◀le▶ besoin ◀d’▶agir sur ◀les▶ destins ◀de▶ ◀la▶ cité, c’était, depuis Hegel, Auguste Comte, et Marx, ◀l’▶idée que ◀l’▶Histoire obéit à des lois contre lesquelles ◀l’▶homme ne peut rien. Conception très lugubre, mais commode, car elle justifiait ◀l’▶inaction ou ◀la▶ retraite dans ◀les▶ bibliothèques. Or cette idée ◀de▶ lois fatales avait été empruntée à ◀la▶ science, et transportée abusivement dans ◀les▶ domaines plus humains ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀de▶ ◀la▶ sociologie, et même ◀de▶ ◀la▶ psychologie. Et voici que cette idée paralysante est en train de subir certains coups décisifs : ce sont précisément ◀les▶ hommes ◀de▶ science qui, les premiers, cessent ◀d’▶y croire. Ils ont reconnu, depuis quelques années, que ◀la▶ notion ◀de▶ lois tout objectives, ◀de▶ lois absolument indépendantes ◀de▶ ◀l’▶homme, n’était qu’une illusion rationaliste. Qu’il me suffise ◀de▶ rappeler ici ◀les▶ découvertes ◀de▶ ◀la▶ physique des quanta : elle a prouvé que ◀l’▶observation microscopique modifie en réalité ◀les▶ phénomènes que ◀l’▶on observe. Et ◀les▶ savants nous disent aujourd’hui que ◀les▶ fameuses lois scientifiques ne sont en fait que ◀de▶ commodes conventions, dépendant des systèmes ◀de▶ mesures inventés par ◀l’▶esprit humain. Or si ◀la▶ science elle-même vient nous dire que même dans ◀l’▶ordre matériel, il n’est plus permis ◀de▶ concevoir une observation impartiale, à combien plus forte raison pourrons-nous dénoncer ◀l’▶illusion des historiens et sociologues qui prétendaient décrire objectivement ◀les▶ lois rigides ◀de▶ notre société.
En vérité, il n’est ◀de▶ lois fatales que là où ◀l’▶esprit démissionne. Toute action créatrice ◀de▶ ◀l’▶homme normal inflige un démenti aux lois et fait mentir ◀les▶ statistiques. Ainsi ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ publicité ne sont exactes que dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶homme n’est qu’un mouton ; elles sont fausses et inexistantes dès qu’un homme redevient conscient des vrais besoins ◀de▶ sa personne. Il n’y a ◀de▶ loi, répétons-◀le▶, que là où ◀l’▶homme renonce à se manifester selon sa vocation particulière. Si j’insiste sur cet axiome, c’est qu’il est particulièrement libérateur pour ◀la▶ pensée et ◀la▶ culture en général, dans notre époque totalitaire.
Nul n’ignore, en effet, que ◀les▶ États totalitaires justifient ◀les▶ rigueurs ◀de▶ leur régime au nom de lois économiques, ou historiques, ou biologiques. Or il est clair que ces lois ne sont vraies, ou plutôt ne deviennent vraies, qu’en vertu d’une immense démission ◀de▶ ◀l’▶esprit civique dans ◀les▶ trop grands pays. Elles ne traduisent en fait qu’un immense affaissement du sens personnel dans ◀les▶ parties ◀de▶ ◀l’▶humanité contemporaine exténuées par ◀la▶ misère. ◀Les▶ solutions totalitaires, malgré leurs manifestations brutales et ◀le▶ ton sur lequel on ◀les▶ prône, ne sont en fait que des solutions ◀de▶ paresse intellectuelle, des solutions ◀de▶ misère, fardées ◀de▶ rhétorique héroïque. ◀Le▶ seul moyen ◀de▶ prévenir ces simplifications violentes qui jouent ◀la▶ comédie ◀de▶ ◀l’▶énergie, c’est ◀de▶ développer soi-même une énergie normale et souple.
Or nous savons maintenant que c’est possible, que c’est encore et de nouveau possible. Notre culture libérée ◀de▶ ◀la▶ superstition des lois fatales peut envisager de nouveau ◀d’▶influencer ◀le▶ monde réel, ramené en droit, — sinon déjà en fait — aux proportions ◀de▶ ◀l’▶esprit humain et ◀de▶ ses prises. Mais quelles seront alors ◀les▶ directives ◀de▶ cette action redevenue possible ?
Je ne voudrais pas, ici, partir dans ◀l’▶utopie. Je ne pense pas que ◀les▶ principes fondamentaux ◀d’▶une société plus harmonieuse puissent être formulés dès maintenant comme un programme ◀de▶ parti politique. Ils doivent mûrir, et lentement se dégager ◀de▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ mille efforts orientés par une même espérance.
◀L’▶effort des Églises, tout d’abord.
Jusqu’à ◀l’▶ère du rationalisme, ◀les▶ Églises ont été ◀les▶ grandes pourvoyeuses ◀de▶ lieux communs pour ◀la▶ cité. ◀La▶ théologie médiévale, par ◀les▶ Sommes ◀de▶ Thomas d’Aquin, fixait à ◀la▶ pensée et à ◀l’▶action des règles véritablement communes, ordonnées à une même foi, à un même évangile, à une même espérance. Ainsi encore, au temps de ◀la▶ Réformation, ◀l’▶Institution chrétienne ◀de▶ Jean Calvin. Mais dans ◀l’▶époque moderne ◀les▶ Églises ont paru, elles aussi, se détourner ◀de▶ toute action régulatrice sur ◀la▶ cité. Elles ont assisté sans mot dire à ◀l’▶essor du capitalisme et aux transformations sociales qu’il provoquait. Comme ◀la▶ culture elles ont renoncé à diriger, à avertir, à orienter. Et c’est là ◀le▶ secret du triomphe des grands mouvements collectivistes. Si ◀le▶ marxisme, par exemple, a fasciné ◀les▶ masses ouvrières, c’est parce qu’il s’est chargé ◀de▶ ◀la▶ mission sociale qu’avaient trahie toutes ◀les▶ Églises. Nicolas Berdiaev ◀l’▶a bien vu : ◀le▶ bolchévisme fut ◀le▶ châtiment ◀d’▶un christianisme devenu passif devant ◀le▶ monde. Or il me semble que, là encore, un réveil soulève ◀les▶ Églises. Elles ont compris qu’il ne suffisait pas ◀de▶ dénoncer ◀les▶ doctrines païennes mais qu’il fallait répondre mieux que ces doctrines à ◀la▶ question posée par ◀l’▶angoisse des foules. ◀D’▶où ◀les▶ encycliques sociales données par ◀les▶ deux derniers papes. Et ◀les▶ congrès ◀de▶ Stockholm et ◀d’▶Oxford ont montré que ◀les▶ autres Églises n’entendaient pas demeurer en arrière. Presque tout reste à faire, c’est certain. Mais ◀l’▶important, c’est qu’enfin ◀les▶ Églises retrouvent leur rôle ◀de▶ direction dans tous ◀les▶ ordres ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀l’▶action.
J’ai insisté sur ◀le▶ rôle des Églises parce qu’elles sont ◀le▶ type même des groupes au sein desquels ◀la▶ culture ◀d’▶Occident a toujours trouvé ses mesures. Bien d’autres groupes, je ◀le▶ sais, sont à ◀l’▶œuvre, Mouvement des groupes ◀d’▶Oxford, mouvement des groupes personnalistes, répandus en France et en Suisse, et vingt autres mouvements analogues, tous animés ◀de▶ cet esprit ◀d’▶équipe qui seul peut nous guérir ◀de▶ ◀l’▶individualisme, tout en prévenant ◀la▶ maladie collectiviste.
C’est dans cette volonté ◀de▶ recréer des groupes à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀la▶ personne, matériellement et moralement, que je vois ◀la▶ commune mesure ◀de▶ ◀la▶ cité qu’il nous faut rebâtir. Cité solide et pourtant libérale : c’est tout ◀le▶ problème à résoudre.
◀La▶ solution fédéraliste
Par quelle voie ? Je n’aime pas beaucoup ◀la▶ tolérance, vertu qui naît en somme ◀d’▶un scepticisme, car elle suppose que ◀la▶ pensée ◀de▶ l’autre, qu’on tolère, ne passera jamais dans ◀les▶ actes. Je n’aime pas non plus ◀l’▶intolérance qui veut tout uniformiser, et qui est donc une mort ◀de▶ ◀l’▶esprit.
◀La▶ tolérance était ◀la▶ pâle vertu des libéraux individualistes. ◀L’▶intolérance est ◀la▶ sombre vertu des partisans collectivistes. ◀De▶ leur lutte est sortie ◀la▶ guerre. ◀Le▶ seul moyen ◀de▶ dépasser cette mauvaise position du problème, c’est ◀de▶ prévoir pour ◀la▶ cité et ◀la▶ culture une structure fédéraliste.
◀Le▶ fédéralisme, en effet, suppose des petits groupes et non des masses, et c’est seulement au sein d’un groupe qu’une vocation peut s’exercer. D’autre part, ◀le▶ fédéralisme suppose des groupes diversifiés, et par là même il offre tous ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀la▶ tolérance libérale, mais non pas ses inconvénients : car chacun dans ◀le▶ groupe où il est né, ou dans ◀le▶ groupe qu’il a choisi, peut donner ◀le▶ meilleur ◀de▶ soi-même, aller au terme ◀de▶ sa pensée, jusqu’à ◀l’▶acte qui ◀la▶ rend sérieuse. Refaire un monde et une culture sur ◀la▶ base ◀de▶ ◀la▶ diversité des personnes et des vocations, — c’est aujourd’hui ◀le▶ seul moyen ◀de▶ préparer une paix solide. Car, après tout, qu’est-ce que ◀la▶ guerre actuelle ? C’est ◀la▶ rançon fatale du gigantisme et ◀de▶ ◀la▶ démission ◀de▶ ◀la▶ culture. C’est ◀la▶ faillite des systèmes centralistes et ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀d’▶uniformisation. Or ◀le▶ contraire exact ◀de▶ cet esprit, c’est justement ◀l’▶esprit fédéraliste, avec sa devise paradoxale : Un pour tous, tous pour un.
Et me voici conduit, comme malgré moi, à des conclusions politiques — oserais-je dire patriotiques ? — ou plutôt à des conclusions qui par ◀la▶ plus extraordinaire des rencontres, se trouvent être également valables pour ceux qui veulent défendre ◀la▶ culture, et pour ceux qui veulent rester Suisses.
◀La▶ guerre actuelle manifeste avant tout ◀la▶ faillite retentissante des systèmes centralisateurs et gigantesques. C’est ◀la▶ guerre ◀la▶ plus antisuisse ◀de▶ toute ◀l’▶histoire. C’est donc pour nous ◀la▶ pire menace. Mais en même temps, ◀la▶ plus belle promesse ! Maintenant, ◀la▶ preuve est faite, attestée par ◀le▶ sang, que ◀la▶ solution suisse et fédérale est seule capable ◀de▶ fonder ◀la▶ paix, puisque l’autre aboutit à ◀la▶ guerre. Ce n’est pas notre orgueil qui ◀l’▶imagine, ce sont ◀les▶ faits qui nous obligent à ◀le▶ reconnaître avec une tragique évidence. Et c’est cela que nous avons à défendre : ◀la▶ réalité fédéraliste en politique et dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ culture, ◀le▶ seul avenir possible ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Le▶ seul lieu où cet avenir soit, d’ores et déjà, un présent.
Il ne s’agit pas ◀de▶ grands mots, ◀de▶ lyrisme ou ◀d’▶idéalisme. Il s’agit ◀de▶ voir qu’en fait, si nous sommes là, au service du pays, ce n’est pas pour défendre des fromages, des conseils ◀d’▶administration, notre confort et nos hôtels. (D’autres — on sait qui —feraient marcher tout cela aussi bien que nous, peut-être mieux !) Ce n’est pas non plus, comme ◀le▶ disait fort bien Karl Barth, pour protéger nos « lacs ◀d’▶azur » et nos « glaciers sublimes ». (Certain ministre ◀de▶ ◀la▶ propagande se chargerait très volontiers ◀de▶ ce travail ◀de▶ Heimatschutz.) Si nous sommes là, c’est pour exécuter ◀la▶ mission dont nous sommes responsables, depuis des siècles, devant ◀l’▶Europe. Nous sommes chargés ◀de▶ ◀la▶ défendre contre elle-même, ◀de▶ garder son trésor, ◀d’▶affirmer sa santé, et ◀de▶ sauver son avenir. Si nous trahissons cette mission, si nous n’en prenons pas conscience, alors seulement j’aurai des craintes sérieuses pour notre indépendance. Mais pourquoi ◀la▶ trahirions-nous ? Toute notre tradition civique et culturelle nous a dressés pour ce genre ◀de▶ mission. On parle un peu partout ◀de▶ fédérer ◀l’▶Europe. Cela ne se fera pas en un jour, ni même pendant ◀les▶ quelques semaines fiévreuses ◀d’▶un congrès ◀de▶ ◀la▶ paix improvisé dans ◀l’▶épuisement général. Cela ne se fera que si des hommes solides, informés par une expérience séculaire entreprennent, dès maintenant, un gros travail ◀de▶ déblaiement, ◀d’▶études précises, ◀de▶ calculs réalistes. Ces hommes ne peuvent guère exister et travailler que dans ◀les▶ pays neutres. Et chez nous tout d’abord, puisqu’il s’agit en somme ◀d’▶utiliser notre expérience, et ◀de▶ tirer des leçons non pas seulement ◀de▶ ses succès mais aussi ◀de▶ ses échecs, que nous connaissons mieux que personne. Tout mon espoir est qu’il se forme ici des équipes ◀de▶ fédérateurs, ◀d’▶hommes qui comprennent enfin que ◀l’▶heure est venue pour nous autres Suisses, ◀de▶ voir grand, ◀de▶ voir aux proportions ◀de▶ ◀l’▶Europe moderne, tout en gardant ◀la▶ mesure ◀de▶ notre histoire, ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶individu engagé dans ◀la▶ communauté. Cette œuvre n’est pas utopique. Car je me refuse à nommer utopie ◀le▶ seul espoir qui nous soit accordé. Encore faut-il que cet espoir soit soutenu par tout un peuple, et qu’il ne se laisse pas décourager par ◀les▶ sceptiques professionnels, par tous ◀les▶ paresseux ◀d’▶esprit qui se prétendent réalistes. Encore faut-il — et je termine là-dessus — qu’elle ne repose pas sur une erreur profonde quant aux pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶homme et à ses fins terrestres.
En appelant et préparant ◀de▶ toutes nos forces une Europe fédéralisée, nous ne demanderons pas un paradis sur terre. Nous demanderons simplement un monde humain. Non pas un monde ◀d’▶utopie où toutes ◀les▶ luttes s’apaiseraient par miracle, mais un monde où ◀les▶ luttes nécessaires n’aboutissent pas mécaniquement et fatalement à des catastrophes cosmiques.
◀La▶ vie ◀de▶ ◀la▶ cité et ◀de▶ ◀la▶ culture, ce sera toujours une bataille. Entre ◀l’▶esprit ◀de▶ lourdeur, comme disait Nietzsche, et ◀les▶ forces ◀de▶ création, ◀la▶ lutte sera toujours ouverte, tant qu’il y aura du péché sur ◀la▶ terre. Non, ◀l’▶heure n’est pas au facile optimisme, dans une Europe tout obscurcie par ◀la▶ menace des avions. ◀L’▶heure est plutôt venue de répéter ◀la▶ question du prophète Isaïe : « Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ ◀la▶ nuit ? » ◀La▶ sentinelle a répondu : « ◀Le▶ matin vient, et ◀la▶ nuit aussi ! »
◀La▶ paix que nous devons invoquer ne peut pas être une simple absence ◀de▶ guerre. Spirituellement, une vraie paix sera toujours plus difficile à vivre et à gagner que cette guerre où tout s’abaisse et s’obscurcit. Mais qu’elle nous donne au moins ◀la▶ possibilité ◀de▶ rendre un sens aux conflits éternels, — un sens, et s’il se peut, une fécondité…
Pendant que ◀les▶ autres font ◀la▶ guerre, ils n’ont pas ◀le▶ temps ◀de▶ préparer un monde humain. Mais nous qui avons encore su conserver une cité à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀la▶ personne, nous qui sommes encore épargnés, ne perdons pas notre délai ◀de▶ grâce : c’est à nous ◀de▶ gagner ◀la▶ vraie paix, c’est à nous ◀d’▶engager sans illusion ◀le▶ vrai combat qui nous maintienne humains. Tout cela, un jeune poète ◀de▶ génie, Arthur Rimbaud, ◀l’▶a dit ◀d’▶un seul trait prophétique : « ◀Le▶ combat spirituel est aussi brutal que ◀la▶ bataille ◀d’▶hommes, mais ◀la▶ vision ◀de▶ ◀la▶ justice est ◀le▶ plaisir ◀de▶ Dieu seul. »