« À cette heure où Paris… » (17 juin 1940)b
À cette heure où Paris exsangue voile sa face d’un nuage, et se tait, que son deuil soit le▶ deuil du monde ! Nous sentons bien que nous sommes tous atteints. Quelqu’un disait : si Paris est détruit, j’en perdrai ◀le▶ goût d’être un Européen.
◀La▶ Ville Lumière n’est pas détruite : elle s’est éteinte. Désert de hautes pierres sans âme, cimetière…
◀L’▶envahisseur avait prophétisé : ◀le▶ 15 juin, j’entrerai dans Paris. Il y entre, en effet, mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant ◀l’▶esprit, devant ◀le▶ sentiment, devant ce qui fait ◀la▶ valeur de ◀la▶ vie.
Je songe au chef de guerre qui traverse aujourd’hui ces rues ◀les▶ plus émouvantes du monde : Il ne ◀les▶ connaîtra jamais. Il ne verra que d’aveugles façades. Il s’est privé à tout jamais de quelque chose d’irremplaçable, de quelque chose qu’on peut tuer, mais qu’on ne peut conquérir par ◀la▶ force, et qui vaut plus, insondablement plus que tout ce que peuvent rafler dans ◀le▶ monde entier ◀les▶ servants des Panzerdivisionen. Quelque chose d’indéfinissable et que nous appelions Paris.
C’est ici ◀l’▶impuissance tragique de ce conquérant victorieux : Tout ce qu’il veut saisir se change à son approche — Midas de ◀l’▶ère prolétarienne — en fer tordu, en pierraille lépreuse.
N’importe quel badaud d’un soir de juin pouvait s’annexer pour toujours ◀le▶ bonheur d’un couchant sur Saint-Germain-des-Prés, ◀le▶ grisant glissement de ◀la▶ foule de ◀l’▶Arc aux Chevaux de Marly, ◀les▶ siècles de grandeur, de misère, de sagesse, dont ◀le▶ visage de cette capitale plus douce et plus fière qu’aucune autre portait ◀les▶ traces pacifiées. N’importe quel badaud, mais pas un conquérant.
◀La▶ confrontation stupéfiante de cet homme et de cette Ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles. On ne conquiert pas avec des chars ◀les▶ dons de ◀l’▶âme et ◀les▶ raisons de vivre dont on manque. Qu’ils fassent dix fois ◀le▶ tour du monde ! Ils ne rencontreront partout que ◀le▶ fracas du néant mécanique. Jusqu’au jour bien plus terrifiant que ◀le▶ jour de ◀la▶ pire vengeance où, s’arrêtant enfin, ils comprendront qu’aucun triomphe ne vaut pour eux ◀la▶ moindre des réalités humaines qu’ils ont tuées. « …car ils ne savent ce qu’ils font. »
◀Le 15 juin 1940.