L’▶heure de ◀la▶ Suisse (1er août 1940)ao
Pendant des siècles, ◀l’▶équilibre entre ◀les▶ grands États qui entouraient ◀la▶ Suisse fut notre garantie d’indépendance. Cet équilibre vient d’être rompu. ◀La▶ Suisse est réduite à elle-même. Quels que soient ◀les▶ sentiments que nourrissent à son égard ses voisins, elle se voit menacée dans son autonomie par ◀la▶ force des choses et par ◀la▶ contagion des idéologies nouvelles.
Nous courons ◀le▶ risque d’être absorbés économiquement, divisés racialement, manœuvrés moralement par des influences étrangères. Jamais notre existence indépendante ne fut plus gravement mise en question. Jamais donc, il ne fut plus urgent de proclamer nos raisons d’être, notre mission confédérale, et notre volonté de nous en rendre dignes.
Mais voici ◀le▶ message du 1er août de cette année : ◀le▶ péril où nous sommes peut devenir notre chance. Il nous sort de nous-mêmes et de nos préjugés, il nous oblige à mesurer nos forces vraies, il nous permet de nous unir mieux que jamais pour ◀la▶ défense et ◀la▶ rénovation de ◀l’▶héritage que Dieu nous a confié.
Nos raisons d’être tiennent dans ses deux mots : liberté, solidarité. Deux mots qui furent pour nos ancêtres autre chose que des mots flatteurs : des raisons de vivre et de mourir.
Notre histoire est celle de ◀la▶ liberté, certes, mais de ◀la▶ liberté menacée, conquise au prix des plus grands sacrifices, toujours sauvée, envers et contre tout, grâce à un sens communautaire qui doit rester en exemple à ◀l’▶Europe.
C’est ◀l’▶esprit de liberté des communes du Gothard (nous dirions aujourd’hui ◀l’▶esprit de coopération, de syndicat ou de corporation) qui a rassemblé les premiers Suisses au xiiie siècle. C’est ◀l’▶esprit de résistance locale organisée, ◀la▶ préparation minutieuse et ◀la▶ discipline civique qui ont gagné ◀la▶ bataille de Morgarten contre une « division cuirassée » de 8000 cavaliers réputés invincibles. C’est ◀l’▶esprit de sacrifice de quelques-uns pour tous qui a sauvé ◀la▶ Suisse à Saint-Jacques sur ◀la▶ Birse, malgré ◀l’▶anéantissement total de nos troupes. Une seule fois dans ◀l’▶histoire ◀la▶ Suisse a succombé : en 1798. ◀Les▶ causes de cette défaite sont bien connues, elles nous avertissent clairement : discorde politique, routine, recul de ◀l’▶esprit de liberté, défaut de solidarité entre ◀les▶ classes et entre ◀les▶ cantons. Mais là encore, ◀la▶ résistance « aveugle » de quelques-uns sauva ◀la▶ Suisse ; ◀l’▶envahisseur reconnut que ◀les▶ habitants du Nidwald avaient été ◀les▶ seuls de toute ◀l’▶Europe à ◀l’▶impressionner par leur résistance ; et après une tentative manquée pour imposer à ◀la▶ Suisse un statut contraire à ses traditions, il déclara : « ◀La▶ nature a fait votre État fédératif. Vouloir ◀la▶ vaincre n’est pas d’un homme sage. » (Napoléon, en 1802.) ◀L’▶idée suisse renaissait, contre toute espérance.
Un tel passé doit nous donner confiance pour ◀le▶ présent. Il nous montre que de tout temps, ◀la▶ Suisse a été menacée par des puissances dix fois supérieures, et qu’elle ne s’est maintenue qu’en acceptant ◀la▶ lutte même sans espoir. Un siècle de sécurité et de confort nous a fait oublier ces vérités. Aujourd’hui, elles nous parlent de nouveau. ◀Les▶ menaces actuelles nous réveillent, et nous ramènent à notre loi normale ; ◀la▶ loi du risque et de ◀l’▶effort tenace. Ces menaces ne sauraient surprendre et démoraliser que ceux qui ont oublié comment ◀la▶ Suisse s’est faite, et à quel prix elle s’est toujours maintenue.
Mais on ne se défend bien qu’en attaquant. On ne maintient un héritage qu’en travaillant à ◀l’▶enrichir. Ainsi ◀la▶ Suisse ne survivra aux révolutions actuelles que si elle croit à son avenir, à sa mission — qui seule ◀la▶ rend indispensable aux autres peuples de ◀l’▶Europe.
◀Le▶ chef-d’œuvre que représente notre démocratie fédérative — si différente des grandes démocraties « ploutocratiques » — est à certains égards une survivance, au milieu de ◀l’▶Europe totalitaire. Notre État fait un peu figure de parc national des anciennes libertés civiques, partout ailleurs apprivoisées. Eh bien ! sachons transformer ce vestige en germe d’une Europe nouvelle, réconciliée avec elle-même et tolérante ! Sachons nous élever à ◀la▶ hauteur de ◀l’▶idéal forgé par notre histoire. Rendons ◀la▶ Suisse digne d’elle-même, et rendons-nous plus dignes d’elle ! Comment ? Je voudrais vous ◀le▶ montrer sans phrases ronflantes, par des mots simples, peut-être usés déjà, mais auxquels notre situation rend un pouvoir.
Notre force est dans notre union. Or, pour s’unir, il faut d’abord un but commun. Il faut ensuite sacrifier à ce but ses intérêts particuliers, ses préjugés, et son confort. C’est tout.
◀Le▶ but commun ne fut jamais plus clair. C’est ◀le▶ maintien et ◀la▶ rénovation de ◀la▶ Suisse : l’un ne va pas sans l’autre, l’une rend l’autre possible.
◀Les▶ sacrifices, nous devons commencer par ◀les▶ faire chacun pour notre compte, c’est-à-dire, sans attendre que ◀le▶ voisin se décide, mais au contraire en prenant ◀les▶ devants pour ◀le▶ forcer à se décider. Donnons au monde un grand exemple de solidarité pratique : voilà notre meilleure défense.
Sacrifices matériels tout d’abord : nous avons consenti déjà, pour notre défense militaire, des mesures qui, en d’autres temps, eussent passé pour révolutionnaires : ◀la▶ caisse de compensation par exemple. Ce que ◀la▶ guerre sut obtenir de nous, il faut que ◀la▶ paix ◀le▶ maintienne et ◀le▶ développe au maximum.
Prenons un cas concret : Si nous parvenons à supprimer ◀le▶ chômage dans ◀le▶ cadre des entreprises existantes, ou par ◀la▶ mise en train de grands travaux, nous aurons donné un exemple qui peut féconder ◀l’▶avenir : exemple d’ordre humain librement édifié. Que ◀les▶ chefs d’entreprises comprennent ceci : chaque chômeur, dans ◀les▶ semaines qui viennent, représentera non seulement un scandale humain, mais une menace pour notre indépendance, une proie facile pour certaines propagandes. À ◀l’▶inverse, chaque occasion de travail créée comblera une lacune dans notre défense nationale. Je conjure donc ◀les▶ patrons de consentir une réduction de leur profit, même totale dans certains cas, si cela peut éviter des débauchages : il y va de ◀la▶ liberté future de leur entreprise. Et je conjure ◀les▶ ouvriers de consentir des réductions de salaire, si cela peut permettre de donner de ◀l’▶emploi à beaucoup de leurs camarades : il y va de ◀la▶ liberté future des travailleurs.
Mais ◀les▶ sacrifices matériels ne suffisent pas. Comprenons qu’il est des sacrifices intellectuels non moins indispensables. Quand il y va de tout, oublions nos partis, car ils ne représenteront jamais qu’une partie de ◀la▶ vérité. N’attendons plus que ceux de l’autre bord fassent les premiers pas et disent le premier mea culpa. Commençons une bonne fois, risquons-nous, allons chez ◀le▶ voisin et disons-lui : vous étiez de gauche, et moi de droite, mais aujourd’hui nous sommes de Suisse, l’un comme l’autre. ◀Les▶ sacrifices de cette nature sont peut-être plus durs, pour beaucoup, que ◀les▶ restrictions matérielles, ou ◀le▶ fait de payer des impôts quadruplés. Ils n’en représentent pas moins ◀la▶ condition première de toute rénovation pratique. Ceux qui ◀l’▶auront compris, et qui ◀le▶ prouveront, travailleront au salut du pays. Mais ceux qui s’obstineraient à accuser « ◀les▶ autres » de tout ◀le▶ mal qui se fait dans ◀le▶ monde, travailleraient au contraire à notre perte à tous.
Ces remarques sont simples et utilisables. Elles ne sont pas originales. Il me suffit qu’elles soient chrétiennes. Si mes lecteurs ◀les▶ approuvent et ◀les▶ mettent en pratique aussitôt, ils auront célébré, mieux que par ◀l’▶éloquence ◀la▶ plus émue, ce premier jour d’une année décisive pour notre Confédération.