Veille d’▶élection présidentielle (14 novembre 1940)h i
◀La▶ campagne électorale qui prendra fin au moment où cet article atteindra ◀la▶ Suisse est l’une des plus violentes qu’aient connue ◀les▶ États-Unis. ◀D’▶autant plus violente, semble-t-il, que ◀l’▶enjeu en est plus confus, comme il arrive souvent dans ◀les▶ luttes politiques.
Roosevelt représente ◀le▶ New Deal, c’est-à-dire un ensemble assez peu homogène ◀de▶ réformes sociales et économiques. Willkie représente Wall Street, c’est-à-dire ◀le▶ capitalisme traditionnel. Mais Willkie promet aux foules ◀de▶ conserver et même ◀de▶ développer presque toutes ◀les▶ mesures adoptées par ◀le▶ New Deal, et il vient de recevoir ◀l’▶appui officiel ◀de▶ John C. Lewis, chef ◀de▶ ◀la▶ fraction syndicaliste ◀la▶ plus « rouge » des États-Unis.
Relativement à ◀la▶ politique extérieure, ◀l’▶opposition des deux candidats n’est guère plus claire. Roosevelt a pris position contre ◀l’▶idéal totalitaire, et ses partisans accusent Willkie ◀de▶ jouer — sans ◀le▶ vouloir — ◀le▶ jeu des totalitaires. Mais Willkie réplique que c’est Roosevelt qui, en prétendant demeurer au pouvoir pour un « third term » — une troisième période ◀de▶ quatre ans —, sape ◀les▶ bases ◀de▶ ◀la▶ démocratie américaine et crée ◀le▶ véritable danger dictatorial. Peut-on dire, pour simplifier, qu’avec Roosevelt ◀l’▶entrée en guerre des États-Unis serait un peu plus probable qu’avec Willkie ? Ce n’est pas certain. Mais peut-être cette nuance hypothétique joue-t-elle un rôle plus important qu’on ne veut bien ◀le▶ dire, ou qu’on ne veut bien se ◀l’▶avouer ici dans ◀le▶ choix qu’est en train de faire ◀le▶ corps électoral américain. Qu’on ne s’y trompe pas : ◀le▶ parti proallemand est extrêmement faible aux États-Unis, mais ◀le▶ parti antiguerre reste fort. En sera-t-il de même lorsque cet article paraîtra ?
Il y a huit jours, ◀les▶ experts presque unanimes donnaient Roosevelt gagnant par 2 à 1. Aujourd’hui, ◀les▶ chances ◀de▶ Willkie paraissent augmenter rapidement : ◀les▶ journaux parlent ◀de▶ 48 % des voix à Willkie contre 50 % à Roosevelt, ◀le▶ résidu allant aux candidats socialiste et communiste. Que s’est-il passé ? Personne ne pourrait ◀le▶ dire avec certitude, pas plus qu’on ne saurait prévoir ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ campagne. Ce qui rend cette dernière si « excitante » pour ◀les▶ masses, c’est précisément ◀le▶ nombre des inconnues qu’elle met en jeu et ◀l’▶instabilité caractéristique des passions dans ce pays.
Je parlais tout à ◀l’▶heure ◀d’▶une campagne violente. Cette épithète demande quelques explications. En Europe, ◀la▶ violence politique s’exprime par des bagarres et des injures, par une fanatique intolérance ◀de▶ part et ◀d’▶autre. En Amérique, il s’agit ◀de▶ quelque chose qui rappelle beaucoup plus ◀la▶ violence ◀d’▶un match ◀de▶ football. M. Willkie et même Mrs Willkie ont reçu quelques œufs sur ◀la▶ tête, mais ces manifestations somme toute peu dangereuses, ◀de▶ ◀la▶ passion politique, sont considérées comme des tricheries regrettables, dénotant un manque ◀d’▶éducation civique très exceptionnel. Loin ◀d’▶exulter, ◀les▶ démocrates s’excusent, déplorent, sont désolés. ◀Le▶ manifestant lui-même se déclare désolé… Car ◀la▶ règle tacitement admise est ◀de▶ laisser à chaque joueur toutes ses chances, et ◀de▶ ne pas gêner son jeu davantage qu’on ne fait lors ◀d’▶un match. On peut applaudir ou huer, mais non pas entrer dans ◀le▶ terrain. Et ◀l’▶on se doit ◀d’▶applaudir également ◀les▶ points marqués par l’un et l’autre des adversaires : c’est ◀le▶ meilleur qui gagnera.
Bien que ◀la▶ presse, à peu ◀d’▶exceptions près, soutienne Willkie — comme elle soutint Landon il y a quatre ans — ◀l’▶information reste impartiale et ◀le▶ ton des critiques objectif. Un grand magazine publiait l’autre semaine deux articles en regard : l’un contre Roosevelt, par son ancien secrétaire, l’autre contre Willkie, par un ◀de▶ ses amis ◀de▶ jeunesse. ◀Les▶ deux auteurs insistaient longuement sur ◀la▶ sympathie personnelle qui ◀les▶ liait au candidat contre lequel ils proposaient cependant ◀de▶ voter. Fair play !
Ce qui frappe ◀le▶ plus un Européen fraîchement débarqué, c’est ◀l’▶absence quasi totale ◀d’▶arguments idéologiques dans ce grand débat démocratique. Toute ◀la▶ polémique se ramène à deux séries ◀d’▶arguments : arguments ◀de▶ techniciens et arguments personnels. C’est ainsi que, dans chaque journal américain, vous pourrez lire quelques articles sérieusement documentés sur ◀les▶ défauts économiques du New Deal, suivis ◀de▶ lettres ◀d’▶abonnés discutant ◀les▶ opinions publiées ◀les▶ jours précédents.
À côté de ce débat académique — recouvrant d’ailleurs des intérêts matériels et non des idées — vous trouverez des articles ◀d’▶un ton beaucoup plus mordant, relatifs aux circonstances personnelles des candidats. ◀La▶ campagne des républicains a porté, pendant plus ◀d’▶une semaine, sur un incident minuscule : ◀la▶ promotion trop rapide ◀d’▶un des fils ◀de▶ Roosevelt au grade ◀de▶ capitaine aviateur. Cet acte ◀de▶ favoritisme a été exploité à fond pour persuader ◀l’▶Américain moyen des intentions « dictatoriales » du président. ◀Les▶ partisans ◀de▶ Willkie mirent en vente un bouton-insigne portant ◀la▶ devise : « Je voudrais, moi aussi, être nommé capitaine. » ◀La▶ mode des boutons à slogans fait d’ailleurs fureur. ◀L’▶Américain n’aime guère discuter, mais il aime faire connaître son opinion. Il délègue donc ce soin à un bouton tricolore qui proclame sur sa poitrine, avec une sobre éloquence : « Je désire Willkie (ou Roosevelt) comme président. » Tout cela paraît, dans ◀l’▶ensemble, gentil, un peu puéril, mi-publicitaire mi-sportif, et ◀l’▶on a souvent peine à croire que ◀l’▶enjeu ◀de▶ cette compétition soit tout à fait pris au sérieux par ◀les▶ électeurs.
Pourtant personne n’ignore que ◀le▶ sort du pays dépendra certainement — quoique ◀d’▶une manière encore imprévisible — ◀de▶ ◀la▶ décision du 5 novembre. Ce jour-là, ◀les▶ Américains sauront ce qu’ils pensent en tant que nation. Ils auront cessé ◀de▶ parier.
Si Roosevelt ◀l’▶emporte, ◀les▶ événements suivront leur cours actuel, et ◀le▶ programme ◀de▶ défense nationale deviendra un programme nationaliste. En somme, ◀l’▶opposition des deux candidats peut être assez bien résumée par cette formule : C’est ◀l’▶opposition ◀d’▶un aristocrate socialisant — Roosevelt — et ◀d’▶un autoritaire plébéien, s’accusant réciproquement ◀de▶ tendances antidémocratiques.
◀La▶ seule conclusion claire qui se dégage ◀de▶ ces paradoxes politiques me paraît être ◀la▶ suivante : Quoi qu’il arrive ◀le▶ 5 novembre, ◀l’▶unanimité des Américains se reformera toujours sur ◀le▶ mot d’ordre : démocratie. Car « démocratie », dans ce pays, n’est pas un terme usé comme il ◀l’▶était en France, mais un synonyme ◀de▶ santé civique, ◀de▶ volonté humaine et ◀de▶ liberté chrétienne. Non seulement ◀d’▶espoir, mais ◀de▶ force.