(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « Blind alley of Europe (1941) » pp. 1-6

Blind alley of Europe (1941)k

« De quoi s’agit-il ? » avait coutume de dire le maréchal Foch. Posons-nous la question pendant qu’il en est temps, avant qu’une nouvelle phase du Blitzkrieg ne vienne absorber nos esprits dans l’actualité immédiate, où se perdent les grandes lignes de l’histoire.

Les causes directes de la guerre sont le problème national des minorités (Sudètes, Dantzig, etc.) et le problème économique de la répartition des matières premières (pétrole, acier, blé, colonies, etc.). La solution pacifique de ces questions ne pouvait être trouvée que dans le fédéralisme. L’Europe ayant refusé de se fédérer, les totalitaires ont essayé d’imposer leur solution, qui est l’unification forcée.

Pour y parvenir, ils avaient un moyen extrêmement simple : déclencher la guerre. Car ils savaient très bien qu’une guerre moderne contraint les deux adversaires à unifier leur économie et leurs pouvoirs, c’est-à-dire que du seul fait de leur déclarer la guerre, ils allaient forcer les démocraties à adopter des méthodes totalitaires. Et cela n’a pas manqué de se produire : mobilisation de l’industrie et de la main-d’œuvre, pleins pouvoirs politiques en France et en Angleterre. Tout ce que les libéraux et capitalistes déclaraient impossible et funeste en temps de paix est devenu possible et désirable du seul fait de la guerre. Mais les totalitaires ne sont pas en meilleure posture : ayant commencé une guerre au nom du nationalisme, ils sont en train de détruire les cadres nationaux, sapant ainsi les fondements de leur doctrine. Leur triomphe même les prive de l’avantage d’être les seuls États centralisés et capables de mener une guerre ; d’autre part, il les prive de l’appui dynamique des revendications raciales et minoritaires. Ainsi, pour les raisons mêmes qui expliquent leurs succès, les totalitaires ne peuvent remporter qu’une victoire stérile, équivalant à une défaite : ils détruisent la pratique de la démocratie chez leurs ennemis, mais ils détruisent aussi leur propre mystique nationaliste. Et plus la guerre dure, moins il y a de chances de restaurer soit cette pratique, soit cette mystique. Dès maintenant, des destructions irrémédiables ont été accomplies.

La démocratie française, par exemple, était pratiquement capitaliste, parlementaire et individualiste. Personne ne croit, ou n’oserait sérieusement soutenir qu’après cette guerre, quel que soit d’ailleurs le vainqueur, le capitalisme libéral pourra être rebâti en France ; que les partis traditionnels pourront s’y reconstituer ; et que l’individualisme du petit-bourgeois pourra redevenir la morale civique admise.

De l’autre côté, l’annexion des Tchèques et des Polonais, ou certains transferts de populations comme celui qui est train de s’opérer de Bessarabie en Lorraine française, réduisent à néant les dernières illusions qu’on pouvait entretenir sur le nationalisme des nazis et sur l’intangibilité des minorités historiques. Cela non plus ne pourra pas être refait. Ces précédents ne pourront pas être supprimés. Dès maintenant, l’idée nationale est aussi profondément atteinte que la pratique démocratique. Or l’idéal démocratique pourra difficilement survivre à la ruine des pratiques qui lui étaient liées, et le pouvoir matériel des totalitaires pourra difficilement se maintenir sans mystique revendicatrice.

Sur ces ruines déjà accomplies, Hitler et Churchill continuent leur lutte mortelle. Comment pourraient-ils s’arrêter ? Quel sens pourrait avoir leur « paix » ? C’est ce qu’un homme comme Mr Lindbergh, qui a pourtant traversé l’Océan (et donc il devrait tout savoir…) a échoué jusqu’ici à nous faire entrevoir. Mais d’autre part, que peuvent espérer l’un et l’autre parti de leur victoire, s’ils l’obtiennent ? Et que peuvent souhaiter les peuples de l’Europe actuellement soumis ou occupés ?

1. Hitler

Sa force se nourrit des contradictions de l’Europe et des défauts de la démocratie. Il a compris, ou plutôt senti, qu’il y avait une contradiction insurmontable entre notre économie capitaliste libérale et les souverainetés étatiques ; entre nos théories sur la justice sociale et notre pratique de la lutte des classes ; entre notre attachement au droit international et notre politique de l’intérêt national. Il a manœuvré de façon à aggraver ces antagonismes dans les démocraties, tout en les surmontant à l’intérieur du Reich, c’est-à-dire en faisant de sa nation tout entière une classe prolétarienne. À l’individualisme intenable des démocraties, il a opposé l’exemple d’une communauté militaire que beaucoup ont pris pour une vraie communauté. Grâce à la puissance que dégageait sa combinaison instable et explosive des notions de classe et de nation, il a fait sauter les vieilles structures de l’Europe, les vieilles barrières qui s’opposaient à l’union des peuples. Mais en même temps, il détruit tous les germes vivants d’une union future : valeurs universelles de culture, de droit, de raison, de religion. Il a détruit les internationales, mais il détruit maintenant les bases nationales de sa mystique. Que reste-t-il du national-socialisme ? Un socialisme sans doctrine, sans générosité, sans signification humaine ; une mobilisation permanente, un système purement technique et pénitentiaire de répartition du travail et des biens matériels. Cette machinerie sans âme pourra-t-elle jamais fonctionner ? Je répondrai par un exemple. L’envahisseur avait prophétisé : le 15 juin j’entrerai dans Paris. Il y est entré le 14, mais ce n’était plus Paris… Car voici l’impuissance tragique de ce conquérant victorieux : tout ce qu’il veut saisir se change à son approche — Midas de l’ère prolétarienne — en fer tordu, en pierraille lépreuse. Et telle est sa défaite irrémédiable devant l’esprit, devant le sentiment, devant ce qui fait la valeur de la vie, et qui permet à la vie de durer. Qu’il fasse dix fois le tour du monde ! Il ne rencontrera jamais que le fracas du néant mécanique. Quand il aura fait table rase de l’Europe et de ses traditions, ce magicien sera sans force, et son mouvement mourra dans le calme plat, sous les épaves, comme une vague après la tempête. Mrs Lindbergh, qui croit que les vagues avancent, en dépit de toute expérience, et qu’il n’y a qu’à se laisser porter, n’en retirera qu’un violent mal de mer. Pendant ce temps, heureusement pour nous tous, « Britannia rules the waves » du présent. Mais vers quoi navigue-t-elle ?

2. Churchill

Il dit comme Clemenceau : Je fais la guerre. Ne me parlez pas d’autres buts que de la gagner, c’est mon job. Cette simplification n’est qu’un sophisme. Car Churchill oublie que pour gagner cette guerre-ci, il faut d’abord gagner les peuples qui la font. Or les peuples ne s’intéressent qu’à la paix. Le meilleur moyen de perdre la guerre actuelle, c’est de n’avoir aucune autre idée que de la gagner d’abord. Car c’est n’avoir aucune idée de ce que peut signifier humainement l’expression « gagner la guerre ».

La force de Churchill est ambiguë. Elle est faite d’une part de l’attachement de la bourgeoisie à l’ordre ancien — déjà détruit dans ses assises par la guerre — et d’autre part de l’attachement des peuples à certains espoirs que permettait l’ordre ancien, malgré lui. Le seul moyen de rendre ces espoirs dynamiques et efficaces, serait de les désolidariser nettement de ce qui, dans l’ordre ancien, est déjà condamné. Mais Churchill paraît redouter les conséquences de cette déclaration. Il voit mal, ou craint de voir, la réalisation de ces espoirs. C’est pourquoi il voit mal, ou refuse de montrer ce que signifierait la victoire. D’où les erreurs de sa politique et l’inefficacité de sa propagande. Il parle aux Italiens de leur roi, qui n’est plus rien, de Mazzini et de Garibaldi, qu’ils ont oubliés, et il leur demande de revenir à l’« ordre » de 1919, qu’ils méprisent. Il n’ose pas leur dire franchement : vous êtes affamés et battus, le prix de la vie a augmenté chez vous de 42 %, l’Angleterre devient socialiste, renversez-donc votre tyran et joignez-vous à notre révolution ! Ces paroles ne seraient que trop bien entendues. Il le craint. Mais on ne peut pas remporter une victoire que l’on craint. Là encore, nous allons vers un point mort, vers une mortelle neutralisation des forces, qui n’est pas un espoir de paix réelle.

3. Les peuples de l’Europe

Je ne pense pas qu’il soit utile de multiplier les enquêtes pour savoir ce que pensent les peuples envahis. Car il y a peu de possibilités diverses. Il est clair que tous, dans leur écrasante majorité, souhaitent et attendent la fin du cauchemar totalitaire. Mais il est clair aussi qu’ils ne peuvent pas imaginer la suite. Ils souhaitent la victoire anglaise qui chasserait les envahisseurs. Mais ils ne croient plus à la victoire de la « démocratie » telle qu’ils l’ont connue. Certes, la présence des nazis dans l’Ouest, des Russes dans l’Est, leur fait sentir durement ce qu’est la privation de liberté, mais ils ne peuvent plus lier leur espoir de liberté aux institutions parlementaires, à la lutte des partis, au jeu secret des ploutocrates, au nationalisme verbal, à tout ce qui faisait naguère la substance de la vie politique dite démocratique. Le mot démocratie a perdu pour eux ce sens quasi mystique qu’il conserve en Amérique. (Non pas que la démocratie soit fausse ou impossible, mais aux yeux des Français, par exemple, elle a été avortée par la guerre et la défaite de son contenu d’espérance). Ils ne veulent plus d’un régime qui les a menés où ils en sont. Ils ne veulent pas davantage du régime qui prétend le remplacer. Ce régime nouveau ne pourrait être renversé pratiquement que par les Anglais. Mais les Anglais ne seront capables de triompher militairement que si les peuples vaincus se soulèvent contre leurs maîtres. Or ils ne se soulèveront pas pour rétablir la « démocratie », au sens ancien, que Churchill paraît croire suffisant.

Cette analyse nous conduit à une constatation extrêmement importante : pour la première fois, depuis des siècles, l’Europe ne possède plus d’utopie vivante, de mythe du futur. En 1918, les peuples pouvaient rêver un avenir socialiste, ou une ligue des nations. Lénine leur proposait une tactique révolutionnaire nouvelle ; Wilson, une organisation politique internationale. En 1941, on ne leur offre rien que du vieux ou de l’inhumain. Marxisme, capitalisme, internationales et nationalisme, ont clairement fait faillite. Il ne subsiste en Europe qu’un seul État qui représente une démocratie réelle et acceptable : la confédération des cantons suisses ; au-delà de l’Europe, qu’un seul État qui représente un espoir de force libérale : la confédération des USA.

Blind alley. Tout est remis en question. Dans les camps d’internés et de démobilisés, en France, les hommes découvrent et discutent les problèmes élémentaires : qu’est-ce que l’autorité ? que vaut la religion ? la violence est-elle légitime ? peut-on se fédérer ? Le passage des populations a créé des contacts imprévus. Les cadres nationaux craquent. Les idéologies meurent. De toutes ces négations, que pourrait-il sortir ? Un appel aux États-Unis du Monde ? Encore faudrait-il le formuler, lui donner des symboles, une doctrine, une morale, et une tactique immédiatement utilisable…