Blind alley of Europe (1941)k
« De▶ quoi s’agit-il ? » avait coutume ◀de▶ dire ◀le▶ maréchal Foch. Posons-nous ◀la▶ question pendant qu’il en est temps, avant qu’une nouvelle phase du Blitzkrieg ne vienne absorber nos esprits dans ◀l’▶actualité immédiate, où se perdent ◀les▶ grandes lignes ◀de▶ ◀l’▶histoire.
◀Les▶ causes directes ◀de▶ ◀la▶ guerre sont ◀le▶ problème national des minorités (Sudètes, Dantzig, etc.) et ◀le▶ problème économique ◀de▶ ◀la▶ répartition des matières premières (pétrole, acier, blé, colonies, etc.). ◀La▶ solution pacifique ◀de▶ ces questions ne pouvait être trouvée que dans ◀le▶ fédéralisme. ◀L’▶Europe ayant refusé ◀de▶ se fédérer, ◀les▶ totalitaires ont essayé ◀d’▶imposer leur solution, qui est ◀l’▶unification forcée.
Pour y parvenir, ils avaient un moyen extrêmement simple : déclencher ◀la▶ guerre. Car ils savaient très bien qu’une guerre moderne contraint ◀les▶ deux adversaires à unifier leur économie et leurs pouvoirs, c’est-à-dire que du seul fait ◀de▶ leur déclarer ◀la▶ guerre, ils allaient forcer ◀les▶ démocraties à adopter des méthodes totalitaires. Et cela n’a pas manqué ◀de▶ se produire : mobilisation ◀de▶ ◀l’▶industrie et ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre, pleins pouvoirs politiques en France et en Angleterre. Tout ce que ◀les▶ libéraux et capitalistes déclaraient impossible et funeste en temps ◀de▶ paix est devenu possible et désirable du seul fait ◀de▶ ◀la▶ guerre. Mais ◀les▶ totalitaires ne sont pas en meilleure posture : ayant commencé une guerre au nom du nationalisme, ils sont en train de détruire ◀les▶ cadres nationaux, sapant ainsi ◀les▶ fondements ◀de▶ leur doctrine. Leur triomphe même ◀les▶ prive ◀de▶ ◀l’▶avantage ◀d’▶être ◀les▶ seuls États centralisés et capables ◀de▶ mener une guerre ; d’autre part, il ◀les▶ prive ◀de▶ ◀l’▶appui dynamique des revendications raciales et minoritaires. Ainsi, pour ◀les▶ raisons mêmes qui expliquent leurs succès, ◀les▶ totalitaires ne peuvent remporter qu’une victoire stérile, équivalant à une défaite : ils détruisent ◀la▶ pratique ◀de▶ ◀la▶ démocratie chez leurs ennemis, mais ils détruisent aussi leur propre mystique nationaliste. Et plus ◀la▶ guerre dure, moins il y a ◀de▶ chances ◀de▶ restaurer soit cette pratique, soit cette mystique. Dès maintenant, des destructions irrémédiables ont été accomplies.
◀La▶ démocratie française, par exemple, était pratiquement capitaliste, parlementaire et individualiste. Personne ne croit, ou n’oserait sérieusement soutenir qu’après cette guerre, quel que soit d’ailleurs ◀le▶ vainqueur, ◀le▶ capitalisme libéral pourra être rebâti en France ; que ◀les▶ partis traditionnels pourront s’y reconstituer ; et que ◀l’▶individualisme du petit-bourgeois pourra redevenir ◀la▶ morale civique admise.
◀De▶ l’autre côté, ◀l’▶annexion des Tchèques et des Polonais, ou certains transferts ◀de▶ populations comme celui qui est train ◀de▶ s’opérer ◀de▶ Bessarabie en Lorraine française, réduisent à néant ◀les▶ dernières illusions qu’on pouvait entretenir sur ◀le▶ nationalisme des nazis et sur ◀l’▶intangibilité des minorités historiques. Cela non plus ne pourra pas être refait. Ces précédents ne pourront pas être supprimés. Dès maintenant, ◀l’▶idée nationale est aussi profondément atteinte que ◀la▶ pratique démocratique. Or ◀l’▶idéal démocratique pourra difficilement survivre à ◀la▶ ruine des pratiques qui lui étaient liées, et ◀le▶ pouvoir matériel des totalitaires pourra difficilement se maintenir sans mystique revendicatrice.
Sur ces ruines déjà accomplies, Hitler et Churchill continuent leur lutte mortelle. Comment pourraient-ils s’arrêter ? Quel sens pourrait avoir leur « paix » ? C’est ce qu’un homme comme Mr Lindbergh, qui a pourtant traversé ◀l’▶Océan (et donc il devrait tout savoir…) a échoué jusqu’ici à nous faire entrevoir. Mais d’autre part, que peuvent espérer l’un et l’autre parti ◀de▶ leur victoire, s’ils ◀l’▶obtiennent ? Et que peuvent souhaiter ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe actuellement soumis ou occupés ?
1. Hitler
Sa force se nourrit des contradictions ◀de▶ ◀l’▶Europe et des défauts ◀de▶ ◀la▶ démocratie. Il a compris, ou plutôt senti, qu’il y avait une contradiction insurmontable entre notre économie capitaliste libérale et ◀les▶ souverainetés étatiques ; entre nos théories sur ◀la▶ justice sociale et notre pratique ◀de▶ ◀la▶ lutte des classes ; entre notre attachement au droit international et notre politique ◀de▶ ◀l’▶intérêt national. Il a manœuvré de façon à aggraver ces antagonismes dans ◀les▶ démocraties, tout en ◀les▶ surmontant à ◀l’▶intérieur du Reich, c’est-à-dire en faisant ◀de▶ sa nation tout entière une classe prolétarienne. À ◀l’▶individualisme intenable des démocraties, il a opposé ◀l’▶exemple ◀d’▶une communauté militaire que beaucoup ont pris pour une vraie communauté. Grâce à ◀la▶ puissance que dégageait sa combinaison instable et explosive des notions ◀de▶ classe et ◀de▶ nation, il a fait sauter ◀les▶ vieilles structures ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀les▶ vieilles barrières qui s’opposaient à ◀l’▶union des peuples. Mais en même temps, il détruit tous ◀les▶ germes vivants ◀d’▶une union future : valeurs universelles ◀de▶ culture, ◀de▶ droit, ◀de▶ raison, ◀de▶ religion. Il a détruit ◀les▶ internationales, mais il détruit maintenant ◀les▶ bases nationales ◀de▶ sa mystique. Que reste-t-il du national-socialisme ? Un socialisme sans doctrine, sans générosité, sans signification humaine ; une mobilisation permanente, un système purement technique et pénitentiaire ◀de▶ répartition du travail et des biens matériels. Cette machinerie sans âme pourra-t-elle jamais fonctionner ? Je répondrai par un exemple. ◀L’▶envahisseur avait prophétisé : ◀le▶ 15 juin j’entrerai dans Paris. Il y est entré ◀le▶ 14, mais ce n’était plus Paris… Car voici ◀l’▶impuissance tragique ◀de▶ ce conquérant victorieux : tout ce qu’il veut saisir se change à son approche — Midas ◀de▶ ◀l’▶ère prolétarienne — en fer tordu, en pierraille lépreuse. Et telle est sa défaite irrémédiable devant ◀l’▶esprit, devant ◀le▶ sentiment, devant ce qui fait ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ vie, et qui permet à ◀la▶ vie ◀de▶ durer. Qu’il fasse dix fois ◀le▶ tour du monde ! Il ne rencontrera jamais que ◀le▶ fracas du néant mécanique. Quand il aura fait table rase ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ses traditions, ce magicien sera sans force, et son mouvement mourra dans ◀le▶ calme plat, sous ◀les▶ épaves, comme une vague après ◀la▶ tempête. Mrs Lindbergh, qui croit que ◀les▶ vagues avancent, en dépit de toute expérience, et qu’il n’y a qu’à se laisser porter, n’en retirera qu’un violent mal ◀de▶ mer. Pendant ce temps, heureusement pour nous tous, « Britannia rules the waves » du présent. Mais vers quoi navigue-t-elle ?
2. Churchill
Il dit comme Clemenceau : Je fais ◀la▶ guerre. Ne me parlez pas d’autres buts que ◀de▶ ◀la▶ gagner, c’est mon job. Cette simplification n’est qu’un sophisme. Car Churchill oublie que pour gagner cette guerre-ci, il faut d’abord gagner ◀les▶ peuples qui ◀la▶ font. Or ◀les▶ peuples ne s’intéressent qu’à ◀la▶ paix. ◀Le▶ meilleur moyen ◀de▶ perdre ◀la▶ guerre actuelle, c’est ◀de▶ n’avoir aucune autre idée que ◀de▶ ◀la▶ gagner d’abord. Car c’est n’avoir aucune idée ◀de▶ ce que peut signifier humainement ◀l’▶expression « gagner ◀la▶ guerre ».
◀La▶ force ◀de▶ Churchill est ambiguë. Elle est faite d’une part ◀de▶ ◀l’▶attachement ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie à ◀l’▶ordre ancien — déjà détruit dans ses assises par ◀la▶ guerre — et d’autre part ◀de▶ ◀l’▶attachement des peuples à certains espoirs que permettait ◀l’▶ordre ancien, malgré lui. ◀Le▶ seul moyen ◀de▶ rendre ces espoirs dynamiques et efficaces, serait ◀de▶ ◀les▶ désolidariser nettement ◀de▶ ce qui, dans ◀l’▶ordre ancien, est déjà condamné. Mais Churchill paraît redouter ◀les▶ conséquences ◀de▶ cette déclaration. Il voit mal, ou craint ◀de▶ voir, ◀la▶ réalisation ◀de▶ ces espoirs. C’est pourquoi il voit mal, ou refuse ◀de▶ montrer ce que signifierait ◀la▶ victoire. ◀D’▶où ◀les▶ erreurs ◀de▶ sa politique et ◀l’▶inefficacité ◀de▶ sa propagande. Il parle aux Italiens ◀de▶ leur roi, qui n’est plus rien, ◀de▶ Mazzini et ◀de▶ Garibaldi, qu’ils ont oubliés, et il leur demande ◀de▶ revenir à ◀l’▶« ordre » ◀de▶ 1919, qu’ils méprisent. Il n’ose pas leur dire franchement : vous êtes affamés et battus, ◀le▶ prix ◀de▶ ◀la▶ vie a augmenté chez vous ◀de▶ 42 %, ◀l’▶Angleterre devient socialiste, renversez-donc votre tyran et joignez-vous à notre révolution ! Ces paroles ne seraient que trop bien entendues. Il ◀le▶ craint. Mais on ne peut pas remporter une victoire que ◀l’▶on craint. Là encore, nous allons vers un point mort, vers une mortelle neutralisation des forces, qui n’est pas un espoir ◀de▶ paix réelle.
3. ◀Les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe
Je ne pense pas qu’il soit utile ◀de▶ multiplier ◀les▶ enquêtes pour savoir ce que pensent ◀les▶ peuples envahis. Car il y a peu de possibilités diverses. Il est clair que tous, dans leur écrasante majorité, souhaitent et attendent ◀la▶ fin du cauchemar totalitaire. Mais il est clair aussi qu’ils ne peuvent pas imaginer ◀la▶ suite. Ils souhaitent ◀la▶ victoire anglaise qui chasserait ◀les▶ envahisseurs. Mais ils ne croient plus à ◀la▶ victoire ◀de▶ ◀la▶ « démocratie » telle qu’ils ◀l’▶ont connue. Certes, ◀la▶ présence des nazis dans ◀l’▶Ouest, des Russes dans ◀l’▶Est, leur fait sentir durement ce qu’est ◀la▶ privation ◀de▶ liberté, mais ils ne peuvent plus lier leur espoir ◀de▶ liberté aux institutions parlementaires, à ◀la▶ lutte des partis, au jeu secret des ploutocrates, au nationalisme verbal, à tout ce qui faisait naguère ◀la▶ substance ◀de▶ ◀la▶ vie politique dite démocratique. ◀Le▶ mot démocratie a perdu pour eux ce sens quasi mystique qu’il conserve en Amérique. (Non pas que ◀la▶ démocratie soit fausse ou impossible, mais aux yeux des Français, par exemple, elle a été avortée par ◀la▶ guerre et ◀la▶ défaite ◀de▶ son contenu ◀d’▶espérance). Ils ne veulent plus ◀d’▶un régime qui ◀les▶ a menés où ils en sont. Ils ne veulent pas davantage du régime qui prétend ◀le▶ remplacer. Ce régime nouveau ne pourrait être renversé pratiquement que par ◀les▶ Anglais. Mais ◀les▶ Anglais ne seront capables ◀de▶ triompher militairement que si ◀les▶ peuples vaincus se soulèvent contre leurs maîtres. Or ils ne se soulèveront pas pour rétablir ◀la▶ « démocratie », au sens ancien, que Churchill paraît croire suffisant.
Cette analyse nous conduit à une constatation extrêmement importante : pour la première fois, depuis des siècles, ◀l’▶Europe ne possède plus ◀d’▶utopie vivante, ◀de▶ mythe du futur. En 1918, ◀les▶ peuples pouvaient rêver un avenir socialiste, ou une ligue des nations. Lénine leur proposait une tactique révolutionnaire nouvelle ; Wilson, une organisation politique internationale. En 1941, on ne leur offre rien que du vieux ou ◀de▶ ◀l’▶inhumain. Marxisme, capitalisme, internationales et nationalisme, ont clairement fait faillite. Il ne subsiste en Europe qu’un seul État qui représente une démocratie réelle et acceptable : ◀la▶ confédération des cantons suisses ; au-delà ◀de▶ ◀l’▶Europe, qu’un seul État qui représente un espoir ◀de▶ force libérale : ◀la▶ confédération des USA.
Blind alley. Tout est remis en question. Dans ◀les▶ camps ◀d’▶internés et ◀de▶ démobilisés, en France, ◀les▶ hommes découvrent et discutent ◀les▶ problèmes élémentaires : qu’est-ce que ◀l’▶autorité ? que vaut ◀la▶ religion ? ◀la▶ violence est-elle légitime ? peut-on se fédérer ? ◀Le▶ passage des populations a créé des contacts imprévus. ◀Les▶ cadres nationaux craquent. ◀Les▶ idéologies meurent. ◀De▶ toutes ces négations, que pourrait-il sortir ? Un appel aux États-Unis du Monde ? Encore faudrait-il ◀le▶ formuler, lui donner des symboles, une doctrine, une morale, et une tactique immédiatement utilisable…