Le▶ fédéralisme : un fait et une volonté (1941)j
◀La▶ question du fédéralisme se confond aujourd’hui avec celle des buts ◀de▶ guerre. Elle n’est plus seulement un problème intérieur pour des États comme ◀les▶ USA, ◀l’▶Empire britannique et ◀la▶ Suisse, mais un problème mondial ◀d’▶extrême urgence. Jusqu’ici ◀le▶ fédéralisme n’était qu’un héritage traditionnel pour ◀les▶ pays que je viens de nommer. Désormais, il apparaît aux meilleurs esprits comme ◀la▶ seule alternative au totalitarisme, ◀le▶ seul avenir possible ◀d’▶un monde pacifié.
◀De▶ là ◀les▶ plans, plus ou moins vagues ou utopiques, proposés et soutenus par des hommes comme Clarence Streit (Union Now) et Coudenhove-Kalergi (Paneuropa). ◀De▶ là ◀les▶ souhaits réitérés par certains leaders politiques, chefs ◀d’▶Églises, ou directeurs ◀de▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶opinion publique. Il n’est pas jusqu’aux totalitaires, staliniens ou hitlériens, qui n’aient parlé à ◀l’▶occasion ◀de▶ fédération mondiale.
En opposant dans ◀les▶ pages qui suivent ◀le▶ fédéralisme traditionnel, né ◀de▶ nécessités historiques et géographiques, au fédéralisme utopique, né ◀de▶ désirs moraux et ◀d’▶idéologies pacifistes ou utilitaires, je n’ai pas ◀l’▶intention ◀d’▶exalter le premier aux dépens du second. Je voudrais simplement tirer ◀de▶ ◀l’▶histoire certaines conclusions pratiques et théoriques faute desquelles nos meilleurs plans ◀d’▶avenir resteront ce qu’ils sont actuellement : ◀de▶ ◀l’▶utopie.
Enfin, comme Suisse, héritier ◀de▶ ◀la▶ plus ancienne tradition fédéraliste — six siècles et demi cette année — je voudrais adresser aux partisans du fédéralisme « utopique » dont je partage ◀les▶ espoirs, pour leur rappeler qu’un certain empirisme est ◀la▶ condition même ◀de▶ tout effort fédérateur.
◀L’▶exemple suisse est minuscule au regard des tâches qui attendent notre génération. Mais il est concluant. Il peut et doit servir ◀d’▶avertissement par ses échecs non moins que par ses réussites. Il représente une « expérience-témoin » opérée dans ◀le▶ concret et ◀la▶ durée ◀de▶ ◀l’▶histoire. À tout ◀le▶ moins pourrons-nous en déduire ce qu’il ne faut pas faire si ◀l’▶on veut réussir une fédération universelle.
I
Il se peut que ◀le▶ fédéralisme n’ait été à son origine qu’une nécessité naturelle. Il se peut que durant des siècles, il soit demeuré une pratique terre à terre, et n’en ait que mieux fonctionné. Ce qui est certain, c’est qu’une praxis ne peut rayonner et créer qu’avec ◀l’▶appui ◀d’▶une theoria, à partir ◀d’▶un certain moment.
Ce moment est venu. Nous y sommes. Dans ◀la▶ révolution du xx e siècle, ceux qui se taisent n’ont peut-être pas tort, mais ils sont certainement battus. ◀L’▶« arme secrète » dont on parle souvent, c’est simplement ◀la▶ propagande. Toute propagande est efficace, voilà ◀le▶ principe tactique fondamental ◀de▶ notre siècle. Si aucune contre-propagande n’entre en action pour ◀la▶ neutraliser, toute propagande obtient un certain rendement qui varie entre 5 % (dans ◀les▶ pays ◀d’▶opinion « libre ») et 98 % (d’autres pays).
Il y a donc aujourd’hui pour ◀le▶ fédéralisme une nécessité ◀de▶ s’exprimer, quand ce ne serait que pour se défendre. En même temps, une possibilité se révèle, ◀d’▶élargissement continental et même mondial. Mais afin de nous mettre en mesure ◀de▶ prêcher ◀le▶ fédéralisme, il nous faut savoir ◀d’▶où il vient, à quoi il tend, et quelle est son essence.
Dans ◀le▶ temps, dans ◀le▶ monde du péché, tout commence par ◀la▶ nécessité, et tend à nous y enfermer. Dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶esprit, tout s’ouvre et se libère, devient grâce et devient nouveauté. ◀L’▶action réelle, c’est ◀de▶ passer du monde ◀de▶ ◀la▶ nécessité à celui ◀de▶ ◀la▶ liberté. Cet acte seul nous rend humains et nous maintient à hauteur ◀d’▶homme. (Pas question ◀de▶ monter jusqu’à ◀l’▶ange ; nous avons bien assez à faire à ne point retomber à ◀la▶ bête.)
Ainsi pour ◀le▶ fédéralisme. Qu’il soit né ◀de▶ ◀la▶ géographie, c’est un fait dont il faut partir sous peine ◀d’▶utopie pernicieuse. Mais il faut en « partir » justement, si ◀l’▶on veut qu’il révèle son sens. Aucun fait n’a ◀de▶ sens en soi. ◀L’▶esprit seul donne un sens aux données dans lesquelles notre histoire prit son départ. ◀Les▶ données matérielles du fédéralisme conditionnent notre destinée, mais ne ◀la▶ déterminent pas. À négliger cette distinction, nous tomberions dans un « géographisme » fort voisin du racisme, et qui ne serait à tout prendre qu’une des formes du matérialisme moderne, disons ◀la▶ forme poétique. Or rien n’est plus artificiel, plus utopique, que ◀le▶ matérialisme, ◀d’▶où qu’il vienne. Cette doctrine n’est en fait qu’un ressentiment. Elle naît toujours des déceptions ◀de▶ ◀l’▶idéalisme et ◀de▶ ses lacunes. Elle est toujours une revanche des instincts, une nostalgie des éléments concrets que ◀l’▶idéalisme, en son orgueil naïf, avait cru pouvoir négliger. Mais ◀l’▶abus ne doit pas nous interdire ◀l’▶usage. ◀La▶ réponse à ◀l’▶idéalisme déficient ne doit pas être ◀le▶ matérialisme, mais ◀l’▶idéalisme efficient : ◀la▶ foi qui œuvre.
Ces considérations générales valent aussi bien pour ◀les▶ US que pour ◀le▶ Commonwealth britannique ou ◀la▶ Confédération suisse. Mais dans ce dernier cas, il est particulièrement aisé ◀de▶ ◀les▶ illustrer avec précision.
◀La▶ position géographique ◀de▶ ◀la▶ Suisse semble ◀l’▶avoir prédestinée à un statut fédéraliste. ◀Le▶ compartimentage des régions montagneuses appelle une forme politique tout opposée à celle qui règne normalement dans ◀les▶ landes ◀de▶ Prusse ou ◀les▶ steppes ◀de▶ ◀l’▶Asie. ◀Le▶ fait géographique que ◀le▶ massif du Gothard est ◀le▶ seul point où un seul col permette ◀de▶ traverser ◀les▶ Alpes suffit à expliquer ce grand fait historique : « ◀l’▶immédiateté impériale » (c’est-à-dire ◀le▶ droit ◀de▶ ne rendre ◀de▶ comptes qu’au chef du Saint-Empire, et non pas aux seigneurs locaux) accordée aux trois premiers cantons, et fondant ◀la▶ liberté suisse. Mais dès cet instant-là, ◀les▶ facteurs historiques apparaissent beaucoup plus déterminants que ◀la▶ nature, qui se borne à leur fournir un point ◀de▶ fixation. C’est ◀l’▶esprit des communes italiennes qui donne ◀l’▶impulsion décisive lors de ◀la▶ fondation des premières ligues, dans ◀les▶ Grisons et au Tessin, dès ◀la▶ fin du xii e siècle ; puis, sur l’autre versant du Gothard, aux environs ◀de▶ 1291. En vérité, dès ce début, c’est ◀la▶ mission spéciale confiée aux cantons primitifs — j’entends ◀la▶ garde du col du Gothard, seul lien physique entre ◀les▶ deux moitiés du Saint-Empire — qui définit ◀l’▶existence ◀de▶ ◀la▶ Suisse et assure son indépendance. ◀La▶ nécessité ◀de▶ s’entraider et ◀le▶ besoin ◀d’▶indépendance des montagnards existaient aussi bien dans ◀le▶ reste des Alpes : ce qui leur a permis ◀de▶ se réaliser en ce point très précis ◀de▶ ◀l’▶espace et du temps, ce n’est pas seulement ◀le▶ fait physique ◀de▶ ◀l’▶ouverture du col du Gothard, mais c’est aussi ◀le▶ fait sociologique des idées qui passèrent ◀le▶ col. Le premier conditionne le second, mais c’est le second qui détermine des actes. Et surtout, dominant l’un et l’autre, il y a ◀l’▶idée et ◀l’▶idéal du Saint-Empire, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, dont il faut protéger ◀le▶ cœur.
Toute ◀l’▶histoire suisse, à partir de ces temps, illustre ce même équilibre entre ◀les▶ conditions ◀de▶ fait et ◀les▶ volontés ◀de▶ ◀l’▶esprit. C’est une interminable interaction ◀de▶ ◀l’▶idéal et ◀de▶ ◀la▶ nécessité, ◀de▶ ◀l’▶intérêt local et ◀de▶ ◀l’▶intérêt commun, ◀de▶ ◀la▶ petite patrie et ◀de▶ ◀l’▶Empire. Peu à peu, ◀le▶ Gothard perdra son importance économique, mais il prendra ◀la▶ valeur ◀d’▶un symbole, et ◀la▶ mission des Suisses s’élargira. Peu à peu, ◀de▶ nouveaux cantons s’allieront aux communes du Gothard. Un réseau compliqué ◀de▶ pactes reliera ◀les▶ villes aux campagnes. Et chaque fois que l’un des cantons voudra prendre ◀la▶ tête ◀de▶ ◀la▶ Ligue, il trouvera tous ◀les▶ autres unis contre sa volonté ◀d’▶hégémonie. Ainsi jusqu’à ◀la▶ fin du xv e siècle.
À ce moment, ◀la▶ puissance matérielle et ◀la▶ grandeur territoriale viendront tenter ◀les▶ Suisses, « premiers soldats ◀de▶ ◀l’▶Europe ». ◀L’▶Italie s’ouvre à eux, ◀la▶ Souabe et ◀la▶ Bourgogne… Vont-ils faillir à leur mission ? ◀La▶ Garde ◀de▶ ◀l’▶Europe sera-t-elle un coup ◀d’▶État, et trahissant ◀l’▶Empire, deviendra-t-elle impérialiste pour son compte ? C’est alors qu’éclate ◀la▶ Réforme.
◀Les▶ historiens modernes accusent parfois Zwingli ◀d’▶avoir brisé ◀l’▶essor guerrier des Suisses, leur élan vers ◀la▶ mer et ◀l’▶aventure. En vérité, Zwingli nous a sauvés, ◀la▶ Réforme a sauvé ◀la▶ Suisse. Un grand État participant aux luttes des puissances nationales en formation ne pouvait être gouverné par ◀les▶ cantons dépourvus ◀de▶ pouvoir central. Ou bien ce pouvoir central aurait dû être improvisé, et c’eût été ◀la▶ fin ◀de▶ notre fédéralisme ; ou bien ◀les▶ provinces annexées auraient pris une trop grande influence, et c’eût été ◀la▶ guerre perpétuelle jusqu’au démembrement inévitable. ◀La▶ division des Suisses en deux camps religieux eut au moins pour effet ◀de▶ tuer en germe ◀l’▶ambition centralisatrice, chez ceux-là mêmes qui devaient y rêver, ◀les▶ Zurichois et ◀les▶ Bernois, citoyens des deux villes ◀les▶ plus puissantes ◀de▶ ◀la▶ Ligue.
Dès lors, ◀la▶ Suisse est ramenée à sa mission exceptionnelle. ◀Les▶ deux partis renoncent aux appuis étrangers, et c’est ◀le▶ nouveau fondement ◀de▶ notre neutralité. Ils accommodent leurs exigences aux nécessités ◀de▶ ◀l’▶union, et c’est ◀le▶ nouveau fondement ◀de▶ notre fédéralisme. Ainsi ◀l’▶on a passé progressivement ◀d’▶une alliance avant tout nécessaire à une alliance beaucoup plus spirituelle. Et quand celle-ci sera stabilisée, après ◀les▶ guerres civiles et religieuses du xviii e siècle, ◀la▶ Confédération sera capable ◀d’▶intégrer et des races et des langues nouvelles : c’est ce qui se produit au commencement du siècle suivant. Par ◀le▶ rattachement sur pied ◀d’▶égalité des cantons italiens et romands. Notre fédéralisme actuel ne date légalement que ◀de▶ 1848, et ce n’est même qu’à partir de 1919 que son statut légal a pris force ◀de▶ vie. (Quand ◀le▶ « fossé » entre Suisses allemands et français eût été comblé.)
Nous sommes donc au sommet ◀de▶ notre histoire, si ◀l’▶on admet que ◀le▶ sens ◀de▶ cette histoire est ◀de▶ créer et ◀d’▶illustrer ◀la▶ réalité fédérale.
Cependant, ◀de▶ nouveaux problèmes, et des plus graves, sollicitent un progrès nouveau et décisif. ◀L’▶économie vient remettre en question ◀les▶ succès obtenus dans d’autres plans. ◀La▶ Suisse, moins que tout autre pays ◀d’▶Europe, peut rêver ◀d’▶autarchie. Elle ne produit pas ◀de▶ matières premières, et dépend entièrement du complexe industriel des puissances qui ◀l’▶entourent. Son fédéralisme politique ne pourra donc subsister que s’il peut s’intégrer à un fédéralisme économique européen.
II
◀La▶ force des choses — qui n’est qu’une traduction automatique ◀de▶ ◀la▶ faiblesse des hommes — fait aujourd’hui ◀de▶ ◀la▶ politique traditionnelle du fédéralisme helvétique une sorte ◀de▶ programme et même ◀de▶ manifeste nettement antitotalitaire.
Par ◀la▶ force des choses, ◀l’▶union paisible ◀de▶ deux religions, ◀de▶ quatre langues, ◀de▶ 22 républiques, et ◀de▶ je ne sais combien ◀de▶ races en un État qui ◀les▶ respecte, cette union prend ◀l’▶allure à la fois ◀d’▶un antiracisme déclaré et ◀d’▶un antinationalisme.
Par ◀la▶ force des choses, ◀la▶ pratique séculaire et instructive ◀d’▶une méthode ◀d’▶arrangements empiriques, c’est-à-dire non rationalistes, prend ◀l’▶allure ◀d’▶un antijacobinisme, ou ◀d’▶un antimarxisme.
Par ◀la▶ force des choses enfin, ◀la▶ préférence accordée par ◀les▶ Suisses à ◀la▶ coutume sur ◀la▶ loi ; leur goût ◀d’▶utiliser ce qui existe plutôt que ◀de▶ décréter sur table rase ; leur refus ◀d’▶opposer pathétiquement ◀la▶ tradition et ◀le▶ progrès, tout cela prend ◀l’▶allure ◀d’▶une réaction contre ◀les▶ « mystiques » et ◀les▶ mythes, apparemment contradictoires, ◀de▶ ◀la▶ révolution européenne.19
◀L’▶instinct contrecarré devient conscience ; ◀la▶ coutume attaquée devient programme ; ◀la▶ pratique remise en question par une propagande agressive se voit contrainte ◀de▶ développer pour sa défense une théorie.
Nous vivons ce moment ◀de▶ ◀l’▶histoire où ◀le▶ fédéralisme, s’il veut durer, doit devenir à son tour missionnaire.
Telle est sa crise : ou se nier, ou triompher, mais sur le plan ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, puis du globe.
◀Le▶ grand danger ◀de▶ ◀l’▶heure présente, pour ◀la▶ Suisse, je ◀le▶ vois dans ce fait qu’elle doit se formuler. Elle doit dire ce qui allait sans dire et qui alors n’en allait que mieux. Elle s’expose à son risque maximum : celui ◀de▶ décoller ◀de▶ ses bases concrètes, perdant ainsi en force originelle ce qu’elle pourrait gagner en conscience ◀de▶ ses fins.
De même pour ◀le▶ fédéralisme européen. Un sentiment commun se formait peu à peu, depuis ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914-1918. ◀La▶ SDN fut l’un ◀de▶ ses symptômes, bien faible encore. ◀L’▶idée ◀d’▶un réseau ◀de▶ pactes bilatéraux, ou à trois, ou à quatre, en fut un autre. Dans ◀les▶ deux cas, ◀le▶ sentiment fédéraliste fut promptement détourné au profit ◀de▶ politiques ◀d’▶hégémonie. Toutefois ce sentiment ne cessait pas ◀de▶ croître et ◀de▶ se renforcer dans la plupart des peuples. ◀La▶ guerre actuelle est venue ◀le▶ fouetter. Brusquement ◀la▶ question se pose ◀de▶ fédérer ◀l’▶Europe dès ◀la▶ paix rétablie. Mais parce qu’elle se pose brusquement, elle risque ◀d’▶être mal posée. J’entends qu’elle risque ◀de▶ ne susciter que des plans rationnels et des systèmes.
Or tout système, fût-il nommé fédéraliste, est unitaire par essence, et donc antifédéraliste. Il ◀l’▶est dans son esprit, il ◀le▶ sera donc aussi, et fatalement, dans son application. ◀Le▶ fédéralisme réel est ◀le▶ contraire absolu ◀d’▶un système, toujours conçu par un cerveau et à partir ◀d’▶une seule idée, ◀d’▶un centre abstrait. Je définirais même ◀le▶ fédéralisme comme un refus constant et instinctif ◀de▶ recourir aux solutions systématiques.
Ceci ne signifie pas d’ailleurs que ◀la▶ fédération mondiale puisse se passer ◀d’▶une philosophie ◀de▶ ◀la▶ cité, laquelle suppose nécessairement une certaine définition ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ son destin, terrestre ou divin. Essayons ◀d’▶en esquisser ◀les▶ bases.
III
Aujourd’hui apparaît au concret ◀le▶ problème, ou ◀la▶ nécessité ◀d’▶une philosophie fédéraliste. Car lorsqu’il s’agit ◀de▶ prévoir, ◀l’▶empirisme reste nécessaire, mais n’est plus suffisant. ◀La▶ vue doit s’élargir ; et le premier horizon qu’il nous soit permis ◀d’▶embrasser, à nous ◀les▶ Suisses, c’est celui ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, non tel groupe ◀de▶ puissances voisines. Or ◀l’▶Europe est un idéal, une civilisation et un esprit, bien plus qu’une entité géographique. (« Cap de l’Asie », dit Valéry…)
Notre fédéralisme suisse, par exemple, ne peut durer que si nous lui donnons pour fin ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Occident. Et celle-ci ne pourra prendre forme qu’au sein d’une fédération mondiale, pour des raisons économiques qui sautent aux yeux, et pour bien d’autres. Mais une fédération mondiale ne peut s’établir solidement que sur une conception universaliste et concrète du destin ◀de▶ ◀l’▶homme.
Promouvoir une fédération, ce n’est pas créer un nouvel ordre systématique, simple ◀de▶ lignes, clair et satisfaisant pour ◀la▶ logique. Fédérer, c’est tout simplement arranger ensemble des réalités concrètes. Pour être en mesure ◀de▶ comprendre vraiment ◀la▶ véritable alternative politique ◀de▶ notre temps — totalitarisme ou fédéralisme (et non point gauche ou droite, capitalisme libre ou étatisme, communisme ou fascisme, et autres attrape-nigauds) — , il faut avoir compris au moins cette chose très simple et des plus quotidiennes : ◀la▶ différence infinie qui existe entre « faire ◀le▶ ◀l’▶ordre » sur une table ◀de▶ travail et « arranger » des papiers. Il arrive que ma femme ◀de▶ ménage fasse ◀de▶ ◀l’▶ordre à son idée dans mon bureau : c’est une petite catastrophe totalitaire ! ◀Les▶ dossiers sont « mis au pas », alignés et empilés, rien ne dépasse et tout est brouillé. Pour moi, quand j’arrange mes feuilles en une série ◀de▶ liasses ou ◀d’▶éventails, je ne tiens pas compte ◀de▶ leur format ou ◀de▶ leur couleur, mais ◀de▶ ce que j’ai écrit dessus. Et c’est pourquoi je m’y retrouve avec aisance. C’est là mon ordre personnel, mon « arrangement » fédéraliste, conforme au sens et aux qualités propres à chacun ◀de▶ ces feuillets, conforme aussi à mon usage pratique ; tenant compte des uns et ◀de▶ l’autre, dans une mesure que je ne songe pas définir, mais que m’indique à coup sûr mon travail, j’entends ◀l’▶œuvre que j’ai en train.
(Il n’y a pas ◀de▶ petits exemples pour qui sait lire ◀le▶ réel dans ◀le▶ texte original, et ne se contente pas ◀de▶ résumés traduits.)
Prenons maintenant ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ fédération suisse. En vérité ce ne sont ni ◀les▶ idées qui ont « inspiré » son statut primitif, ni ◀la▶ nature qui ◀l’▶a « dicté » ; mais ce statut est né ◀de▶ ◀l’▶arrangement tout empirique ◀de▶ réalités très diverses, voire même très hétéroclites : ◀la▶ nature compartimentée des régions alpestres, ◀l’▶ouverture du col du Gothard au xiii e siècle, ◀l’▶influence du mouvement des communes italiennes, ◀l’▶instinct germanique ◀de▶ ◀la▶ liberté armée, ◀la▶ rivalité entre ◀l’▶empereur et ◀les▶ grands vassaux, ◀la▶ nécessité et ◀l’▶habitude du travail en équipe pour cultiver ◀la▶ terre dans ces parages. Tout cela s’exprime plus ou moins consciemment dans ◀le▶ pacte fameux ◀de▶ 1291, qui fonde officiellement ◀la▶ Confédération.
Cette confédération primitive, nous ◀l’▶avons vue s’accroître organiquement par un jeu ◀d’▶alliances très complexes, qui se chevauchent sans jamais se recouvrir exactement. ◀Le▶ noyau primitif des cantons forestiers s’allie aux villes ◀de▶ Lucerne et Zurich ; puis conquiert avec ◀l’▶aide ◀de▶ Zurich ◀les▶ pays ◀de▶ Glaris et ◀de▶ Zoug ; puis ◀les▶ libère et s’allie avec eux ; puis s’allie avec Berne, qui par là devient ◀l’▶allié au second degré des autres cantons ; Berne, ensuite, noue des liens particuliers avec Zurich, et d’autre part se soumet Vaud et ◀l’▶Argovie, etc., etc. Il faudrait ici plusieurs pages pour énumérer simplement tous ces traités enchevêtrés, qui se résoudront finalement dans un traité unique et uniforme instituant ◀l’▶État fédératif.
Pendant des siècles, ◀la▶ Confédération n’a donc point ◀de▶ centre légal, ◀de▶ capitale, ni ◀de▶ constitution. Elle ne connaît et ne tolère nulle hégémonie dans son sein. Sa diète se réunit comme spontanément, ici ou là, et n’a pas ◀de▶ pouvoirs bien définis, mais seulement une autorité, souvent décisive d’ailleurs.
Plusieurs cantons se trouvent appartenir à deux ou trois réseaux ◀d’▶alliances, lesquelles ne sont pas toujours réciproques dans toutes leurs obligations. (Comme si ◀de▶ nos jours, deux pays concluaient un pacte qui pour l’un serait ◀d’▶assistance obligatoire, pour l’autre seulement ◀de▶ non-agression.)
◀D’▶où vient que cette fédération ait triomphé ◀de▶ toutes ◀les▶ crises ◀d’▶une histoire violente et complexe ? ◀Le▶ secret ◀de▶ sa force est à peine formulable : il est ◀de▶ ◀l’▶ordre du sentiment. Oui, ce n’est guère qu’un sentiment communautaire informulé — je dirais même soigneusement informulé — qui tient ensemble ces pays.
◀La▶ crise réelle ne commencera qu’au jour où ce sentiment sera dit, traduit en lois, et par là même, soumis au risque de se voir discuté ; à partir de 1848 — date ◀de▶ notre première constitution centrale — et surtout à partir de 1941.
Le premier enseignement négatif ◀de▶ notre petite expérience, nous venons de ◀le▶ voir : c’est qu’il faut renoncer à tout système pour promouvoir une fédération. Il faut partir ◀d’▶une connaissance aussi intime que possible des diversités nationales, et ◀de▶ leurs aspects ◀les▶ plus originaux. On ne fédère pas des ressemblances superficielles ou partielles (langue, race, voisinage géographique), mais des différences essentielles qui se révèlent complémentaires. Qu’on ne dise plus : « Renonçons à ce qui nous distingue et soulignons ce qui nous unit. » Car c’est justement sur ◀la▶ base des distinctions et des diversités reconnues et légitimées que se nouent ◀les▶ unions fécondes. ◀L’▶union fédéraliste est un mariage, et non pas un alignement économique, militaire et géométrique.
Le second enseignement négatif, c’est qu’il faut renoncer à ◀l’▶idée ◀d’▶une hégémonie éducatrice et organisatrice ◀de▶ ◀la▶ future fédération.
Beaucoup de gens s’imaginent que ◀l’▶Europe ne peut être fédérée que par ◀l’▶action ◀d’▶une grande puissance. Ce fut ◀l’▶idée ◀de▶ Napoléon. C’est peut-être ◀l’▶idée ◀d’▶Hitler. C’est aussi celle ◀de▶ certains neutres admirateurs ◀de▶ ◀l’▶Angleterre, et je ◀le▶ pressens, ◀de▶ Union Now. Ici, ◀la▶ Suisse peut dire : regardez-moi ! Je n’ai réussi à vivre et à durer qu’en combattant sans cesse toute tentative hégémonique dans ◀la▶ fédération, et cela dès les premiers jours, dès ◀le▶ temps ou ◀les▶ petits cantons s’unirent contre Zurich qui voulait tout mener.
Il se peut que ◀l’▶union projetée entre ◀les▶ USA et ◀l’▶Angleterre soit ◀le▶ germe ◀d’▶une fédération, il est certain que ce germe sera tué si l’un ◀de▶ ces États, ou tous ◀les▶ deux ensemble, conçoivent ◀la▶ fédération mondiale comme un corps dont ils seraient ◀la▶ tête. C’est ◀le▶ renoncement à toute idée ◀d’▶hégémonie qui est créateur ◀de▶ ◀la▶ fédération.
Introduisons ici une notion nouvelle : ◀le▶ paradoxe essentiel du fédéralisme, qui est ◀la▶ prise au sérieux ◀de▶ ◀l’▶expression s’unir dans ◀la▶ diversité. ◀Les▶ systèmes unitaires ou totalitaires sont faciles à concevoir et à réaliser : il suffit ◀de▶ dompter ◀l’▶opposition. Mais ◀le▶ fédéralisme implique ◀la▶ vitalité ◀d’▶un grand nombre ◀d’▶éléments opposés, et leur harmonisation. C’est là tout ◀le▶ problème.
◀Le▶ mot « fédéralisme », en Suisse, a pris ◀de▶ nos jours, chez ◀les▶ conservateurs, ◀le▶ sens restreint et inexact ◀d’▶autonomie ◀de▶ ◀la▶ région ou du canton, et ◀d’▶opposition systématique au centre. Être « fédéraliste », en Suisse française surtout, c’est refuser par principe tout ce qui vient de Berne, capitale ◀de▶ ◀la▶ fédération. Cela revient à une sorte ◀de▶ nationalisme local. Au contraire, ◀le▶ mot allemand qui correspond à fédération : Bund, insiste uniquement sur ◀l’▶union centrale. Or quand nous parlons ◀de▶ fédéralisme, nous devons entendre à la fois ◀l’▶union et ◀l’▶autonomie des parties qui s’unissent ; à la fois un pour tous et tous pour un, ◀les▶ deux membres ◀de▶ notre vieille devise helvétique.
IV
◀Le▶ fédéralisme est une éducation mutuelle, plutôt qu’une éducation autoritaire. C’est en quoi il est véritablement personnaliste.
◀La▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne est à mon sens ◀la▶ seule philosophie acceptable pour ◀le▶ fédéraliste. Je définis ◀la▶ personne comme ◀l’▶homme à la fois libre et engagé, — à la fois autonome et solidaire, à la fois conscient ◀de▶ sa vocation unique et des implications sociales ◀de▶ cette vocation.
◀Le▶ personnalisme n’est pas une moyenne, un « parti du centre », un juste milieu entre ◀l’▶individualisme atomisant et ◀le▶ collectivisme agglutinant. Au contraire ! ◀Le▶ personnalisme est ◀la▶ position centrale, dont ◀l’▶individualisme et ◀le▶ collectivisme ne sont que des déviations morbides.
Quand ◀l’▶homme oublie qu’il est responsable ◀de▶ sa vocation devant ◀la▶ communauté, il devient individualiste. Quand il oublie qu’il est responsable ◀de▶ sa vocation devant Dieu et devant lui-même, il devient collectiviste.
Or ◀l’▶individualisme et ◀le▶ collectivisme aboutissent identiquement à ◀l’▶étatisme centralisateur, aux systèmes gigantesques et abstraits, sur lesquels ◀l’▶homme n’a plus ◀de▶ prises, et qui n’ont plus ◀d’▶autre moteur que ◀l’▶inhumaine « force ◀les▶ choses ».
◀La▶ méthode, ou mieux : ◀l’▶attitude personnaliste, peut seule résoudre ◀le▶ conflit permanent au sein de toute fédération : celui qui oppose ◀le▶ pouvoir central et ◀l’▶autonomie des régions fédérées.
Car une personne, au sens où je ◀l’▶ai définie, sait qu’elle doit normalement sacrifier à ◀l’▶ensemble une part ◀de▶ ses prérogatives, si elle veut rester en mesure ◀d’▶exercer concrètement sa vocation. Mais d’autre part, elle sait aussi que ◀l’▶ensemble — ou ◀le▶ pouvoir central — n’a ◀d’▶autre fin que ◀de▶ sauvegarder ◀les▶ libertés individuelles, par où j’entends ◀l’▶exercice libre des vocations. Pour ◀la▶ personne, point ◀de▶ contradiction ◀de▶ principe entre ces deux nécessités vitales : centralisation et autonomie. Reste à résoudre ◀la▶ difficulté pratique ◀de▶ leur dosage dans ◀les▶ institutions.
À cet égard, ◀le▶ mouvement personnaliste français (surtout ◀le▶ groupe ◀de▶ l’Ordre nouveau) me paraît avoir indiqué ◀la▶ seule méthode praticable. Il s’agit selon lui ◀de▶ reconnaître par une enquête technique, en tous domaines, quelles sont ◀les▶ activités créatrices exigeant donc ◀l’▶autonomie, et quelles sont ◀les▶ activités mécaniques exigeant ◀la▶ centralisation. Dans ◀le▶ domaine industriel, cette enquête n’est plus à faire ; n’importe quel chef d’entreprise connaît exactement ◀la▶ différence entre un ouvrier qualifié et un manœuvre. ◀La▶ solution fédéraliste en économie est alors celle-ci : centraliser tout ce qui est ◀de▶ ◀l’▶ordre du travail « indifférencié » ou parcellaire, afin de permettre une plus grande autonomie des entreprises qualifiées. L’Ordre nouveau proposait par exemple ◀d’▶instituer un service civil industriel ◀de▶ quelques mois, assurant à chaque entreprise libre une main-d’œuvre à bas prix ou gratuite. ◀D’▶où ◀la▶ possibilité ◀de▶ supprimer ◀la▶ condition prolétarienne ; ◀la▶ suppression du chômage périodique et technologique ; ◀la▶ possibilité ◀d’▶adapter ◀la▶ production à ◀la▶ consommation sans créer ◀de▶ troubles sociaux ou ◀de▶ nomadisme ; et une éducation sociale et morale des participants (analogue à celle du service militaire en Suisse). Je ne puis indiquer ici que ◀le▶ principe ◀de▶ cette solution. Mais cela suffit à faire voir comment une attitude personnaliste se traduit normalement dans tous ◀les▶ plans — et jusque dans ◀le▶ détail ◀de▶ ◀la▶ « pratique » — par un dépassement des vieux conflits. Au lieu de ◀la▶ lutte stérile, dont souffrent ◀la▶ Suisse et ◀les▶ USA entre ◀le▶ parti des centralisateurs et ◀le▶ parti des libéraux (ou régionalistes), ◀le▶ personnaliste envisage ◀la▶ recherche en commun ◀d’▶un arrangement technique orienté par une conscience vigilante des buts derniers ◀de▶ toute fédération. Faute ◀d’▶une conscience claire ◀de▶ ces buts, ◀les▶ mesures pratiques que ◀l’▶on prendra seront toujours, ◀de▶ fait, antifédéralistes.
V
Le troisième enseignement négatif que nous devons tirer ◀de▶ ◀l’▶expérience suisse est ◀d’▶un ordre plus quotidien et intime. ◀Le▶ morcellement ◀d’▶un pays — ou demain ◀de▶ ◀l’▶Europe et du monde — en régions autonomes et ◀de▶ faible étendue, a pour avantage ◀d’▶écarter toute possibilité ◀d’▶impérialisme, tout gigantisme inhumain, tout délire ◀de▶ puissance. Mais il peut avoir pour inconvénient ◀de▶ restreindre ◀les▶ horizons, et ◀de▶ créer une certaine médiocrité ◀d’▶esprit, rançon ◀de▶ ◀la▶ grandeur matérielle sacrifiée. Nous sommes ici en présence d’une maladie spécifique du fédéralisme.
Elle se manifeste par divers symptômes non trompeurs : intolérance morale, timidité intellectuelle, méfiance à l’égard du voisin ◀de▶ langue ou ◀de▶ confession, crainte perpétuelle ◀d’▶être majorisé.
Notons que cette maladie a fait son apparition en Suisse à partir du moment où ◀les▶ cantons ont conclu une alliance unique et uniforme, au lieu qu’auparavant chacun faisait partie ◀de▶ plusieurs réseaux ◀d’▶alliances superposées. Ainsi chacun s’est refermé sur soi, tendant à une espèce boiteuse ◀d’▶autarcie. Chacun s’est trouvé isolé en présence de tous ◀les▶ autres. ◀D’▶où sa timidité déguisée en prudence et tolérance, par gain ◀de▶ paix ou par faiblesse. ◀D’▶où sa crainte ◀de▶ s’affirmer trop nettement différent. ◀D’▶où finalement ◀l’▶espèce ◀de▶ gêne morale, puis ◀d’▶intolérance sourde et larvée qui paralyse ◀les▶ esprits « trop » entreprenants.
Pour prévenir cette maladie, il est essentiel ◀d’▶insister sur ◀le▶ caractère non systématique et non unitaire du fédéralisme sain. Il est essentiel que ◀les▶ groupes, ou ◀les▶ individus qui ◀les▶ composent, gardent ◀le▶ droit, ◀le▶ souci et ◀le▶ goût ◀de▶ se rattacher à plusieurs organismes supra-régionaux.
Je préciserai par un exemple très concret : en Suisse, ◀les▶ esprits ◀les▶ plus libres et ◀les▶ plus personnels sont ceux qui se rattachent : sentimentalement à une région ou canton ; légalement, à une commune, et c’est par là seulement qu’ils sont citoyens ◀de▶ ◀l’▶État suisse ; religieusement à une Église dont ◀les▶ frontières sont bien plus vastes que celles ◀de▶ ◀l’▶État ; intellectuellement, à l’une des grandes cultures voisines ; etc., et cela en toute conscience et authenticité ; non seulement par ◀le▶ fait (naissance ou tradition), mais encore et surtout par volonté. Leur esprit, leur personne, retrouvent ainsi plusieurs grandes dimensions, au-delà des limites ◀de▶ leur canton natal, et sans nul détriment pour ce dernier, bien au contraire. Tandis que ◀les▶ petits esprits intolérants sont ceux qui ne conçoivent ◀le▶ « fédéralisme » que sous ◀la▶ forme du Kantönligeist, c’est-à-dire ◀d’▶un patriotisme autarcique et totalitaire en miniature ; ceux qui veulent être ◀de▶ leur canton d’abord ou uniquement, et appellent cela « fédéralisme », alors qu’ils ruinent ◀le▶ principe même dont ils forment ◀le▶ nom ◀de▶ leur parti.
◀La▶ formule ◀de▶ ◀la▶ tyrannie maxima est celle ◀de▶ ◀l’▶État qui prétend que ses frontières douanières et politiques soient en même temps celles ◀de▶ ◀la▶ religion des citoyens, ◀de▶ leur culture, ◀de▶ leur honneur, ◀de▶ leur amour… sinon ◀de▶ leur avidité. C’est ◀la▶ formule même du totalitarisme.
Construire ◀la▶ fédération européenne, ce sera peut-être simplement développer tout d’abord, et affirmer, une pluralité ◀d’▶organismes déjà existants, religieux, culturels, linguistiques, idéologiques ou économiques, à condition qu’ils aient ceci ◀de▶ commun : ◀l’▶œcuménicité, ◀la▶ volonté ◀de▶ relativiser ◀les▶ frontières politiques. (Nul besoin ◀d’▶abolir celles-ci, comme ◀le▶ voulaient ◀les▶ Internationales : si ◀l’▶on garde ◀le▶ droit ◀de▶ ◀les▶ déborder dans plusieurs domaines, elles gardent aussi leur légitimité relative.)
VI
◀La▶ fédération universelle, si elle se fait, sera faite par des personnes, et non point par des troupes, au sens politicien du terme.
◀Les▶ troupes, ◀les▶ masses, portent automatiquement au pouvoir des systèmes totalitaires. ◀Les▶ personnes, telles que je ◀les▶ définis, ne peuvent vouloir qu’un organisme fédéral.
Or il existe en Suisse (et c’est une ressemblance de plus avec ◀les▶ USA) un « personnel » plus apte qu’aucun autre à préparer ◀les▶ bases ◀de▶ ◀la▶ fédération.
C’est ◀le▶ charisme ◀de▶ ◀la▶ Suisse que ◀de▶ produire des hommes dont ◀la▶ fonction est avant tout ◀de▶ connaître ◀l’▶Europe et ◀le▶ monde : juges et négociateurs ◀d’▶accords internationaux, cosmopolites ou Suisses ◀de▶ ◀l’▶étranger (il y a aujourd’hui 5 millions ◀de▶ citoyens suisses, dont 500 000 habitent à ◀l’▶étranger), directeurs ◀d’▶unions universelles, secrétaires ◀d’▶alliances œcuméniques, membres du Comité international ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge, etc. ◀Le▶ « Suisse international » est un homme qui peut et doit connaître ◀l’▶Europe par tradition, par goût et par nécessité. Et ◀la▶ connaître non pour ◀l’▶utiliser au bénéfice ◀de▶ quelque impérialisme, mais ◀la▶ connaître pour ◀la▶ faire. Pour ◀la▶ servir, et non pour s’en servir.
◀La▶ mission historique ◀de▶ ◀la▶ Suisse fut, à partir du xiii e siècle, ◀de▶ garder libres pour ◀les▶ peuples et ◀les▶ princes ◀les▶ cols du centre ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mission pratique, devenue symbolique. Désormais, il nous appartient ◀d’▶en proclamer ◀la▶ signification moderne : c’est ◀la▶ défense du cœur spirituel ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀la▶ garde montée autour du drapeau rouge à ◀la▶ ◀croix▶ blanche, où ◀le▶ rouge est couleur ◀d’▶empire, c’est-à-dire ◀d’▶union des nations, et ◀la▶ ◀croix▶ signe ◀de▶ salut, ◀de▶ sacrifice ◀de▶ soi, et ◀d’▶espérance.
Gardienne des cols par où s’échangent ◀les▶ richesses, gardienne ◀de▶ ◀l’▶idéal ◀d’▶où renaîtra ◀la▶ paix si Dieu ◀le▶ veut, ◀la▶ Suisse tient ◀les▶ clés ◀de▶ ◀l’▶Europe, et c’est là sa vraie vocation. Elle est ◀le▶ lieu et ◀la▶ formule, ◀le▶ génie tutélaire ◀de▶ ◀l’▶empire.
◀De▶ cet empire, on a bien dit que nous sommes le dernier vestige. Toute ◀la▶ question est ◀de▶ savoir si c’est là notre dernier mot — ou le premier ◀d’▶un chapitre nouveau ; toute ◀la▶ question est ◀de▶ savoir si ce vestige ne va pas devenir un germe !
Un germe, ce n’est jamais grand : ◀l’▶image convient à notre taille. Encore faut-il que ◀le▶ petit grain soit fécondé…
Il y a beaucoup à faire pour que ◀la▶ Suisse puisse prétendre à jouer ◀le▶ rôle ◀d’▶un germe ◀d’▶une Europe nouvelle. Mais il y va ◀de▶ notre indépendance autant que ◀de▶ ◀la▶ paix occidentale. Si nous n’embrassons pas cette mission-là, ◀l’▶histoire aura tôt fait, n’en doutons pas, ◀d’▶accepter notre démission — soit volontaire, soit forcée.
VII
Puissent ces quelques remarques éveiller en Amérique un écho fraternel, et davantage : ◀le▶ désir ◀de▶ traduire en termes proprement américains — et c’est facile — ◀les▶ leçons qui se dégagent ◀de▶ ◀l’▶expérience suisse, si petite, mais en même temps si chargée ◀de▶ significations séculaires. Beaucoup de choses dépendent en Europe du fait suisse, ◀de▶ ce paradoxe miraculeusement maintenu au cœur du continent. Mais presque tout dépend, dans ◀le▶ monde actuel, ◀de▶ ◀la▶ volonté américaine. Que ce fait puisse contribuer à éclairer cette volonté, c’est toute ◀l’▶ambition ◀de▶ ces pages.