(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « Le fédéralisme : un fait et une volonté (1941) » pp. 1-18

Le fédéralisme : un fait et une volonté (1941)j

La question du fédéralisme se confond aujourd’hui avec celle des buts de guerre. Elle n’est plus seulement un problème intérieur pour des États comme les USA, l’Empire britannique et la Suisse, mais un problème mondial d’extrême urgence. Jusqu’ici le fédéralisme n’était qu’un héritage traditionnel pour les pays que je viens de nommer. Désormais, il apparaît aux meilleurs esprits comme la seule alternative au totalitarisme, le seul avenir possible d’un monde pacifié.

De là les plans, plus ou moins vagues ou utopiques, proposés et soutenus par des hommes comme Clarence Streit (Union Now) et Coudenhove-Kalergi (Paneuropa). De là les souhaits réitérés par certains leaders politiques, chefs d’Églises, ou directeurs de conscience de l’opinion publique. Il n’est pas jusqu’aux totalitaires, staliniens ou hitlériens, qui n’aient parlé à l’occasion de fédération mondiale.

En opposant dans les pages qui suivent le fédéralisme traditionnel, né de nécessités historiques et géographiques, au fédéralisme utopique, né de désirs moraux et d’idéologies pacifistes ou utilitaires, je n’ai pas l’intention d’exalter le premier aux dépens du second. Je voudrais simplement tirer de l’histoire certaines conclusions pratiques et théoriques faute desquelles nos meilleurs plans d’avenir resteront ce qu’ils sont actuellement : de l’utopie.

Enfin, comme Suisse, héritier de la plus ancienne tradition fédéraliste — six siècles et demi cette année — je voudrais adresser aux partisans du fédéralisme « utopique » dont je partage les espoirs, pour leur rappeler qu’un certain empirisme est la condition même de tout effort fédérateur.

L’exemple suisse est minuscule au regard des tâches qui attendent notre génération. Mais il est concluant. Il peut et doit servir d’avertissement par ses échecs non moins que par ses réussites. Il représente une « expérience-témoin » opérée dans le concret et la durée de l’histoire. À tout le moins pourrons-nous en déduire ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut réussir une fédération universelle.

I

Il se peut que le fédéralisme n’ait été à son origine qu’une nécessité naturelle. Il se peut que durant des siècles, il soit demeuré une pratique terre à terre, et n’en ait que mieux fonctionné. Ce qui est certain, c’est qu’une praxis ne peut rayonner et créer qu’avec l’appui d’une theoria, à partir d’un certain moment.

Ce moment est venu. Nous y sommes. Dans la révolution du xx e siècle, ceux qui se taisent n’ont peut-être pas tort, mais ils sont certainement battus. L’« arme secrète » dont on parle souvent, c’est simplement la propagande. Toute propagande est efficace, voilà le principe tactique fondamental de notre siècle. Si aucune contre-propagande n’entre en action pour la neutraliser, toute propagande obtient un certain rendement qui varie entre 5 % (dans les pays d’opinion « libre ») et 98 % (d’autres pays).

Il y a donc aujourd’hui pour le fédéralisme une nécessité de s’exprimer, quand ce ne serait que pour se défendre. En même temps, une possibilité se révèle, d’élargissement continental et même mondial. Mais afin de nous mettre en mesure de prêcher le fédéralisme, il nous faut savoir d’où il vient, à quoi il tend, et quelle est son essence.

Dans le temps, dans le monde du péché, tout commence par la nécessité, et tend à nous y enfermer. Dans le monde de l’esprit, tout s’ouvre et se libère, devient grâce et devient nouveauté. L’action réelle, c’est de passer du monde de la nécessité à celui de la liberté. Cet acte seul nous rend humains et nous maintient à hauteur d’homme. (Pas question de monter jusqu’à l’ange ; nous avons bien assez à faire à ne point retomber à la bête.)

Ainsi pour le fédéralisme. Qu’il soit né de la géographie, c’est un fait dont il faut partir sous peine d’utopie pernicieuse. Mais il faut en « partir » justement, si l’on veut qu’il révèle son sens. Aucun fait n’a de sens en soi. L’esprit seul donne un sens aux données dans lesquelles notre histoire prit son départ. Les données matérielles du fédéralisme conditionnent notre destinée, mais ne la déterminent pas. À négliger cette distinction, nous tomberions dans un « géographisme » fort voisin du racisme, et qui ne serait à tout prendre qu’une des formes du matérialisme moderne, disons la forme poétique. Or rien n’est plus artificiel, plus utopique, que le matérialisme, d’où qu’il vienne. Cette doctrine n’est en fait qu’un ressentiment. Elle naît toujours des déceptions de l’idéalisme et de ses lacunes. Elle est toujours une revanche des instincts, une nostalgie des éléments concrets que l’idéalisme, en son orgueil naïf, avait cru pouvoir négliger. Mais l’abus ne doit pas nous interdire l’usage. La réponse à l’idéalisme déficient ne doit pas être le matérialisme, mais l’idéalisme efficient : la foi qui œuvre.

Ces considérations générales valent aussi bien pour les US que pour le Commonwealth britannique ou la Confédération suisse. Mais dans ce dernier cas, il est particulièrement aisé de les illustrer avec précision.

La position géographique de la Suisse semble l’avoir prédestinée à un statut fédéraliste. Le compartimentage des régions montagneuses appelle une forme politique tout opposée à celle qui règne normalement dans les landes de Prusse ou les steppes de l’Asie. Le fait géographique que le massif du Gothard est le seul point où un seul col permette de traverser les Alpes suffit à expliquer ce grand fait historique : « l’immédiateté impériale » (c’est-à-dire le droit de ne rendre de comptes qu’au chef du Saint-Empire, et non pas aux seigneurs locaux) accordée aux trois premiers cantons, et fondant la liberté suisse. Mais dès cet instant-là, les facteurs historiques apparaissent beaucoup plus déterminants que la nature, qui se borne à leur fournir un point de fixation. C’est l’esprit des communes italiennes qui donne l’impulsion décisive lors de la fondation des premières ligues, dans les Grisons et au Tessin, dès la fin du xii e siècle ; puis, sur l’autre versant du Gothard, aux environs de 1291. En vérité, dès ce début, c’est la mission spéciale confiée aux cantons primitifs — j’entends la garde du col du Gothard, seul lien physique entre les deux moitiés du Saint-Empire — qui définit l’existence de la Suisse et assure son indépendance. La nécessité de s’entraider et le besoin d’indépendance des montagnards existaient aussi bien dans le reste des Alpes : ce qui leur a permis de se réaliser en ce point très précis de l’espace et du temps, ce n’est pas seulement le fait physique de l’ouverture du col du Gothard, mais c’est aussi le fait sociologique des idées qui passèrent le col. Le premier conditionne le second, mais c’est le second qui détermine des actes. Et surtout, dominant l’un et l’autre, il y a l’idée et l’idéal du Saint-Empire, c’est-à-dire de l’Europe unie, dont il faut protéger le cœur.

Toute l’histoire suisse, à partir de ces temps, illustre ce même équilibre entre les conditions de fait et les volontés de l’esprit. C’est une interminable interaction de l’idéal et de la nécessité, de l’intérêt local et de l’intérêt commun, de la petite patrie et de l’Empire. Peu à peu, le Gothard perdra son importance économique, mais il prendra la valeur d’un symbole, et la mission des Suisses s’élargira. Peu à peu, de nouveaux cantons s’allieront aux communes du Gothard. Un réseau compliqué de pactes reliera les villes aux campagnes. Et chaque fois que l’un des cantons voudra prendre la tête de la Ligue, il trouvera tous les autres unis contre sa volonté d’hégémonie. Ainsi jusqu’à la fin du xv e siècle.

À ce moment, la puissance matérielle et la grandeur territoriale viendront tenter les Suisses, « premiers soldats de l’Europe ». L’Italie s’ouvre à eux, la Souabe et la Bourgogne… Vont-ils faillir à leur mission ? La Garde de l’Europe sera-t-elle un coup d’État, et trahissant l’Empire, deviendra-t-elle impérialiste pour son compte ? C’est alors qu’éclate la Réforme.

Les historiens modernes accusent parfois Zwingli d’avoir brisé l’essor guerrier des Suisses, leur élan vers la mer et l’aventure. En vérité, Zwingli nous a sauvés, la Réforme a sauvé la Suisse. Un grand État participant aux luttes des puissances nationales en formation ne pouvait être gouverné par les cantons dépourvus de pouvoir central. Ou bien ce pouvoir central aurait dû être improvisé, et c’eût été la fin de notre fédéralisme ; ou bien les provinces annexées auraient pris une trop grande influence, et c’eût été la guerre perpétuelle jusqu’au démembrement inévitable. La division des Suisses en deux camps religieux eut au moins pour effet de tuer en germe l’ambition centralisatrice, chez ceux-là mêmes qui devaient y rêver, les Zurichois et les Bernois, citoyens des deux villes les plus puissantes de la Ligue.

Dès lors, la Suisse est ramenée à sa mission exceptionnelle. Les deux partis renoncent aux appuis étrangers, et c’est le nouveau fondement de notre neutralité. Ils accommodent leurs exigences aux nécessités de l’union, et c’est le nouveau fondement de notre fédéralisme. Ainsi l’on a passé progressivement d’une alliance avant tout nécessaire à une alliance beaucoup plus spirituelle. Et quand celle-ci sera stabilisée, après les guerres civiles et religieuses du xviii e siècle, la Confédération sera capable d’intégrer et des races et des langues nouvelles : c’est ce qui se produit au commencement du siècle suivant. Par le rattachement sur pied d’égalité des cantons italiens et romands. Notre fédéralisme actuel ne date légalement que de 1848, et ce n’est même qu’à partir de 1919 que son statut légal a pris force de vie. (Quand le « fossé » entre Suisses allemands et français eût été comblé.)

Nous sommes donc au sommet de notre histoire, si l’on admet que le sens de cette histoire est de créer et d’illustrer la réalité fédérale.

Cependant, de nouveaux problèmes, et des plus graves, sollicitent un progrès nouveau et décisif. L’économie vient remettre en question les succès obtenus dans d’autres plans. La Suisse, moins que tout autre pays d’Europe, peut rêver d’autarchie. Elle ne produit pas de matières premières, et dépend entièrement du complexe industriel des puissances qui l’entourent. Son fédéralisme politique ne pourra donc subsister que s’il peut s’intégrer à un fédéralisme économique européen.

II

La force des choses — qui n’est qu’une traduction automatique de la faiblesse des hommes — fait aujourd’hui de la politique traditionnelle du fédéralisme helvétique une sorte de programme et même de manifeste nettement antitotalitaire.

Par la force des choses, l’union paisible de deux religions, de quatre langues, de 22 républiques, et de je ne sais combien de races en un État qui les respecte, cette union prend l’allure à la fois d’un antiracisme déclaré et d’un antinationalisme.

Par la force des choses, la pratique séculaire et instructive d’une méthode d’arrangements empiriques, c’est-à-dire non rationalistes, prend l’allure d’un antijacobinisme, ou d’un antimarxisme.

Par la force des choses enfin, la préférence accordée par les Suisses à la coutume sur la loi ; leur goût d’utiliser ce qui existe plutôt que de décréter sur table rase ; leur refus d’opposer pathétiquement la tradition et le progrès, tout cela prend l’allure d’une réaction contre les « mystiques » et les mythes, apparemment contradictoires, de la révolution européenne.19

L’instinct contrecarré devient conscience ; la coutume attaquée devient programme ; la pratique remise en question par une propagande agressive se voit contrainte de développer pour sa défense une théorie.

Nous vivons ce moment de l’histoire où le fédéralisme, s’il veut durer, doit devenir à son tour missionnaire.

Telle est sa crise : ou se nier, ou triompher, mais sur le plan de l’Europe entière, puis du globe.

Le grand danger de l’heure présente, pour la Suisse, je le vois dans ce fait qu’elle doit se formuler. Elle doit dire ce qui allait sans dire et qui alors n’en allait que mieux. Elle s’expose à son risque maximum : celui de décoller de ses bases concrètes, perdant ainsi en force originelle ce qu’elle pourrait gagner en conscience de ses fins.

De même pour le fédéralisme européen. Un sentiment commun se formait peu à peu, depuis la guerre de 1914-1918. La SDN fut l’un de ses symptômes, bien faible encore. L’idée d’un réseau de pactes bilatéraux, ou à trois, ou à quatre, en fut un autre. Dans les deux cas, le sentiment fédéraliste fut promptement détourné au profit de politiques d’hégémonie. Toutefois ce sentiment ne cessait pas de croître et de se renforcer dans la plupart des peuples. La guerre actuelle est venue le fouetter. Brusquement la question se pose de fédérer l’Europe dès la paix rétablie. Mais parce qu’elle se pose brusquement, elle risque d’être mal posée. J’entends qu’elle risque de ne susciter que des plans rationnels et des systèmes.

Or tout système, fût-il nommé fédéraliste, est unitaire par essence, et donc antifédéraliste. Il l’est dans son esprit, il le sera donc aussi, et fatalement, dans son application. Le fédéralisme réel est le contraire absolu d’un système, toujours conçu par un cerveau et à partir d’une seule idée, d’un centre abstrait. Je définirais même le fédéralisme comme un refus constant et instinctif de recourir aux solutions systématiques.

Ceci ne signifie pas d’ailleurs que la fédération mondiale puisse se passer d’une philosophie de la cité, laquelle suppose nécessairement une certaine définition de l’homme et de son destin, terrestre ou divin. Essayons d’en esquisser les bases.

III

Aujourd’hui apparaît au concret le problème, ou la nécessité d’une philosophie fédéraliste. Car lorsqu’il s’agit de prévoir, l’empirisme reste nécessaire, mais n’est plus suffisant. La vue doit s’élargir ; et le premier horizon qu’il nous soit permis d’embrasser, à nous les Suisses, c’est celui de l’Europe entière, non tel groupe de puissances voisines. Or l’Europe est un idéal, une civilisation et un esprit, bien plus qu’une entité géographique. (« Cap de l’Asie », dit Valéry…)

Notre fédéralisme suisse, par exemple, ne peut durer que si nous lui donnons pour fin la fédération de l’Occident. Et celle-ci ne pourra prendre forme qu’au sein d’une fédération mondiale, pour des raisons économiques qui sautent aux yeux, et pour bien d’autres. Mais une fédération mondiale ne peut s’établir solidement que sur une conception universaliste et concrète du destin de l’homme.

Promouvoir une fédération, ce n’est pas créer un nouvel ordre systématique, simple de lignes, clair et satisfaisant pour la logique. Fédérer, c’est tout simplement arranger ensemble des réalités concrètes. Pour être en mesure de comprendre vraiment la véritable alternative politique de notre temps — totalitarisme ou fédéralisme (et non point gauche ou droite, capitalisme libre ou étatisme, communisme ou fascisme, et autres attrape-nigauds) — , il faut avoir compris au moins cette chose très simple et des plus quotidiennes : la différence infinie qui existe entre « faire le l’ordre » sur une table de travail et « arranger » des papiers. Il arrive que ma femme de ménage fasse de l’ordre à son idée dans mon bureau : c’est une petite catastrophe totalitaire ! Les dossiers sont « mis au pas », alignés et empilés, rien ne dépasse et tout est brouillé. Pour moi, quand j’arrange mes feuilles en une série de liasses ou d’éventails, je ne tiens pas compte de leur format ou de leur couleur, mais de ce que j’ai écrit dessus. Et c’est pourquoi je m’y retrouve avec aisance. C’est là mon ordre personnel, mon « arrangement » fédéraliste, conforme au sens et aux qualités propres à chacun de ces feuillets, conforme aussi à mon usage pratique ; tenant compte des uns et de l’autre, dans une mesure que je ne songe pas définir, mais que m’indique à coup sûr mon travail, j’entends l’œuvre que j’ai en train.

(Il n’y a pas de petits exemples pour qui sait lire le réel dans le texte original, et ne se contente pas de résumés traduits.)

Prenons maintenant l’exemple de la fédération suisse. En vérité ce ne sont ni les idées qui ont « inspiré » son statut primitif, ni la nature qui l’a « dicté » ; mais ce statut est né de l’arrangement tout empirique de réalités très diverses, voire même très hétéroclites : la nature compartimentée des régions alpestres, l’ouverture du col du Gothard au xiii e siècle, l’influence du mouvement des communes italiennes, l’instinct germanique de la liberté armée, la rivalité entre l’empereur et les grands vassaux, la nécessité et l’habitude du travail en équipe pour cultiver la terre dans ces parages. Tout cela s’exprime plus ou moins consciemment dans le pacte fameux de 1291, qui fonde officiellement la Confédération.

Cette confédération primitive, nous l’avons vue s’accroître organiquement par un jeu d’alliances très complexes, qui se chevauchent sans jamais se recouvrir exactement. Le noyau primitif des cantons forestiers s’allie aux villes de Lucerne et Zurich ; puis conquiert avec l’aide de Zurich les pays de Glaris et de Zoug ; puis les libère et s’allie avec eux ; puis s’allie avec Berne, qui par là devient l’allié au second degré des autres cantons ; Berne, ensuite, noue des liens particuliers avec Zurich, et d’autre part se soumet Vaud et l’Argovie, etc., etc. Il faudrait ici plusieurs pages pour énumérer simplement tous ces traités enchevêtrés, qui se résoudront finalement dans un traité unique et uniforme instituant l’État fédératif.

Pendant des siècles, la Confédération n’a donc point de centre légal, de capitale, ni de constitution. Elle ne connaît et ne tolère nulle hégémonie dans son sein. Sa diète se réunit comme spontanément, ici ou là, et n’a pas de pouvoirs bien définis, mais seulement une autorité, souvent décisive d’ailleurs.

Plusieurs cantons se trouvent appartenir à deux ou trois réseaux d’alliances, lesquelles ne sont pas toujours réciproques dans toutes leurs obligations. (Comme si de nos jours, deux pays concluaient un pacte qui pour l’un serait d’assistance obligatoire, pour l’autre seulement de non-agression.)

D’où vient que cette fédération ait triomphé de toutes les crises d’une histoire violente et complexe ? Le secret de sa force est à peine formulable : il est de l’ordre du sentiment. Oui, ce n’est guère qu’un sentiment communautaire informulé — je dirais même soigneusement informulé — qui tient ensemble ces pays.

La crise réelle ne commencera qu’au jour où ce sentiment sera dit, traduit en lois, et par là même, soumis au risque de se voir discuté ; à partir de 1848 — date de notre première constitution centrale — et surtout à partir de 1941.

Le premier enseignement négatif de notre petite expérience, nous venons de le voir : c’est qu’il faut renoncer à tout système pour promouvoir une fédération. Il faut partir d’une connaissance aussi intime que possible des diversités nationales, et de leurs aspects les plus originaux. On ne fédère pas des ressemblances superficielles ou partielles (langue, race, voisinage géographique), mais des différences essentielles qui se révèlent complémentaires. Qu’on ne dise plus : « Renonçons à ce qui nous distingue et soulignons ce qui nous unit. » Car c’est justement sur la base des distinctions et des diversités reconnues et légitimées que se nouent les unions fécondes. L’union fédéraliste est un mariage, et non pas un alignement économique, militaire et géométrique.

Le second enseignement négatif, c’est qu’il faut renoncer à l’idée d’une hégémonie éducatrice et organisatrice de la future fédération.

Beaucoup de gens s’imaginent que l’Europe ne peut être fédérée que par l’action d’une grande puissance. Ce fut l’idée de Napoléon. C’est peut-être l’idée d’Hitler. C’est aussi celle de certains neutres admirateurs de l’Angleterre, et je le pressens, de Union Now. Ici, la Suisse peut dire : regardez-moi ! Je n’ai réussi à vivre et à durer qu’en combattant sans cesse toute tentative hégémonique dans la fédération, et cela dès les premiers jours, dès le temps ou les petits cantons s’unirent contre Zurich qui voulait tout mener.

Il se peut que l’union projetée entre les USA et l’Angleterre soit le germe d’une fédération, il est certain que ce germe sera tué si l’un de ces États, ou tous les deux ensemble, conçoivent la fédération mondiale comme un corps dont ils seraient la tête. C’est le renoncement à toute idée d’hégémonie qui est créateur de la fédération.

Introduisons ici une notion nouvelle : le paradoxe essentiel du fédéralisme, qui est la prise au sérieux de l’expression s’unir dans la diversité. Les systèmes unitaires ou totalitaires sont faciles à concevoir et à réaliser : il suffit de dompter l’opposition. Mais le fédéralisme implique la vitalité d’un grand nombre d’éléments opposés, et leur harmonisation. C’est là tout le problème.

Le mot « fédéralisme », en Suisse, a pris de nos jours, chez les conservateurs, le sens restreint et inexact d’autonomie de la région ou du canton, et d’opposition systématique au centre. Être « fédéraliste », en Suisse française surtout, c’est refuser par principe tout ce qui vient de Berne, capitale de la fédération. Cela revient à une sorte de nationalisme local. Au contraire, le mot allemand qui correspond à fédération : Bund, insiste uniquement sur l’union centrale. Or quand nous parlons de fédéralisme, nous devons entendre à la fois l’union et l’autonomie des parties qui s’unissent ; à la fois un pour tous et tous pour un, les deux membres de notre vieille devise helvétique.

IV

Le fédéralisme est une éducation mutuelle, plutôt qu’une éducation autoritaire. C’est en quoi il est véritablement personnaliste.

La philosophie de la personne est à mon sens la seule philosophie acceptable pour le fédéraliste. Je définis la personne comme l’homme à la fois libre et engagé, — à la fois autonome et solidaire, à la fois conscient de sa vocation unique et des implications sociales de cette vocation.

Le personnalisme n’est pas une moyenne, un « parti du centre », un juste milieu entre l’individualisme atomisant et le collectivisme agglutinant. Au contraire ! Le personnalisme est la position centrale, dont l’individualisme et le collectivisme ne sont que des déviations morbides.

Quand l’homme oublie qu’il est responsable de sa vocation devant la communauté, il devient individualiste. Quand il oublie qu’il est responsable de sa vocation devant Dieu et devant lui-même, il devient collectiviste.

Or l’individualisme et le collectivisme aboutissent identiquement à l’étatisme centralisateur, aux systèmes gigantesques et abstraits, sur lesquels l’homme n’a plus de prises, et qui n’ont plus d’autre moteur que l’inhumaine « force les choses ».

La méthode, ou mieux : l’attitude personnaliste, peut seule résoudre le conflit permanent au sein de toute fédération : celui qui oppose le pouvoir central et l’autonomie des régions fédérées.

Car une personne, au sens où je l’ai définie, sait qu’elle doit normalement sacrifier à l’ensemble une part de ses prérogatives, si elle veut rester en mesure d’exercer concrètement sa vocation. Mais d’autre part, elle sait aussi que l’ensemble — ou le pouvoir central — n’a d’autre fin que de sauvegarder les libertés individuelles, par où j’entends l’exercice libre des vocations. Pour la personne, point de contradiction de principe entre ces deux nécessités vitales : centralisation et autonomie. Reste à résoudre la difficulté pratique de leur dosage dans les institutions.

À cet égard, le mouvement personnaliste français (surtout le groupe de l’Ordre nouveau) me paraît avoir indiqué la seule méthode praticable. Il s’agit selon lui de reconnaître par une enquête technique, en tous domaines, quelles sont les activités créatrices exigeant donc l’autonomie, et quelles sont les activités mécaniques exigeant la centralisation. Dans le domaine industriel, cette enquête n’est plus à faire ; n’importe quel chef d’entreprise connaît exactement la différence entre un ouvrier qualifié et un manœuvre. La solution fédéraliste en économie est alors celle-ci : centraliser tout ce qui est de l’ordre du travail « indifférencié » ou parcellaire, afin de permettre une plus grande autonomie des entreprises qualifiées. L’Ordre nouveau proposait par exemple d’instituer un service civil industriel de quelques mois, assurant à chaque entreprise libre une main-d’œuvre à bas prix ou gratuite. D’où la possibilité de supprimer la condition prolétarienne ; la suppression du chômage périodique et technologique ; la possibilité d’adapter la production à la consommation sans créer de troubles sociaux ou de nomadisme ; et une éducation sociale et morale des participants (analogue à celle du service militaire en Suisse). Je ne puis indiquer ici que le principe de cette solution. Mais cela suffit à faire voir comment une attitude personnaliste se traduit normalement dans tous les plans — et jusque dans le détail de la « pratique » — par un dépassement des vieux conflits. Au lieu de la lutte stérile, dont souffrent la Suisse et les USA entre le parti des centralisateurs et le parti des libéraux (ou régionalistes), le personnaliste envisage la recherche en commun d’un arrangement technique orienté par une conscience vigilante des buts derniers de toute fédération. Faute d’une conscience claire de ces buts, les mesures pratiques que l’on prendra seront toujours, de fait, antifédéralistes.

V

Le troisième enseignement négatif que nous devons tirer de l’expérience suisse est d’un ordre plus quotidien et intime. Le morcellement d’un pays — ou demain de l’Europe et du monde — en régions autonomes et de faible étendue, a pour avantage d’écarter toute possibilité d’impérialisme, tout gigantisme inhumain, tout délire de puissance. Mais il peut avoir pour inconvénient de restreindre les horizons, et de créer une certaine médiocrité d’esprit, rançon de la grandeur matérielle sacrifiée. Nous sommes ici en présence d’une maladie spécifique du fédéralisme.

Elle se manifeste par divers symptômes non trompeurs : intolérance morale, timidité intellectuelle, méfiance à l’égard du voisin de langue ou de confession, crainte perpétuelle d’être majorisé.

Notons que cette maladie a fait son apparition en Suisse à partir du moment où les cantons ont conclu une alliance unique et uniforme, au lieu qu’auparavant chacun faisait partie de plusieurs réseaux d’alliances superposées. Ainsi chacun s’est refermé sur soi, tendant à une espèce boiteuse d’autarcie. Chacun s’est trouvé isolé en présence de tous les autres. D’où sa timidité déguisée en prudence et tolérance, par gain de paix ou par faiblesse. D’où sa crainte de s’affirmer trop nettement différent. D’où finalement l’espèce de gêne morale, puis d’intolérance sourde et larvée qui paralyse les esprits « trop » entreprenants.

Pour prévenir cette maladie, il est essentiel d’insister sur le caractère non systématique et non unitaire du fédéralisme sain. Il est essentiel que les groupes, ou les individus qui les composent, gardent le droit, le souci et le goût de se rattacher à plusieurs organismes supra-régionaux.

Je préciserai par un exemple très concret : en Suisse, les esprits les plus libres et les plus personnels sont ceux qui se rattachent : sentimentalement à une région ou canton ; légalement, à une commune, et c’est par là seulement qu’ils sont citoyens de l’État suisse ; religieusement à une Église dont les frontières sont bien plus vastes que celles de l’État ; intellectuellement, à l’une des grandes cultures voisines ; etc., et cela en toute conscience et authenticité ; non seulement par le fait (naissance ou tradition), mais encore et surtout par volonté. Leur esprit, leur personne, retrouvent ainsi plusieurs grandes dimensions, au-delà des limites de leur canton natal, et sans nul détriment pour ce dernier, bien au contraire. Tandis que les petits esprits intolérants sont ceux qui ne conçoivent le « fédéralisme » que sous la forme du Kantönligeist, c’est-à-dire d’un patriotisme autarcique et totalitaire en miniature ; ceux qui veulent être de leur canton d’abord ou uniquement, et appellent cela « fédéralisme », alors qu’ils ruinent le principe même dont ils forment le nom de leur parti.

La formule de la tyrannie maxima est celle de l’État qui prétend que ses frontières douanières et politiques soient en même temps celles de la religion des citoyens, de leur culture, de leur honneur, de leur amour… sinon de leur avidité. C’est la formule même du totalitarisme.

Construire la fédération européenne, ce sera peut-être simplement développer tout d’abord, et affirmer, une pluralité d’organismes déjà existants, religieux, culturels, linguistiques, idéologiques ou économiques, à condition qu’ils aient ceci de commun : l’œcuménicité, la volonté de relativiser les frontières politiques. (Nul besoin d’abolir celles-ci, comme le voulaient les Internationales : si l’on garde le droit de les déborder dans plusieurs domaines, elles gardent aussi leur légitimité relative.)

VI

La fédération universelle, si elle se fait, sera faite par des personnes, et non point par des troupes, au sens politicien du terme.

Les troupes, les masses, portent automatiquement au pouvoir des systèmes totalitaires. Les personnes, telles que je les définis, ne peuvent vouloir qu’un organisme fédéral.

Or il existe en Suisse (et c’est une ressemblance de plus avec les USA) un « personnel » plus apte qu’aucun autre à préparer les bases de la fédération.

C’est le charisme de la Suisse que de produire des hommes dont la fonction est avant tout de connaître l’Europe et le monde : juges et négociateurs d’accords internationaux, cosmopolites ou Suisses de l’étranger (il y a aujourd’hui 5 millions de citoyens suisses, dont 500 000 habitent à l’étranger), directeurs d’unions universelles, secrétaires d’alliances œcuméniques, membres du Comité international de la Croix-Rouge, etc. Le « Suisse international » est un homme qui peut et doit connaître l’Europe par tradition, par goût et par nécessité. Et la connaître non pour l’utiliser au bénéfice de quelque impérialisme, mais la connaître pour la faire. Pour la servir, et non pour s’en servir.

La mission historique de la Suisse fut, à partir du xiii e siècle, de garder libres pour les peuples et les princes les cols du centre de l’Europe. Mission pratique, devenue symbolique. Désormais, il nous appartient d’en proclamer la signification moderne : c’est la défense du cœur spirituel de l’Europe, la garde montée autour du drapeau rouge à la croix blanche, où le rouge est couleur d’empire, c’est-à-dire d’union des nations, et la croix signe de salut, de sacrifice de soi, et d’espérance.

Gardienne des cols par où s’échangent les richesses, gardienne de l’idéal d’où renaîtra la paix si Dieu le veut, la Suisse tient les clés de l’Europe, et c’est là sa vraie vocation. Elle est le lieu et la formule, le génie tutélaire de l’empire.

De cet empire, on a bien dit que nous sommes le dernier vestige. Toute la question est de savoir si c’est là notre dernier mot — ou le premier d’un chapitre nouveau ; toute la question est de savoir si ce vestige ne va pas devenir un germe !

Un germe, ce n’est jamais grand : l’image convient à notre taille. Encore faut-il que le petit grain soit fécondé…

Il y a beaucoup à faire pour que la Suisse puisse prétendre à jouer le rôle d’un germe d’une Europe nouvelle. Mais il y va de notre indépendance autant que de la paix occidentale. Si nous n’embrassons pas cette mission-là, l’histoire aura tôt fait, n’en doutons pas, d’accepter notre démission — soit volontaire, soit forcée.

VII

Puissent ces quelques remarques éveiller en Amérique un écho fraternel, et davantage : le désir de traduire en termes proprement américains — et c’est facile — les leçons qui se dégagent de l’expérience suisse, si petite, mais en même temps si chargée de significations séculaires. Beaucoup de choses dépendent en Europe du fait suisse, de ce paradoxe miraculeusement maintenu au cœur du continent. Mais presque tout dépend, dans le monde actuel, de la volonté américaine. Que ce fait puisse contribuer à éclairer cette volonté, c’est toute l’ambition de ces pages.