(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « Passion et origine de l’hitlérisme (janvier 1941) » pp. 1-22

Passion et origine de l’hitlérisme (janvier 1941)h

L’hitlérisme n’est pas la création d’un individu isolé, la création personnelle d’Hitler : c’est un phénomène de masse. Ce n’est pas non plus le résultat nécessaire d’un système économique déterminé : ses « convertis » se trouvent aussi bien chez les riches que chez les pauvres, chez les industriels que chez les fermiers, chez les intellectuels que chez les militaires. L’énumération des causes historiques plus ou moins immédiates du succès d’Hitler — le germanisme éternel, le traité de Versailles, l’inflation, la crainte du bolchevisme, la personnalité du dictateur, les tares des démocraties, la complicité du grand capital — ne suffit pas à expliquer pourquoi elles ont toutes convergé vers le même résultat. Face à l’ampleur et à la profondeur du phénomène, il semble que ces causes hétérogènes n’aient joué qu’un rôle de prétextes, d’agents catalyseurs, déterminés, orientés, portés par le phénomène lui-même — qui, par conséquent, reste encore à expliquer.

Quel est donc le principe de cohésion du mouvement hitlérien ? Quel est le secret de son pouvoir contagieux ? Ils me semblent résider dans les deux faits suivants : 1° L’hitlérisme est né comme réponse à l’aspiration communautaire des temps modernes, comme un remède à la décomposition individualiste de la société moderne. 2° L’hitlérisme réalise un transfert gigantesque des passions individuelles sur la Nation, représentée par le Führer et le Parti.

C’est à l’examen de la seconde thèse que je voudrais consacrer cet essai.

I. La passion et l’Occident

Presque toute notre sociologie, en tant que science est fondée sur des présuppositions rationalistes ou matérialistes. Qu’il suffise de mentionner ses fondateurs : Hegel, Auguste Comte et Marx. Depuis Lévy-Bruhl, il est vrai, nous avons tenté de décrire et d’interpréter certains phénomènes collectifs de nature irrationnelle. Cependant, il est curieux d’observer que nous les avons localisés chez les peuples soi-disant « primitifs ». L’étude de la passion dans les sociétés civilisées n’a été qu’à peine entamée par des hommes comme Georges Sorel, Gustave Le Bon ou H. de Keyserling. Des éléments valables peuvent être également trouvés dans l’analyse de l’Inconscient collectif, élaborée par C. G. Jung. Quant à moi, il me semble qu’une telle étude, poursuivie systématiquement, serait capable d’expliquer les phénomènes de masse qui dominent notre époque. Car la masse ne réagit pas comme un ensemble d’individus raisonnables ; la masse réagit selon la dialectique de l’Inconscient et, en particulier, de la passion à l’état pur.

Le phénomène de la passion en soi doit donc être examiné en premier lieu. J’utiliserai ici certains résultats d’une étude que j’ai consacrée à l’évolution de l’amour-passion et de la passion mystique en Occident, du Moyen Âge à nos jours.

On sait que le xii e siècle a vécu ce que je n’hésite pas à appeler une « révolution affective » : ce siècle ne vit-il pas l’apparition presque simultanée de la première mystique chrétienne de l’Amour Divin : Saint Bernard de Clairvaux ; de la première histoire d’amour-passion : Tristan et Iseult ; des premiers poètes de l’amour pur : les troubadours ; et du premier couple d’amants célèbres pour leur passion désespérée : Abélard et Héloïse ?

Les conséquences de cette révolution affective ont été si nombreuses et importantes — dans les domaines les plus divers — que nous avons encore aujourd’hui des difficultés à mesurer ou même à concevoir leurs dimensions. La passion est devenue la seconde nature des peuples de l’Occident (Américains compris) : ils ont donc une difficulté quasi instinctive à considérer la passion comme un phénomène spécifique, limité dans le temps, puisqu’il est apparu en tant que tel seulement au xii e siècle, et limité dans l’espace, puisqu’il est presqu’entièrement ignoré en Orient. Les peuples de l’Antiquité et ceux de l’Orient ont certes connu certaines formes de passion. Mais ils n’ont jamais admis, cultivé et admiré la passion pour elle-même comme le font ceux d’Occident. Ils l’ont considéré comme un excès soit morbide (Plutarque), soit ridicule (Ménandre). Il est possible, par conséquent, d’affirmer que la passion est l’une des caractéristiques de l’Occident moderne. Analyser la passion, telle qu’elle s’exprime originellement dans le mythe de Tristan et Iseult, c’est analyser du même coup certains aspects de l’évolution récente du monde occidental — ceux qui sont du ressort de l’Inconscient collectif et ceux qui sont intimement liés au phénomène totalitaire.

Le récit de l’amour de Tristan et Iseult est la première description connue d’une passion complètement triomphante. De même, c’est le modèle universellement admiré et toujours répété de toutes les histoires d’amour. Il concerne, il est vrai, seulement une forme de la passion, la passion concentrée dans l’amour d’un homme pour une femme. Mais il en donne les caractéristiques avec une vigueur vraiment exemplaire, et est devenu l’illustration classique des traits éternels de toute passion, en général. Énumérons-les ici brièvement.

Il faut se souvenir que l’amour de Tristan pour Iseult est décrit comme une fatalité, dans tous les sens du terme. Les amants s’aiment parce qu’ils ont bu le philtre d’amour par erreur. Leur amour est donc né en vertu d’un pouvoir extérieur à eux-mêmes, indépendant de leur volonté et de leurs qualités individuelles. Leur amour n’est pas un choix, mais une destinée qui les subjugue et les prive de tout sentiment de responsabilité.

Or celui qui n’est pas responsable des actes de son coeur se sent pour cette raison même libre de tout sentiment de culpabilité. La destinée a conduit les amants à boire le philtre d’amour. Le pouvoir magique du philtre les contraint à commettre l’adultère. Ils vivent dans un état d’âme où les catégories du bien et du mal ont perdu leur réalité. Ceux qui ont fait l’expérience d’une passion intense savent que son premier effet est d’obscurcir le sens de la réalité. Bientôt c’est l’intensité même de la passion qui devient la preuve de la « réalité » de leur amour.

La passion ne transporte pas seulement les amants au-delà du bien et du mal, elle les entraîne aussi dans un univers quasi transcendant par rapport à la vie de tous les jours. Ils ne peuvent plus s’expliquer et bientôt ils ne le désirent même plus. Ils vivent dans une sorte d’autarcie psychologique. Ils ne se sentent pas obligés d’expliquer une conduite que les autres ne sont de toute façon pas susceptibles de comprendre.

Cet état d’aveuglement et de négation des normes ne peut être obtenu sans la création de tourments grandissants. Mais les obstacles que les lois divines et humaines opposent à leur passion, loin de la réprimer, ne font que la renforcer. On peut dire que l’amour croit et prospère avec les obstacles (séparations, épreuves diverses, existence d’un époux légitime : le roi Marc, etc.). L’amour les invente quand ils n’existent plus (épisode de l’épée nue placée par Tristan entre sa maîtresse et lui, alors qu’ils sont seuls dans la forêt). Plus leur amour grandit, plus les obstacles augmentent. Finalement, la vie elle-même, avec toutes ses limitations naturelles, physiques et morales, devient le seul obstacle au désir d’infini de leur passion. La passion donne un démenti à la vie. De là le désir de la mort, la caractéristique de la passion pure. Wagner comprit si bien cela qu’il en fit le véritable sujet de son Tristan. Dans la mort, l’obstacle suprême, les amants voient l’émancipation finale et déifiante de toutes les barrières du monde créé. Dans la mort, comme l’a si bien dit le philosophe allemand Karl Jaspers, la Passion de la Nuit triomphe sur toutes les Lois du Jour.

Par conséquent, l’essence de la passion paraît être le choix d’un tourment intense et même mortel de préférence à celui des joies et des peines de la vie quotidienne. D’ailleurs, la passion agit précisément comme l’hypnose : elle dépossède l’individu de son libre arbitre et l’enferme dans un monde sans contact avec l’extérieur, au-delà des catégories morales, légales et rationnelles.

II. Évolution de la passion en Occident

Pourquoi la Passion fit-elle irruption en Occident au xii e siècle ? Pour répondre à cette question, je devrais trop m’écarter de mon sujet2. Je prendrai ici la passion comme base historique de départ en indiquant seulement qu’elle est sans aucun doute le résultat d’une déviation hérétique et paganisante de l’aspiration chrétienne primitive : l’amour pour les choses de l’Éternité, l’acte de foi paulien (« pour moi … mourir est un gain »). Passion et christianisme sont liés l’un à l’autre de la même manière qu’hérésie et orthodoxie. En somme, il est possible de définir la passion comme la réaction d’une âme païenne contre le christianisme. De fait, le phénomène de la passion se développe au xii e siècle dans les zones d’hérésie situées entre le gnosticisme chrétien et le paganisme platonisant. Mais de toute façon ici nous nous intéressons à l’évolution sociologique de la passion, après son apparition (comme à une maladie qui après être passée par la période d’incubation, apparaîtrait enfin au grand jour).

La mystique d’un Saint Bernard ou d’un Saint François d’Assise « canalisait » la passion naissante dans les catégories du christisme orthodoxe. Elle la reliait à la Révélation et à la morale évangélique tout en gardant son vocabulaire, qui fut créé par les troubadours et les trouvères. La littérature romanesque engendrée par Tristan canalisa la passion dans le domaine érotique. Elle lui donna des règles, une rhétorique et un vocabulaire qui n’étaient applicables qu’aux histoires d’amour. C’est pourquoi cette littérature devint un moyen de défense de la société contre la passion anarchique et antisociale. Elle ramenait le dommage à un domaine apparemment très peu dangereux pour le bien public, celui des sentiments individuels. D’autre part, les lois de la chevalerie réglaient à la même époque la forme que devait observer la passion pour les armes. En fait, nous nous trouvons en face d’une seule et unique réaction « d’auto-protection » de la société, car nous savons que l’amour courtois (cortezia) déterminait d’un seul et même coup les rituels de l’amour, idéalisés par la poésie, et l’art militaire dans ses plus petits détails.

Le grand mérite du Moyen Âge, comme l’a montré J. Huizinga3, est d’avoir fixé la forme d’amour et de l’avoir enfermé dans le cadre d’un rite pour sublimer la violence irrésistible de la passion. Cependant, ce succès réel contenait certains risques. La littérature de l’amour courtois idéalisait la passion, certes, mais en même temps elle en prolongeait la tradition et donnait à des milliers d’auditeurs, plus tard de lecteurs, la nostalgie de sa jouissance. Les siècles suivants de pensée classique tentèrent une analyse rationnelle de la passion (Corneille, Racine). Le xviii e siècle porta même cette analyse jusqu’à une dissociation quasi complète des éléments affectifs et irrationnels de notre vie consciente. (À l’époque de Voltaire, l’amour perd son halo tragique ou sentimental. La guerre perd sa violence sauvage et devient une « guerre en dentelles ».) Mais cette répression préparait des explosions redoutables qui étaient déjà visibles à l’état d’embryon dans les oeuvres de Rousseau comme dans celles du Marquis de Sade. La Révolution française explosa comme un souffle destructeur de passion. Étant tout à la fois sentimentale et sanglante — rousseauiste et sadique — elle détruisit immédiatement toute la charpente de règles et de conventions que le Moyen Âge avait établie pour tenter de contenir la passion et que le rationalisme avait imprudemment sapée pendant un siècle entier. Dès lors, nous voyons la passion submerger ses digues et atteindre le domaine social. Le nationalisme apparaît en même temps que le romantisme. Le nationalisme est l’expression collective de la résurgence de la passion trop longtemps réprimée dans l’inconscient, les aspects individuels de cette résurgence étant décrits dans le romantisme.

Pendant tout le xix e siècle, la décadence des conventions créées par la courtoisie médiévale augmentera à une allure croissante. Rencontrant dans le domaine des morales individuelles des obstacles de moins en moins sérieux, la passion popularisée tombera dans le sentimentalisme et ne rencontrera plus de réelle intensité exceptée au niveau collectif. C’est si vrai qu’au xx e siècle les traits originaux et virulents de la passion se retrouvent davantage dans le comportement des masses que dans la psychologie des amants.

III. Les masses et l’inconscient

Le xx e siècle est devenu conscient de l’inconscient. En même temps il a vu l’organisation des masses. Ces deux faits sont plus que de simples coïncidences.

Le comportement de la masse n’a rien de commun avec celui d’un individu raisonnable. Mais, pour moi, il ressemble suffisamment au comportement de l’inconscient dans un individu. La masse précisément est composée d’individus privés momentanément de leur jugement rationnel et de leur conscience normale. L’irruption des masses ainsi définies dans la vie politique et sociale contemporaine ressemble à l’irruption de l’inconscient dans la vie d’un individu : c’est une sorte de névrose collective.

On sait qu’un névrosé est un homme qui est soudain attaqué par certaines réalités psychiques longtemps réprimées ou ignorées par sa raison. Dans un esprit sain, ces attaques de l’inconscient ont lieu généralement durant le sommeil, sous la forme de cauchemars. L’irruption du Prolétariat dans la vie moderne est un phénomène du même ordre : les couches « basses et obscures » de la population que nous ne voulions pas affronter ou considérer, que nous avons par conséquent « réprimé » socialement dans les « profondeurs » de l’Inconscient collectif — explosent soudain maintenant et se font entendre avec une violence terrifiante. Par conséquent, le Prolétariat est réellement et pas seulement métaphoriquement le « cauchemar » de la bourgeoisie. Les exigences des masses rendues « conscientes et organisées » par le marxisme, ressemblent formellement à ces compensations de l’inconscient qui tente de bousculer l’équilibre superficiel d’un homme qui est trop étroitement raisonnable. Et quand elles se sont établies dans le corps social et dans la conscience politique, sources de déséquilibre permanent, elles deviennent à proprement parler une névrose de la société.

Indiquons que le contenu rationnel de ces exigences est moins important que la forme dynamique dans laquelle elles sont exposées. Les programmes ne sont que des prétextes dans les révolutions modernes. Ils peuvent être différents ou opposés comme, par exemple, ceux de Hitler et de Lénine, sans que le schéma dynamique de l’apparition des masses soit sensiblement chargé. Eh bien, cette technique inchangée du réveil des masses, c’est ce que l’étude du mythe de la passion nous a révélé.

C. G. Jung4 a étudié un certain nombre de symboles et de schémas psychiques qui réapparaissent identiques, soit dans la conscience d’une époque et dans ses rites religieux, soit dans l’inconscience d’individus vivant dans des époques et des religions entièrement différentes. Nous pouvons remarquer qu’il n’est pas nécessaire pour tel ou tel individu d’avoir entendu parler de ces symboles pour les voir apparaître dans ses rêves : les symboles ne sont pas « transmis », ils sont permanents dans la psyché humaine, et quand ils sont réprimés par le conscient, ils vivent dans l’inconscient collectif, jusqu’à ce qu’ils réapparaissent à nouveau. Le mythe de la passion, tel qu’il fut exprimé longtemps auparavant dans l’histoire de Tristan, me semble fournir une excellente illustration de la théorie jungienne. Réprimée par la conscience rationaliste, déprimée par l’immoralité moderne, la passion est peu à peu redescendue dans l’inconscient et actuellement elle règle le comportement des mouvements collectifs dans la mesure où ils sont fondés sur une perte de la conscience individuelle, dans la mesure donc où ils constituent des masses.

Parce qu’ils ne prirent pas au sérieux ce phénomène très important de notre époque, la plupart des hommes d’État démocratiques se sont trouvés pendant ces dix dernières années dans une position psychologique d’infériorité dans leurs rapports avec les dictateurs. Tout le succès des dictateurs a précisément consisté dans leur talent à sentir et à utiliser cyniquement ce que Jung appelle « l’énergie de l’âme collective », c’est-à-dire les forces latentes de l’inconscient. Les masses modernes ont choisi de véritables « directeurs d’inconscience ». Hitler, à mon avis, est le plus doué de tous. Dès 1924, il donna des descriptions étonnamment exactes du réveil des puissances souterraines qu’il se proposait de manipuler. Maintenant, ce qui nous intéresse ici, c’est que ces descriptions correspondent exactement à ce que nous avons dit plus haut au sujet de la passion. Si un homme désire créer une force dynamique, le problème est de susciter la passion, Hitler l’a répété vingt fois, « la passion hystérique et non la réflexion ». Pour désigner ce processus dans sa totalité, Hitler a recours à l’expression : « la nationalisation des masses » et il ne se trompe pas, si nous nous rappelons que le nationalisme est la forme la plus vivante et la plus virulente de la passion en Occident.

IV. « La nationalisation des masses » selon Mein Kampf

Tous les grands mouvements sont des mouvements populaires, des éruptions volcaniques de passions humaines et d’états d’âme [sic !] soulevées ou bien par la cruelle Déesse de la Misère ou bien par les torches de la parole jetée au sein des masses, — jamais par les jets de limonade de littérateurs esthétisants et de héros de salon. Seule, une tempête de passion brûlante peut changer le destin des peuples ; mais seul peut provoquer la passion celui qui la porte en lui-même […]. Un mouvement qui poursuit de grands buts doit donc veiller anxieusement à ne pas perdre le contact avec la masse. Il doit examiner chaque question en premier lieu sous ce point de vue, et orienter ses décisions dans ce sens.5

La nationalisation ne peut […] être obtenue [que] par une concentration d’efforts poussés à fond, avec fanatisme, jusqu’au but qu’il importe d’atteindre. […]. La grande masse d’un peuple ne se compose ni de professeurs ni de diplomates. Elle est peu accessible aux idées abstraites. Par contre, on l’empoignera plus facilement dans le domaine des sentiments […]. La foi est plus difficile à ébranler que la science, l’amour est moins changeant que l’estime, la haine est plus durable que l’antipathie. Dans tous les temps, la force qui a mis en mouvement sur cette terre les révolutions les plus violentes a résidé bien moins dans la proclamation d’une idée scientifique qui s’emparait des foules que dans un fanatisme animateur et dans une véritable hystérie qui les emballait follement.6

Pour obtenir cette hystérie, il faut d’abord écarter les objections de l’intelligence, puis l’opposition des sentiments, Cette seconde opération est de loin la plus importante et la plus difficile. « Seul, un appel à ces forces mystérieuses peut avoir de l’effet. »7

Quelle sera la technique de cet appel aux forces mystérieuses ? La technique de l’hypnose collective. Pour les meetings de masse, on fixera l’heure la plus favorable, c’est-à-dire l’heure où l’individu offrira le moins de résistance consciente. L’orateur choisira aussi un endroit où il aura le plus de chance de créer l’atmosphère favorable.8

Dans tous ces cas, il s’agit de l’affaiblissement du libre arbitre de l’homme. […] Le matin et encore pendant la journée, les forces de la volonté des hommes s’opposent avec la plus grande énergie aux tentatives de leur suggérer une volonté étrangère, une opinion étrangère. Mais le soir, ils succombent plus facilement à la force dominatrice d’une volonté plus puissante.9

Personne ne devrait tenter de convaincre une foule par des arguments d’ordre intellectuel, il faudrait plutôt essayer de la priver de ses schémas de réflexions et de la mettre en face d’un fait accompli affectif.10 Ainsi on parvient à déposséder les membres de la foule de tous leurs sentiments de responsabilité et à les réduire à l’état de « masse ». Or, une masse « n’est qu’une partie de la nature »11, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’autres réactions que celles qui sont déterminées par la dialectique de l’inconscient.

Nous savons avec quel succès Goebbels perfectionna la technique de l’hypnose collective ; à l’époque où le Führer tint ses discours les plus importants, il créa un nouveau genre de mise en scène, un véritable théâtre des masses.

Nous avons vu que cette hypnose de la passion (déclenchée chez Tristan par le philtre d’amour) prive l’homme de son libre arbitre, mais le libère aussi simultanément de son sens de culpabilité. Hitler était bien conscient de ce qu’il accélérerait l’action hypnotique en supprimant le complexe de culpabilité que les Allemands subissaient durant l’après-guerre. Pour hypnotiser un sujet, l’opérateur d’une part contraint sa volonté, de l’autre exerce une séduction sur ses émotions. Or, rien ne séduit davantage que la perspective d’être libéré d’une conscience chargée. Peu importe celui qui promet cette libération, il met de son côté toutes les chances d’être « cru ».

Il m’était clair alors que pour les premiers militants dont se composait au début notre mouvement, il fallait vider à fond la question des responsabilités de guerre […]. À cette époque, où tous voyaient encore dans cette paix (le traité de Versailles) une victoire de la démocratie, on devait faire front contre cette idée, et nous graver pour toujours dans la cervelle des hommes comme les ennemis de ce traité, afin que, par la suite […], le souvenir de notre attitude dans cette question nous amène la confiance des masses.12

Le traité de Versailles, une nouvelle Méduse (« … notre peuple, désarmé sous les mille regards des signataires du traité de Versailles »)13 symbolise toutes les fautes individuelles et collectives des Allemands et sera décrit comme la plus monstrueuse et la plus inhumaine des cruautés de tous les temps, par opposition au traité de Brest-Litowsk, décrit comme un acte d’humanité infinie.14

Ainsi, la masse irresponsable et blanchie comme neige est prête à atteindre le stade final de la passion. Elle acceptera dorénavant comme « vérité » ce qui « intensifie » sa passion :

De par tous les temps, le peuple a considéré l’attaque sans merci de ses adversaires comme la preuve de son bon droit ; pour lui, renoncer à les détruire c’est douter de ce bon droit : c’est même nier qu’il existe.15

Les masses frénétiques donneront un démenti aux lois du jour, aux lois romaines, par exemple, qu’Hitler propose de supprimer, à la morale chrétienne, à « l’intellectualisme » et à la réflexion en général. La masse veut s’enfermer dans une autarcie psychologique qui la préparera et la conditionnera pour l’autarcie économique. Hitler engage une polémique contre tout ce qui rendrait capable la masse allemande de communiquer avec l’extérieur contre chaque conception universaliste : contre les Juifs, les marxistes, les intellectuels, les Églises.

La nationalisation de notre masse ne pourra réussir que si, outre le combat mené pour conquérir l’âme de notre peuple, on entreprend de détruire ses empoisonneurs internationaux.16

D’où le racisme et l’exaltation du pur germanisme : la communauté allemande doit être rendue imperméable à toute « raison », à tout échange, à toute compréhension du monde extérieur qui menacerait d’affaiblir sa passion. Or, le racisme est la religion la plus imperméable puisque personne ne peut être converti à elle. (Si vous n’êtes pas né allemand, vous ne pourrez jamais comprendre les mystères créateurs de l’esprit allemand…).

Une autre caractéristique de la passion, c’est : le besoin de produire sans cesse des obstacles, de plus en plus insurmontables à mesure que la fin approche :

Sans aucun doute, on peut dire que sa force (celle d’un mouvement) et, avec elle, son droit à la vie ne se développent qu’autant qu’il admet comme condition d’extension l’idée de se battre ; on peut dire aussi que le moment où un mouvement aura atteint sa force maxima est celui où la victoire complète se sera rangée à son côté. Un mouvement ne demandera donc la victoire qu’à une tactique.qui, loin de lui procurer des succès immédiats mais momentanés, lui imposera une longue période de croissance et de longs combats provoqués par son intolérance absolue vis-à-vis des autres.17

Après, comme chacun sait, Hitler adopta la tactique d’une multiplication systématique des obstacles : chaque fois qu’il obtenait une victoire, qu’il avait précédemment qualifié du signe d’« aboliton finale du Diktat infamant », il découvrait immédiatement de nouveaux articles dans le traité contre lesquels il fallait combattre. Il en fut de même pour les exigences territoriales, car l’essence de la passion est de se nourrir d’obstacle et d’aspirer non pas à telle ou telle réalisation concrète, mais à un objectif situé à une distance infinie — à une aspiration toujours plus intense — quand bien même la fin, quand tout est dit et fait, se situerait au-delà des possibilités matérielles ou humaines, au-delà de la vie et de ses lois, dans la guerre, qui est considérée comme glorieuse, bref, dans la mort qui rend les hommes dieux.

Un peuple raisonnable, se trouvant dans la position de l’Allemagne après la Première Guerre mondiale, aurait choisi pour objectif la reconstruction concrète du pays : le travail. (C’est ce que nous voyons en France aujourd’hui.) Mais un peuple passionné doit avoir un autre objectif que le travail : révolte, exigences affectives, conquête infinie. Il ne se sent pas obligé de rétablir un certain mode de conduite, il se sent plutôt contraint de solliciter et de préférer les épreuves et les difficultés au lieu des plaisirs et des souffrances de la vie de tous les jours.

Dans une des comédies de Somerset Maugham, une femme amoureuse hésite entre son mari et son amant. Le mari lui offre le bonheur et des avantages matériels. L’amant dit simplement : « Tout ce que je peux vous promettre, ce sont des peines de cœur et un drame. » (« All I can promise you is drama and the torments of the heart. ») La femme se jette immédiatement dans les bras de son amant. Cette réaction élémentaire de la passion explique le plébiscite sarrois : les Sarrois ont préféré en 1935 à une écrasante majorité le malheur de devenir nazis au bonheur d’être des hommes libres. Hitler avait réussi à enflammer leur « passion ».

Laissons parler Hitler lui-même : « Le développement étonnant de notre mouvement […] tient à ce que nous ayons compris cette idée et que nous l’avons mise en pratique. »18

V. Le transfert des passions sur la nation

La « nationalisation des masses » est un fait accompli dans de nombreux pays d’Europe et se poursuit dès maintenant dans le reste du monde, bien qu’à un rythme infiniment moins rapide. En Allemagne, l’évolution a été beaucoup plus radicale que dans les autres pays totalitaires.

Quelques remarques doivent être faites à propos de ces deux faits.

a) La façon générale dont notre époque évolue favorise la dépersonnalisation des individus. L’homme moderne vit de plus en plus dans un monde d’affolement collectif, où il ne participe que par des manières étrangères à son expérience individuelle. Le cinéma en offre un bon exemple. Là, chacun peut « par procuration » vivre des aventures qui ne lui arriveraient jamais personnellement. La radio, la presse, les « réunions-monstre » permettent également à l’individu de s’unir par l’imagination et l’émotion aux grands événements qui affectent les Nations (personnifiées par leurs chefs) et aux Révolutions (identifiées à leurs leaders). Tout ceci contribue à éloigner l’individu de son propre environnement, dans lequel rien de similaire ne pourrait jamais se passer. Les inconvénients de la vie de tous les jours, autrefois considérés comme normaux, deviennent de plus en plus inacceptables à mesure que les notions du Progrès illimité, du confort et du succès rapide s’étendent et que les idéaux transcendantaux disparaissent — ceux qui rendaient autrefois l’individu capable d’accepter patiemment son sort. D’une part, l’individu est exaspéré au point de chercher à échapper à son existence mesquine, d’autre part il est saisi par la flamme de l’émotion collective. Cette répulsion et cette attraction aboutissent au même résultat : elles amènent l’homme à rechercher toute occasion d’échapper à son individualité. Elles nous prédisposent tous à l’hypnose collective, à être les victimes de la passion de la masse.

b) Les Allemands en général, et plus particulièrement ceux de l’entre-deux-guerres, ont montré des dispositions spéciales pour cette sorte de fuite collective, d’abandon de soi. Qu’il soit suffisant de rappeler l’existence de leur perpétuel complexe d’infériorité, aggravé par leur sentiment aigu de culpabilité et de dépréciation après Versailles. Les auteurs du traité oublièrent que les Allemands sont beaucoup plus sensibles que les autres peuples à l’humiliation symbolique du désarmement : pour eux c’est une sorte de castration. Être sans armes, dans l’univers allemand, c’est cesser d’être un homme libre. Pour cette raison, la célébration de Nuremberg pour le rétablissement de la Reichswehr fut baptisée par Hitler en : Jour de la liberté.

Les nazis ont distingué avec acuité entre ces facteurs généraux de dépersonnalisation, communs à tous les hommes de notre époque, et les facteurs plus spécifiquement allemands ; loin de les contrecarrer, ils les ont exploités intentionnellement et cyniquement. Et ceci de deux façons :

1. La Weltanschauung nationale-socialiste enseigne que l’individu est habilité à exister seulement comme étant une part du Volkstum. Regardons de plus près : « Chaque Allemand par la race, dit Hitler, a le droit de vivre librement. » Traduisons ceci dans la terminologie nazie : « Chaque Allemand doit accepter complètement la loi du parti totalitaire, seul capable de garantir à l’Allemagne sa liberté. » Traduisons de nouveau cette fois en termes démocratiques : « Chaque Allemand a le droit de vivre, mais seulement dans la mesure où il cesse d’être lui-même et où il collabore aveuglément à l’effort passionné du Parti pour achever par la conquête une hégémonie mondiale. » Toute la morale, toute l’idéologie du parti nazi tend à supprimer dans l’individu l’aspect de la personne (de sa vocation irréductible et transcendante) pour le livrer, bien discipliné et enthousiaste, aux forces obscures manipulées par le Führer.

2. Que la démoralisation de la jeunesse allemande, dans le domaine sexuel, ait été très avancée après la guerre, est un fait bien connu. Or avec l’abaissement des barrières sociales et morales, il s’ensuit nécessairement une dégradation de la passion en amour. Pour mettre fin à l’anarchie des moeurs, les nazis n’essayèrent évidemment pas de restaurer la moralité chrétienne et les conventions bourgeoises. (Cela aurait signifié implicitement, la renaissance des passions individuelles.) Ils décrétèrent un certain nombre de mesures étatiques concernant le mariage et l’eugénisme. Ils éliminèrent les derniers vestiges du halo romantique autour de la femme, et la réduisirent au rôle de procréatrice de soldats-citoyens et à celui de ménagère. Ils fondèrent des « écoles de fiancées » obligatoires pour les futures femmes des SS, troupes d’élite du Parti. Ils eurent de plus en plus tendance à autoriser les mariages sur la seule base d’une sélection pseudoscientifique et raciale. Ainsi le mariage cesse d’être une affaire personnelle et émotionnelle pour la jeunesse allemande. Il tend à devenir seulement un acte civique, une sorte de service rendu à la société. Une fois de plus, nous voyons que la démoralisation bourgeoise et le moralisme totalitaire tendent aux mêmes résultats : ils nient et rabaissent le besoin de passion individuelle ; ils détruisent ses plus intimes motivations. Mais le besoin de la passion subsiste dans le cœur de l’Occidental et spécialement dans le cœur de l’Allemand. S’il ne trouve plus de satisfaction dans sa vie privée, il ira autre part rechercher des moyens d’exaltation. C’est précisément ce que lui offre Hitler à l’échelle nationale. Et ainsi, la propagande, la morale et la législation nazies transposent les passions individuelles sur l’Être collectif. Tout ce que le dressage totalitaire refuse aux individus isolés, il la reporte sur la Nation. La Nation (ou le Parti) a des passions. La Nation par conséquent adoptera la dialectique de l’obstacle exaltant (demandes territoriales, jamais satisfaites) ; la Nation décidera l’autarcie ; préférera la souffrance au bonheur (pas de beurre, mais des fusils) ; enfin, suscitera une aspiration indéfinie à l’expansion, éventuellement à la mort — en guerre. Toutes ces tensions, dénouées dans les individus, donc à la base, sont concentrées au pinacle de l’édifice totalitaire. Sur ce pinacle se tient le Führer. C’est lui personnellement qui polarise toute la passion allemande, et la nationalise.

Les relations du Führer et de la masse allemande m’ont toujours semblé procéder d’une sorte de sexualisation du collectivisme. La masse joue le rôle de l’élément féminin et sa féminité est particulièrement allemande. Hitler ne tente pas de la séduire en la submergeant de flatteries comme le faisaient les hommes politiques français quand ils courtisaient à la manière française leurs électeurs. Hitler s’efforce de « violer » la masse, naturellement inerte, ou même hostile à sa personnalité. Tantôt il se déchaîne, tantôt il supplie. Il n’essaie jamais d’endoctriner ses auditeurs. ; il lance un sortilège sur eux. Finalement il invoque le Destin, et affirme qu’il est lui-même ce Destin… Alors la foule capitule (« succombe » comme il l’a dit). Elle capitule parce que soudainement elle se sent libérée par ce Destin de la responsabilité de ses actes. Elle capitule devant ce Sauveur terrible et l’acclame comme son « libérateur » au moment précis où il la rend esclave et en fait sa chose.

VI. Impuissance des démocraties

Je me rends compte que le type d’explication sociologique que j’avance ici donne prise à un certain nombre d’objections de la part d’excellents esprits. Certains diront que je néglige trop les facteurs économiques ou les grands incidents de politiques internationales ou l’influence des doctrines pangermaniques, ou la Realpolitik, etc.

Je répondrai que j’essaie ici de décrire quelque chose de plus profond que toutes ces « causes » analytiques, quelque chose qui les précède et leur donne un fondement qui leur a permis d’agir toutes dans la même direction. Certains croiront peut-être que mon explication est trop « romantique » pour être réellement sérieuse. Une telle objection exprime et illustre l’erreur capitale de nos démocraties. Car l’hitlérisme est en vérité une forme de romantisme, et si nous refusons d’accepter ce fait, si nous sommes incapables de le comprendre, nous sommes condamnés à répéter les erreurs commises depuis plus de quinze ans dans la lutte contre les mouvements totalitaires. Goebbels proclamait à Dantzig, le 18 juin 1939 : « Notre politique est une politique d’artiste ! Le Führer est un artiste en politique. Les autres hommes d’État sont plutôt des artisans. Son État est le produit d’une imagination de génie. »

Une « politique d’artiste », une politique de romantisme collectif. C’est le cauchemar que le Troisième Reich somnambulesque est en train de projeter devant nos yeux. Du romantisme bon marché, le romantisme adopté par ses traditionnels ennemis, les Philistins, mais du romantisme quand même, c’est-à-dire, de la passion, le goût d’une exaltation mortelle.

L’incapacité rationaliste des démocraties de comprendre la nature interne de ce phénomène n’explique que trop bien leurs échecs, leurs retards et leur perpétuel état de surprise. Cela explique pourquoi certains de nos leaders ont persisté à croire qu’ils pouvaient discuter objectivement d’affaires et à employer des termes — « en tant que soldat et avec honneur » — avec des hommes qui s’étaient emmurés eux-mêmes dans le rêve d’une autarcie millénaire. Cela explique pourquoi ces leaders ont chaque fois été déconcertés par la violence et la grandeur des réussites totalitaires, techniquement et rationnellement impossibles à prévoir. Cela explique spécialement l’échec des menaces tonitruantes de la presse démocratique contre le totalitarisme. Cet échec a deux raisons principales :

1. La propagande démocratique épuise sa force à montrer que le totalitarisme est barbare, violent, belliqueux, spartiate, tyrannique, etc. alors que les démocraties sont civilisées, raffinées, pacifiques, prospères, libérales, etc. Bien, chacun sait cela. Les disciples des dictateurs le savent également. Mais la raison, aussi évidente qu’elle puisse être, ne saurait faire beaucoup contre la passion montante. D’ailleurs, elle ne saurait faire beaucoup pour prévenir la diffusion de la contagion dans des masses prédisposées à être contaminées par toute la vie moderne.

2. La propagande démocratique consiste le plus souvent en une réfutation des doctrines totalitaires. Nous ignorons ou oublions que ces doctrines ne jouent qu’un rôle superficiel dans le processus d’hypnotisation collective présenté par l’hitlérisme. Nous ignorons ou oublions par conséquent qu’en nous entêtant dans cette attitude négative, dans cette critique stérile de la folie totalitaire, nous risquons de succomber un jour à son influence hypnotique. Rien n’est plus facilement changé en un Pro qu’un Anti, qui n’est que cela. J’ai moi-même suivi de près la conversion à l’hitlérisme d’un certain nombre d’antifascistes allemands. La meilleure explication que je conçois sur ce sujet est donnée par Thomas Mann, dans une nouvelle intitulée Mario et le Magicien.

Cette nouvelle, probablement symbolique, décrit simplement une séance publique d’hypnotisme tenue dans une petite plage de l’Adriatique. À un certain moment, l’hypnotiseur invite quelques spectateurs à tirer des cartes au hasard. Naturellement tous choisissent les cartes déjà sélectionnées par la volonté du magicien. Pourtant, un spectateur se lève et déclare qu’il a décidé de choisir sa propre carte, et de résister à toute influence psychique. Le magicien prononce alors ces mots décisifs :

Vous allez rendre ma tâche un tout petit peu plus difficile. Votre opposition ne changera pourtant en aucune façon le résultat. La liberté existe, la volonté existe aussi, mais la liberté de la volonté n’existe pas, car ne vouloir qu’être libre de vouloir, c’est en réalité ne rien vouloir. Vous choisirez donc d’autant plus certainement la bonne carte que vous vous efforcerez d’agir librement.

Un peu plus tard dans la soirée, le magicien contraint un autre spectateur à danser, bien que celui-ci ait répété auparavant avec insistance qu’il ne le ferait pas.

Si j’ai bien compris, commente l’auteur du récit, l’homme était vaincu en raison de la nature négative de son point de vue. D’après toutes les apparences, l’âme ne peut pas vivre en ne voulant pas. Ne pas vouloir quelque chose, c’est presque ne rien vouloir — par conséquent c’est faire éventuellement ce qu’un autre vous imposera.

Il existe seulement un moyen (mais il est infaillible) de prévenir l’action hypnotique : il suffit simplement de vouloir quelque chose de positif. Être satisfait du refus du totalitarisme, vouloir la liberté en général sans aucun contenu positif polarisant les capacités de la personne, c’est être battu d’avance. N’oublions pas : dans le combat dramatique entre les magiciens de notre époque et les libéraux privés de foi positive, si nombreux encore dans nos démocraties, les magiciens ont un grand avantage : eux seuls connaissent la nature passionnée du combat qu’ils sont en train de mener. Ils savent qu’ils n’ont rien à craindre — au contraire — de l’indignation bien pensante et pourtant futile des libéraux.

Les démocraties ne résisteront à la contagion totalitaire que si elles se donnent des objectifs positifs (reformer la démocratie et finalement l’achever dans le domaine économique). Les germes de la passion totalitaire ne seront détruits que dans les âmes de ceux qui reprendront goût à vivre individuellement leur propre vie. La constitution de « masses nationalisées » ne sera prévenue que par la renaissance de véritables communautés. Mais ces communautés devront être fondées sur la vérité universelle, et non sur une vérité étroitement nationaliste. Je ne peux donc conclure cet essai que par un appel aux Églises.i