Passion et origine de▶ ◀l’▶hitlérisme (janvier 1941)h
◀L’▶hitlérisme n’est pas ◀la▶ création ◀d’▶un individu isolé, ◀la▶ création personnelle ◀d’▶Hitler : c’est un phénomène ◀de▶ masse. Ce n’est pas non plus ◀le▶ résultat nécessaire ◀d’▶un système économique déterminé : ses « convertis » se trouvent aussi bien chez ◀les▶ riches que chez ◀les▶ pauvres, chez ◀les▶ industriels que chez ◀les▶ fermiers, chez ◀les▶ intellectuels que chez ◀les▶ militaires. ◀L’▶énumération des causes historiques plus ou moins immédiates du succès ◀d’▶Hitler — ◀le▶ germanisme éternel, ◀le▶ traité ◀de▶ Versailles, ◀l’▶inflation, ◀la▶ crainte du bolchevisme, ◀la▶ personnalité du dictateur, ◀les▶ tares des démocraties, ◀la▶ complicité du grand capital — ne suffit pas à expliquer pourquoi elles ont toutes convergé vers ◀le▶ même résultat. Face à ◀l’▶ampleur et à ◀la▶ profondeur du phénomène, il semble que ces causes hétérogènes n’aient joué qu’un rôle ◀de▶ prétextes, ◀d’▶agents catalyseurs, déterminés, orientés, portés par ◀le▶ phénomène lui-même — qui, par conséquent, reste encore à expliquer.
Quel est donc ◀le▶ principe ◀de▶ cohésion du mouvement hitlérien ? Quel est ◀le▶ secret ◀de▶ son pouvoir contagieux ? Ils me semblent résider dans ◀les▶ deux faits suivants : 1° ◀L’▶hitlérisme est né comme réponse à ◀l’▶aspiration communautaire des temps modernes, comme un remède à ◀la▶ décomposition individualiste ◀de▶ ◀la▶ société moderne. 2° ◀L’▶hitlérisme réalise un transfert gigantesque des passions individuelles sur ◀la▶ Nation, représentée par ◀le▶ Führer et ◀le▶ Parti.
C’est à ◀l’▶examen ◀de▶ la seconde thèse que je voudrais consacrer cet essai.
I. ◀La▶ passion et ◀l’▶Occident
Presque toute notre sociologie, en tant que science est fondée sur des présuppositions rationalistes ou matérialistes. Qu’il suffise ◀de▶ mentionner ses fondateurs : Hegel, Auguste Comte et Marx. Depuis Lévy-Bruhl, il est vrai, nous avons tenté ◀de▶ décrire et ◀d’▶interpréter certains phénomènes collectifs ◀de▶ nature irrationnelle. Cependant, il est curieux ◀d’▶observer que nous ◀les▶ avons localisés chez ◀les▶ peuples soi-disant « primitifs ». ◀L’▶étude ◀de▶ ◀la▶ passion dans ◀les▶ sociétés civilisées n’a été qu’à peine entamée par des hommes comme Georges Sorel, Gustave Le Bon ou H. de Keyserling. Des éléments valables peuvent être également trouvés dans ◀l’▶analyse ◀de▶ ◀l’▶Inconscient collectif, élaborée par C. G. Jung. Quant à moi, il me semble qu’une telle étude, poursuivie systématiquement, serait capable ◀d’▶expliquer ◀les▶ phénomènes ◀de▶ masse qui dominent notre époque. Car ◀la▶ masse ne réagit pas comme un ensemble ◀d’▶individus raisonnables ; ◀la▶ masse réagit selon ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀l’▶Inconscient et, en particulier, ◀de▶ ◀la▶ passion à ◀l’▶état pur.
◀Le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ passion en soi doit donc être examiné en premier lieu. J’utiliserai ici certains résultats ◀d’▶une étude que j’ai consacrée à ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶amour-passion et ◀de▶ ◀la▶ passion mystique en Occident, du Moyen Âge à nos jours.
On sait que ◀le▶ xii e siècle a vécu ce que je n’hésite pas à appeler une « révolution affective » : ce siècle ne vit-il pas ◀l’▶apparition presque simultanée ◀de▶ la première mystique chrétienne ◀de▶ ◀l’▶Amour Divin : Saint Bernard de Clairvaux ; ◀de▶ la première histoire ◀d’▶amour-passion : Tristan et Iseult ; des premiers poètes ◀de▶ ◀l’▶amour pur : ◀les▶ troubadours ; et du premier couple ◀d’▶amants célèbres pour leur passion désespérée : Abélard et Héloïse ?
◀Les▶ conséquences ◀de▶ cette révolution affective ont été si nombreuses et importantes — dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers — que nous avons encore aujourd’hui des difficultés à mesurer ou même à concevoir leurs dimensions. ◀La▶ passion est devenue la seconde nature des peuples ◀de▶ ◀l’▶Occident (Américains compris) : ils ont donc une difficulté quasi instinctive à considérer ◀la▶ passion comme un phénomène spécifique, limité dans ◀le▶ temps, puisqu’il est apparu en tant que tel seulement au xii e siècle, et limité dans ◀l’▶espace, puisqu’il est presqu’entièrement ignoré en Orient. ◀Les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Antiquité et ceux ◀de▶ ◀l’▶Orient ont certes connu certaines formes ◀de▶ passion. Mais ils n’ont jamais admis, cultivé et admiré ◀la▶ passion pour elle-même comme ◀le▶ font ceux ◀d’▶Occident. Ils ◀l’▶ont considéré comme un excès soit morbide (Plutarque), soit ridicule (Ménandre). Il est possible, par conséquent, ◀d’▶affirmer que ◀la▶ passion est l’une des caractéristiques ◀de▶ ◀l’▶Occident moderne. Analyser ◀la▶ passion, telle qu’elle s’exprime originellement dans ◀le▶ mythe ◀de▶ Tristan et Iseult, c’est analyser du même coup certains aspects ◀de▶ ◀l’▶évolution récente du monde occidental — ceux qui sont du ressort ◀de▶ ◀l’▶Inconscient collectif et ceux qui sont intimement liés au phénomène totalitaire.
◀Le▶ récit ◀de▶ ◀l’▶amour ◀de▶ Tristan et Iseult est la première description connue ◀d’▶une passion complètement triomphante. De même, c’est ◀le▶ modèle universellement admiré et toujours répété ◀de▶ toutes ◀les▶ histoires ◀d’▶amour. Il concerne, il est vrai, seulement une forme ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀la▶ passion concentrée dans ◀l’▶amour ◀d’▶un homme pour une femme. Mais il en donne ◀les▶ caractéristiques avec une vigueur vraiment exemplaire, et est devenu ◀l’▶illustration classique des traits éternels ◀de▶ toute passion, en général. Énumérons-◀les▶ ici brièvement.
Il faut se souvenir que ◀l’▶amour ◀de▶ Tristan pour Iseult est décrit comme une fatalité, dans tous ◀les▶ sens du terme. ◀Les▶ amants s’aiment parce qu’ils ont bu ◀le▶ philtre ◀d’▶amour par erreur. Leur amour est donc né en vertu d’un pouvoir extérieur à eux-mêmes, indépendant ◀de▶ leur volonté et ◀de▶ leurs qualités individuelles. Leur amour n’est pas un choix, mais une destinée qui ◀les▶ subjugue et ◀les▶ prive ◀de▶ tout sentiment ◀de▶ responsabilité.
Or celui qui n’est pas responsable des actes ◀de▶ son coeur se sent pour cette raison même libre ◀de▶ tout sentiment ◀de▶ culpabilité. ◀La▶ destinée a conduit ◀les▶ amants à boire ◀le▶ philtre ◀d’▶amour. ◀Le▶ pouvoir magique du philtre ◀les▶ contraint à commettre ◀l’▶adultère. Ils vivent dans un état d’âme où ◀les▶ catégories du bien et du mal ont perdu leur réalité. Ceux qui ont fait ◀l’▶expérience ◀d’▶une passion intense savent que son premier effet est ◀d’▶obscurcir ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ réalité. Bientôt c’est ◀l’▶intensité même ◀de▶ ◀la▶ passion qui devient ◀la▶ preuve ◀de▶ ◀la▶ « réalité » ◀de▶ leur amour.
◀La▶ passion ne transporte pas seulement ◀les▶ amants au-delà du bien et du mal, elle ◀les▶ entraîne aussi dans un univers quasi transcendant par rapport à ◀la▶ vie ◀de▶ tous ◀les▶ jours. Ils ne peuvent plus s’expliquer et bientôt ils ne ◀le▶ désirent même plus. Ils vivent dans une sorte ◀d’▶autarcie psychologique. Ils ne se sentent pas obligés ◀d’▶expliquer une conduite que ◀les▶ autres ne sont ◀de▶ toute façon pas susceptibles ◀de▶ comprendre.
Cet état ◀d’▶aveuglement et ◀de▶ négation des normes ne peut être obtenu sans ◀la▶ création ◀de▶ tourments grandissants. Mais ◀les▶ obstacles que ◀les▶ lois divines et humaines opposent à leur passion, loin de ◀la▶ réprimer, ne font que ◀la▶ renforcer. On peut dire que ◀l’▶amour croit et prospère avec ◀les▶ obstacles (séparations, épreuves diverses, existence ◀d’▶un époux légitime : ◀le▶ roi Marc, etc.). ◀L’▶amour ◀les▶ invente quand ils n’existent plus (épisode ◀de▶ ◀l’▶épée nue placée par Tristan entre sa maîtresse et lui, alors qu’ils sont seuls dans ◀la▶ forêt). Plus leur amour grandit, plus ◀les▶ obstacles augmentent. Finalement, ◀la▶ vie elle-même, avec toutes ses limitations naturelles, physiques et morales, devient ◀le▶ seul obstacle au désir ◀d’▶infini ◀de▶ leur passion. ◀La▶ passion donne un démenti à ◀la▶ vie. ◀De▶ là ◀le▶ désir ◀de▶ ◀la▶ mort, ◀la▶ caractéristique ◀de▶ ◀la▶ passion pure. Wagner comprit si bien cela qu’il en fit ◀le▶ véritable sujet ◀de▶ son Tristan. Dans ◀la▶ mort, ◀l’▶obstacle suprême, ◀les▶ amants voient ◀l’▶émancipation finale et déifiante ◀de▶ toutes ◀les▶ barrières du monde créé. Dans ◀la▶ mort, comme ◀l’▶a si bien dit ◀le▶ philosophe allemand Karl Jaspers, ◀la▶ Passion ◀de▶ ◀la▶ Nuit triomphe sur toutes ◀les▶ Lois du Jour.
Par conséquent, ◀l’▶essence ◀de▶ ◀la▶ passion paraît être ◀le▶ choix ◀d’▶un tourment intense et même mortel de préférence à celui des joies et des peines ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne. D’ailleurs, ◀la▶ passion agit précisément comme ◀l’▶hypnose : elle dépossède ◀l’▶individu ◀de▶ son libre arbitre et ◀l’▶enferme dans un monde sans contact avec ◀l’▶extérieur, au-delà des catégories morales, légales et rationnelles.
II. Évolution ◀de▶ ◀la▶ passion en Occident
Pourquoi ◀la▶ Passion fit-elle irruption en Occident au xii e siècle ? Pour répondre à cette question, je devrais trop m’écarter ◀de▶ mon sujet2. Je prendrai ici ◀la▶ passion comme base historique ◀de▶ départ en indiquant seulement qu’elle est sans aucun doute ◀le▶ résultat ◀d’▶une déviation hérétique et paganisante ◀de▶ ◀l’▶aspiration chrétienne primitive : ◀l’▶amour pour ◀les▶ choses ◀de▶ ◀l’▶Éternité, ◀l’▶acte ◀de▶ foi paulien (« pour moi … mourir est un gain »). Passion et christianisme sont liés l’un à l’autre de ◀la▶ même manière qu’hérésie et orthodoxie. En somme, il est possible ◀de▶ définir ◀la▶ passion comme ◀la▶ réaction ◀d’▶une âme païenne contre ◀le▶ christianisme. ◀De▶ fait, ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ passion se développe au xii e siècle dans ◀les▶ zones ◀d’▶hérésie situées entre ◀le▶ gnosticisme chrétien et ◀le▶ paganisme platonisant. Mais ◀de▶ toute façon ici nous nous intéressons à ◀l’▶évolution sociologique ◀de▶ ◀la▶ passion, après son apparition (comme à une maladie qui après être passée par ◀la▶ période ◀d’▶incubation, apparaîtrait enfin au grand jour).
◀La▶ mystique ◀d’▶un Saint Bernard ou ◀d’▶un Saint François d’Assise « canalisait » ◀la▶ passion naissante dans ◀les▶ catégories du christisme orthodoxe. Elle ◀la▶ reliait à ◀la▶ Révélation et à ◀la▶ morale évangélique tout en gardant son vocabulaire, qui fut créé par ◀les▶ troubadours et ◀les▶ trouvères. ◀La▶ littérature romanesque engendrée par Tristan canalisa ◀la▶ passion dans ◀le▶ domaine érotique. Elle lui donna des règles, une rhétorique et un vocabulaire qui n’étaient applicables qu’aux histoires ◀d’▶amour. C’est pourquoi cette littérature devint un moyen ◀de▶ défense de ◀la▶ société contre ◀la▶ passion anarchique et antisociale. Elle ramenait ◀le▶ dommage à un domaine apparemment très peu dangereux pour ◀le▶ bien public, celui des sentiments individuels. D’autre part, ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ chevalerie réglaient à ◀la▶ même époque ◀la▶ forme que devait observer ◀la▶ passion pour ◀les▶ armes. En fait, nous nous trouvons en face d’une seule et unique réaction « ◀d’▶auto-protection » ◀de▶ ◀la▶ société, car nous savons que ◀l’▶amour courtois (cortezia) déterminait ◀d’▶un seul et même coup ◀les▶ rituels ◀de▶ ◀l’▶amour, idéalisés par ◀la▶ poésie, et ◀l’▶art militaire dans ses plus petits détails.
◀Le▶ grand mérite du Moyen Âge, comme ◀l’▶a montré J. Huizinga3, est ◀d’▶avoir fixé ◀la▶ forme ◀d’▶amour et ◀de▶ ◀l’▶avoir enfermé dans ◀le▶ cadre ◀d’▶un rite pour sublimer ◀la▶ violence irrésistible ◀de▶ ◀la▶ passion. Cependant, ce succès réel contenait certains risques. ◀La▶ littérature ◀de▶ ◀l’▶amour courtois idéalisait ◀la▶ passion, certes, mais en même temps elle en prolongeait ◀la▶ tradition et donnait à des milliers ◀d’▶auditeurs, plus tard ◀de▶ lecteurs, ◀la▶ nostalgie ◀de▶ sa jouissance. ◀Les▶ siècles suivants ◀de▶ pensée classique tentèrent une analyse rationnelle ◀de▶ ◀la▶ passion (Corneille, Racine). ◀Le▶ xviii e siècle porta même cette analyse jusqu’à une dissociation quasi complète des éléments affectifs et irrationnels ◀de▶ notre vie consciente. (À ◀l’▶époque ◀de▶ Voltaire, ◀l’▶amour perd son halo tragique ou sentimental. ◀La▶ guerre perd sa violence sauvage et devient une « guerre en dentelles ».) Mais cette répression préparait des explosions redoutables qui étaient déjà visibles à ◀l’▶état ◀d’▶embryon dans ◀les▶ oeuvres ◀de▶ Rousseau comme dans celles du Marquis de Sade. ◀La▶ Révolution française explosa comme un souffle destructeur ◀de▶ passion. Étant tout à la fois sentimentale et sanglante — rousseauiste et sadique — elle détruisit immédiatement toute ◀la▶ charpente ◀de▶ règles et ◀de▶ conventions que ◀le▶ Moyen Âge avait établie pour tenter ◀de▶ contenir ◀la▶ passion et que ◀le▶ rationalisme avait imprudemment sapée pendant un siècle entier. Dès lors, nous voyons ◀la▶ passion submerger ses digues et atteindre ◀le▶ domaine social. ◀Le▶ nationalisme apparaît en même temps que ◀le▶ romantisme. ◀Le▶ nationalisme est ◀l’▶expression collective ◀de▶ ◀la▶ résurgence ◀de▶ ◀la▶ passion trop longtemps réprimée dans ◀l’▶inconscient, ◀les▶ aspects individuels ◀de▶ cette résurgence étant décrits dans ◀le▶ romantisme.
Pendant tout ◀le▶ xix e siècle, ◀la▶ décadence des conventions créées par ◀la▶ courtoisie médiévale augmentera à une allure croissante. Rencontrant dans ◀le▶ domaine des morales individuelles des obstacles ◀de▶ moins en moins sérieux, ◀la▶ passion popularisée tombera dans ◀le▶ sentimentalisme et ne rencontrera plus ◀de▶ réelle intensité exceptée au niveau collectif. C’est si vrai qu’au xx e siècle ◀les▶ traits originaux et virulents ◀de▶ ◀la▶ passion se retrouvent davantage dans ◀le▶ comportement des masses que dans ◀la▶ psychologie des amants.
III. ◀Les▶ masses et ◀l’▶inconscient
◀Le▶ xx e siècle est devenu conscient ◀de▶ ◀l’▶inconscient. En même temps il a vu ◀l’▶organisation des masses. Ces deux faits sont plus que ◀de▶ simples coïncidences.
◀Le▶ comportement ◀de▶ ◀la▶ masse n’a rien ◀de▶ commun avec celui ◀d’▶un individu raisonnable. Mais, pour moi, il ressemble suffisamment au comportement ◀de▶ ◀l’▶inconscient dans un individu. ◀La▶ masse précisément est composée ◀d’▶individus privés momentanément ◀de▶ leur jugement rationnel et ◀de▶ leur conscience normale. ◀L’▶irruption des masses ainsi définies dans ◀la▶ vie politique et sociale contemporaine ressemble à ◀l’▶irruption ◀de▶ ◀l’▶inconscient dans ◀la▶ vie ◀d’▶un individu : c’est une sorte ◀de▶ névrose collective.
On sait qu’un névrosé est un homme qui est soudain attaqué par certaines réalités psychiques longtemps réprimées ou ignorées par sa raison. Dans un esprit sain, ces attaques ◀de▶ ◀l’▶inconscient ont lieu généralement durant ◀le▶ sommeil, sous ◀la▶ forme ◀de▶ cauchemars. ◀L’▶irruption du Prolétariat dans ◀la▶ vie moderne est un phénomène du même ordre : ◀les▶ couches « basses et obscures » ◀de▶ ◀la▶ population que nous ne voulions pas affronter ou considérer, que nous avons par conséquent « réprimé » socialement dans ◀les▶ « profondeurs » ◀de▶ ◀l’▶Inconscient collectif — explosent soudain maintenant et se font entendre avec une violence terrifiante. Par conséquent, ◀le▶ Prolétariat est réellement et pas seulement métaphoriquement ◀le▶ « cauchemar » ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie. ◀Les▶ exigences des masses rendues « conscientes et organisées » par ◀le▶ marxisme, ressemblent formellement à ces compensations ◀de▶ ◀l’▶inconscient qui tente ◀de▶ bousculer ◀l’▶équilibre superficiel ◀d’▶un homme qui est trop étroitement raisonnable. Et quand elles se sont établies dans ◀le▶ corps social et dans ◀la▶ conscience politique, sources ◀de▶ déséquilibre permanent, elles deviennent à proprement parler une névrose ◀de▶ ◀la▶ société.
Indiquons que ◀le▶ contenu rationnel ◀de▶ ces exigences est moins important que ◀la▶ forme dynamique dans laquelle elles sont exposées. ◀Les▶ programmes ne sont que des prétextes dans ◀les▶ révolutions modernes. Ils peuvent être différents ou opposés comme, par exemple, ceux ◀de▶ Hitler et ◀de▶ Lénine, sans que ◀le▶ schéma dynamique ◀de▶ ◀l’▶apparition des masses soit sensiblement chargé. Eh bien, cette technique inchangée du réveil des masses, c’est ce que ◀l’▶étude du mythe ◀de▶ ◀la▶ passion nous a révélé.
C. G. Jung4 a étudié un certain nombre ◀de▶ symboles et ◀de▶ schémas psychiques qui réapparaissent identiques, soit dans ◀la▶ conscience ◀d’▶une époque et dans ses rites religieux, soit dans ◀l’▶inconscience ◀d’▶individus vivant dans des époques et des religions entièrement différentes. Nous pouvons remarquer qu’il n’est pas nécessaire pour tel ou tel individu ◀d’▶avoir entendu parler ◀de▶ ces symboles pour ◀les▶ voir apparaître dans ses rêves : ◀les▶ symboles ne sont pas « transmis », ils sont permanents dans ◀la▶ psyché humaine, et quand ils sont réprimés par ◀le▶ conscient, ils vivent dans ◀l’▶inconscient collectif, jusqu’à ce qu’ils réapparaissent à nouveau. ◀Le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ passion, tel qu’il fut exprimé longtemps auparavant dans ◀l’▶histoire ◀de▶ Tristan, me semble fournir une excellente illustration ◀de▶ ◀la▶ théorie jungienne. Réprimée par ◀la▶ conscience rationaliste, déprimée par ◀l’▶immoralité moderne, ◀la▶ passion est peu à peu redescendue dans ◀l’▶inconscient et actuellement elle règle ◀le▶ comportement des mouvements collectifs dans ◀la▶ mesure où ils sont fondés sur une perte ◀de▶ ◀la▶ conscience individuelle, dans ◀la▶ mesure donc où ils constituent des masses.
Parce qu’ils ne prirent pas au sérieux ce phénomène très important ◀de▶ notre époque, la plupart des hommes d’État démocratiques se sont trouvés pendant ces dix dernières années dans une position psychologique ◀d’▶infériorité dans leurs rapports avec ◀les▶ dictateurs. Tout ◀le▶ succès des dictateurs a précisément consisté dans leur talent à sentir et à utiliser cyniquement ce que Jung appelle « ◀l’▶énergie ◀de▶ ◀l’▶âme collective », c’est-à-dire ◀les▶ forces latentes ◀de▶ ◀l’▶inconscient. ◀Les▶ masses modernes ont choisi ◀de▶ véritables « directeurs ◀d’▶inconscience ». Hitler, à mon avis, est ◀le▶ plus doué ◀de▶ tous. Dès 1924, il donna des descriptions étonnamment exactes du réveil des puissances souterraines qu’il se proposait ◀de▶ manipuler. Maintenant, ce qui nous intéresse ici, c’est que ces descriptions correspondent exactement à ce que nous avons dit plus haut au sujet de ◀la▶ passion. Si un homme désire créer une force dynamique, ◀le▶ problème est ◀de▶ susciter ◀la▶ passion, Hitler ◀l’▶a répété vingt fois, « ◀la▶ passion hystérique et non ◀la▶ réflexion ». Pour désigner ce processus dans sa totalité, Hitler a recours à ◀l’▶expression : « ◀la▶ nationalisation des masses » et il ne se trompe pas, si nous nous rappelons que ◀le▶ nationalisme est ◀la▶ forme ◀la▶ plus vivante et ◀la▶ plus virulente ◀de▶ ◀la▶ passion en Occident.
IV. « ◀La▶ nationalisation des masses » selon Mein Kampf
Tous ◀les▶ grands mouvements sont des mouvements populaires, des éruptions volcaniques ◀de▶ passions humaines et ◀d’▶états ◀d’▶âme [sic !] soulevées ou bien par ◀la▶ cruelle Déesse ◀de▶ ◀la▶ Misère ou bien par ◀les▶ torches ◀de▶ ◀la▶ parole jetée au sein des masses, — jamais par ◀les▶ jets ◀de▶ limonade ◀de▶ littérateurs esthétisants et ◀de▶ héros ◀de▶ salon. Seule, une tempête ◀de▶ passion brûlante peut changer ◀le▶ destin des peuples ; mais seul peut provoquer ◀la▶ passion celui qui ◀la▶ porte en lui-même […]. Un mouvement qui poursuit ◀de▶ grands buts doit donc veiller anxieusement à ne pas perdre ◀le▶ contact avec ◀la▶ masse. Il doit examiner chaque question en premier lieu sous ce point de vue, et orienter ses décisions dans ce sens.5
◀La▶ nationalisation ne peut […] être obtenue [que] par une concentration ◀d’▶efforts poussés à fond, avec fanatisme, jusqu’au but qu’il importe ◀d’▶atteindre. […]. ◀La▶ grande masse ◀d’▶un peuple ne se compose ni ◀de▶ professeurs ni ◀de▶ diplomates. Elle est peu accessible aux idées abstraites. Par contre, on ◀l’▶empoignera plus facilement dans ◀le▶ domaine des sentiments […]. ◀La▶ foi est plus difficile à ébranler que ◀la▶ science, ◀l’▶amour est moins changeant que ◀l’▶estime, ◀la▶ haine est plus durable que ◀l’▶antipathie. Dans tous ◀les▶ temps, ◀la▶ force qui a mis en mouvement sur cette terre ◀les▶ révolutions ◀les▶ plus violentes a résidé bien moins dans ◀la▶ proclamation ◀d’▶une idée scientifique qui s’emparait des foules que dans un fanatisme animateur et dans une véritable hystérie qui ◀les▶ emballait follement.6
Pour obtenir cette hystérie, il faut d’abord écarter ◀les▶ objections ◀de▶ ◀l’▶intelligence, puis ◀l’▶opposition des sentiments, Cette seconde opération est ◀de▶ loin ◀la▶ plus importante et ◀la▶ plus difficile. « Seul, un appel à ces forces mystérieuses peut avoir ◀de▶ ◀l’▶effet. »7
Quelle sera ◀la▶ technique ◀de▶ cet appel aux forces mystérieuses ? ◀La▶ technique ◀de▶ ◀l’▶hypnose collective. Pour ◀les▶ meetings ◀de▶ masse, on fixera ◀l’▶heure ◀la▶ plus favorable, c’est-à-dire ◀l’▶heure où ◀l’▶individu offrira ◀le▶ moins ◀de▶ résistance consciente. ◀L’▶orateur choisira aussi un endroit où il aura ◀le▶ plus ◀de▶ chance ◀de▶ créer ◀l’▶atmosphère favorable.8
Dans tous ces cas, il s’agit ◀de▶ ◀l’▶affaiblissement du libre arbitre ◀de▶ ◀l’▶homme. […] ◀Le▶ matin et encore pendant ◀la▶ journée, ◀les▶ forces ◀de▶ ◀la▶ volonté des hommes s’opposent avec ◀la▶ plus grande énergie aux tentatives ◀de▶ leur suggérer une volonté étrangère, une opinion étrangère. Mais ◀le▶ soir, ils succombent plus facilement à ◀la▶ force dominatrice ◀d’▶une volonté plus puissante.9
Personne ne devrait tenter ◀de▶ convaincre une foule par des arguments ◀d’▶ordre intellectuel, il faudrait plutôt essayer ◀de▶ ◀la▶ priver ◀de▶ ses schémas ◀de▶ réflexions et ◀de▶ ◀la▶ mettre en face d’un fait accompli affectif.10 Ainsi on parvient à déposséder ◀les▶ membres ◀de▶ ◀la▶ foule ◀de▶ tous leurs sentiments ◀de▶ responsabilité et à ◀les▶ réduire à ◀l’▶état ◀de▶ « masse ». Or, une masse « n’est qu’une partie ◀de▶ ◀la▶ nature »11, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’autres réactions que celles qui sont déterminées par ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀l’▶inconscient.
Nous savons avec quel succès Goebbels perfectionna ◀la▶ technique ◀de▶ ◀l’▶hypnose collective ; à ◀l’▶époque où ◀le▶ Führer tint ses discours ◀les▶ plus importants, il créa un nouveau genre ◀de▶ mise en scène, un véritable théâtre des masses.
Nous avons vu que cette hypnose ◀de▶ ◀la▶ passion (déclenchée chez Tristan par ◀le▶ philtre ◀d’▶amour) prive ◀l’▶homme ◀de▶ son libre arbitre, mais ◀le▶ libère aussi simultanément ◀de▶ son sens ◀de▶ culpabilité. Hitler était bien conscient ◀de▶ ce qu’il accélérerait ◀l’▶action hypnotique en supprimant ◀le▶ complexe ◀de▶ culpabilité que ◀les▶ Allemands subissaient durant ◀l’▶après-guerre. Pour hypnotiser un sujet, ◀l’▶opérateur d’une part contraint sa volonté, ◀de▶ l’autre exerce une séduction sur ses émotions. Or, rien ne séduit davantage que ◀la▶ perspective ◀d’▶être libéré ◀d’▶une conscience chargée. Peu importe celui qui promet cette libération, il met ◀de▶ son côté toutes ◀les▶ chances ◀d’▶être « cru ».
Il m’était clair alors que pour les premiers militants dont se composait au début notre mouvement, il fallait vider à fond ◀la▶ question des responsabilités ◀de▶ guerre […]. À cette époque, où tous voyaient encore dans cette paix (◀le▶ traité ◀de▶ Versailles) une victoire ◀de▶ ◀la▶ démocratie, on devait faire front contre cette idée, et nous graver pour toujours dans ◀la▶ cervelle des hommes comme ◀les▶ ennemis ◀de▶ ce traité, afin que, par ◀la▶ suite […], ◀le▶ souvenir ◀de▶ notre attitude dans cette question nous amène ◀la▶ confiance des masses.12
◀Le▶ traité ◀de▶ Versailles, une nouvelle Méduse (« … notre peuple, désarmé sous ◀les▶ mille regards des signataires du traité ◀de▶ Versailles »)13 symbolise toutes ◀les▶ fautes individuelles et collectives des Allemands et sera décrit comme ◀la▶ plus monstrueuse et ◀la▶ plus inhumaine des cruautés ◀de▶ tous ◀les▶ temps, par opposition au traité ◀de▶ Brest-Litowsk, décrit comme un acte ◀d’▶humanité infinie.14
Ainsi, ◀la▶ masse irresponsable et blanchie comme neige est prête à atteindre ◀le▶ stade final ◀de▶ ◀la▶ passion. Elle acceptera dorénavant comme « vérité » ce qui « intensifie » sa passion :
De par tous ◀les▶ temps, ◀le▶ peuple a considéré ◀l’▶attaque sans merci ◀de▶ ses adversaires comme ◀la▶ preuve ◀de▶ son bon droit ; pour lui, renoncer à ◀les▶ détruire c’est douter ◀de▶ ce bon droit : c’est même nier qu’il existe.15
◀Les▶ masses frénétiques donneront un démenti aux lois du jour, aux lois romaines, par exemple, qu’Hitler propose ◀de▶ supprimer, à ◀la▶ morale chrétienne, à « ◀l’▶intellectualisme » et à ◀la▶ réflexion en général. ◀La▶ masse veut s’enfermer dans une autarcie psychologique qui ◀la▶ préparera et ◀la▶ conditionnera pour ◀l’▶autarcie économique. Hitler engage une polémique contre tout ce qui rendrait capable ◀la▶ masse allemande ◀de▶ communiquer avec ◀l’▶extérieur contre chaque conception universaliste : contre ◀les▶ Juifs, ◀les▶ marxistes, ◀les▶ intellectuels, ◀les▶ Églises.
◀La▶ nationalisation ◀de▶ notre masse ne pourra réussir que si, outre ◀le▶ combat mené pour conquérir ◀l’▶âme ◀de▶ notre peuple, on entreprend ◀de▶ détruire ses empoisonneurs internationaux.16
◀D’▶où ◀le▶ racisme et ◀l’▶exaltation du pur germanisme : ◀la▶ communauté allemande doit être rendue imperméable à toute « raison », à tout échange, à toute compréhension du monde extérieur qui menacerait ◀d’▶affaiblir sa passion. Or, ◀le▶ racisme est ◀la▶ religion ◀la▶ plus imperméable puisque personne ne peut être converti à elle. (Si vous n’êtes pas né allemand, vous ne pourrez jamais comprendre ◀les▶ mystères créateurs ◀de▶ ◀l’▶esprit allemand…).
Une autre caractéristique ◀de▶ ◀la▶ passion, c’est : ◀le▶ besoin ◀de▶ produire sans cesse des obstacles, de plus en plus insurmontables à mesure que ◀la▶ fin approche :
Sans aucun doute, on peut dire que sa force (celle ◀d’▶un mouvement) et, avec elle, son droit à ◀la▶ vie ne se développent qu’autant qu’il admet comme condition ◀d’▶extension ◀l’▶idée ◀de▶ se battre ; on peut dire aussi que ◀le▶ moment où un mouvement aura atteint sa force maxima est celui où ◀la▶ victoire complète se sera rangée à son côté. Un mouvement ne demandera donc ◀la▶ victoire qu’à une tactique.qui, loin de lui procurer des succès immédiats mais momentanés, lui imposera une longue période ◀de▶ croissance et ◀de▶ longs combats provoqués par son intolérance absolue vis-à-vis des autres.17
Après, comme chacun sait, Hitler adopta ◀la▶ tactique ◀d’▶une multiplication systématique des obstacles : chaque fois qu’il obtenait une victoire, qu’il avait précédemment qualifié du signe ◀d’▶« aboliton finale du Diktat infamant », il découvrait immédiatement ◀de▶ nouveaux articles dans ◀le▶ traité contre lesquels il fallait combattre. Il en fut de même pour ◀les▶ exigences territoriales, car ◀l’▶essence ◀de▶ ◀la▶ passion est ◀de▶ se nourrir ◀d’▶obstacle et ◀d’▶aspirer non pas à telle ou telle réalisation concrète, mais à un objectif situé à une distance infinie — à une aspiration toujours plus intense — quand bien même ◀la▶ fin, quand tout est dit et fait, se situerait au-delà des possibilités matérielles ou humaines, au-delà ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀de▶ ses lois, dans ◀la▶ guerre, qui est considérée comme glorieuse, bref, dans ◀la▶ mort qui rend ◀les▶ hommes dieux.
Un peuple raisonnable, se trouvant dans ◀la▶ position ◀de▶ ◀l’▶Allemagne après la Première Guerre mondiale, aurait choisi pour objectif ◀la▶ reconstruction concrète du pays : ◀le▶ travail. (C’est ce que nous voyons en France aujourd’hui.) Mais un peuple passionné doit avoir un autre objectif que ◀le▶ travail : révolte, exigences affectives, conquête infinie. Il ne se sent pas obligé ◀de▶ rétablir un certain mode ◀de▶ conduite, il se sent plutôt contraint ◀de▶ solliciter et ◀de▶ préférer ◀les▶ épreuves et ◀les▶ difficultés au lieu des plaisirs et des souffrances ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ tous ◀les▶ jours.
Dans une des comédies ◀de▶ Somerset Maugham, une femme amoureuse hésite entre son mari et son amant. ◀Le▶ mari lui offre ◀le▶ bonheur et des avantages matériels. ◀L’▶amant dit simplement : « Tout ce que je peux vous promettre, ce sont des peines ◀de▶ cœur et un drame. » (« All I can promise you is drama and the torments of the heart. ») ◀La▶ femme se jette immédiatement dans ◀les▶ bras ◀de▶ son amant. Cette réaction élémentaire ◀de▶ ◀la▶ passion explique ◀le▶ plébiscite sarrois : ◀les▶ Sarrois ont préféré en 1935 à une écrasante majorité ◀le▶ malheur ◀de▶ devenir nazis au bonheur ◀d’▶être des hommes libres. Hitler avait réussi à enflammer leur « passion ».
Laissons parler Hitler lui-même : « ◀Le▶ développement étonnant ◀de▶ notre mouvement […] tient à ce que nous ayons compris cette idée et que nous ◀l’▶avons mise en pratique. »18
V. ◀Le▶ transfert des passions sur ◀la▶ nation
◀La▶ « nationalisation des masses » est un fait accompli dans ◀de▶ nombreux pays ◀d’▶Europe et se poursuit dès maintenant dans ◀le▶ reste du monde, bien qu’à un rythme infiniment moins rapide. En Allemagne, ◀l’▶évolution a été beaucoup plus radicale que dans ◀les▶ autres pays totalitaires.
Quelques remarques doivent être faites à propos de ces deux faits.
a) ◀La▶ façon générale dont notre époque évolue favorise ◀la▶ dépersonnalisation des individus. ◀L’▶homme moderne vit de plus en plus dans un monde ◀d’▶affolement collectif, où il ne participe que par des manières étrangères à son expérience individuelle. ◀Le▶ cinéma en offre un bon exemple. Là, chacun peut « par procuration » vivre des aventures qui ne lui arriveraient jamais personnellement. ◀La▶ radio, ◀la▶ presse, ◀les▶ « réunions-monstre » permettent également à ◀l’▶individu ◀de▶ s’unir par ◀l’▶imagination et ◀l’▶émotion aux grands événements qui affectent ◀les▶ Nations (personnifiées par leurs chefs) et aux Révolutions (identifiées à leurs leaders). Tout ceci contribue à éloigner ◀l’▶individu ◀de▶ son propre environnement, dans lequel rien ◀de▶ similaire ne pourrait jamais se passer. ◀Les▶ inconvénients ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ tous ◀les▶ jours, autrefois considérés comme normaux, deviennent de plus en plus inacceptables à mesure que ◀les▶ notions du Progrès illimité, du confort et du succès rapide s’étendent et que ◀les▶ idéaux transcendantaux disparaissent — ceux qui rendaient autrefois ◀l’▶individu capable ◀d’▶accepter patiemment son sort. D’une part, ◀l’▶individu est exaspéré au point ◀de▶ chercher à échapper à son existence mesquine, d’autre part il est saisi par ◀la▶ flamme ◀de▶ ◀l’▶émotion collective. Cette répulsion et cette attraction aboutissent au même résultat : elles amènent ◀l’▶homme à rechercher toute occasion ◀d’▶échapper à son individualité. Elles nous prédisposent tous à ◀l’▶hypnose collective, à être ◀les▶ victimes ◀de▶ ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ masse.
b) ◀Les▶ Allemands en général, et plus particulièrement ceux ◀de▶ ◀l’▶entre-deux-guerres, ont montré des dispositions spéciales pour cette sorte ◀de▶ fuite collective, ◀d’▶abandon ◀de▶ soi. Qu’il soit suffisant ◀de▶ rappeler ◀l’▶existence ◀de▶ leur perpétuel complexe ◀d’▶infériorité, aggravé par leur sentiment aigu ◀de▶ culpabilité et ◀de▶ dépréciation après Versailles. ◀Les▶ auteurs du traité oublièrent que ◀les▶ Allemands sont beaucoup plus sensibles que ◀les▶ autres peuples à ◀l’▶humiliation symbolique du désarmement : pour eux c’est une sorte ◀de▶ castration. Être sans armes, dans ◀l’▶univers allemand, c’est cesser ◀d’▶être un homme libre. Pour cette raison, ◀la▶ célébration ◀de▶ Nuremberg pour ◀le▶ rétablissement ◀de▶ ◀la▶ Reichswehr fut baptisée par Hitler en : Jour ◀de▶ ◀la▶ liberté.
◀Les▶ nazis ont distingué avec acuité entre ces facteurs généraux ◀de▶ dépersonnalisation, communs à tous ◀les▶ hommes ◀de▶ notre époque, et ◀les▶ facteurs plus spécifiquement allemands ; loin de ◀les▶ contrecarrer, ils ◀les▶ ont exploités intentionnellement et cyniquement. Et ceci ◀de▶ deux façons :
1. ◀La▶ Weltanschauung nationale-socialiste enseigne que ◀l’▶individu est habilité à exister seulement comme étant une part du Volkstum. Regardons de plus près : « Chaque Allemand par ◀la▶ race, dit Hitler, a ◀le▶ droit ◀de▶ vivre librement. » Traduisons ceci dans ◀la▶ terminologie nazie : « Chaque Allemand doit accepter complètement ◀la▶ loi du parti totalitaire, seul capable ◀de▶ garantir à ◀l’▶Allemagne sa liberté. » Traduisons de nouveau cette fois en termes démocratiques : « Chaque Allemand a ◀le▶ droit ◀de▶ vivre, mais seulement dans ◀la▶ mesure où il cesse ◀d’▶être lui-même et où il collabore aveuglément à ◀l’▶effort passionné du Parti pour achever par ◀la▶ conquête une hégémonie mondiale. » Toute ◀la▶ morale, toute ◀l’▶idéologie du parti nazi tend à supprimer dans ◀l’▶individu ◀l’▶aspect ◀de▶ ◀la▶ personne (◀de▶ sa vocation irréductible et transcendante) pour ◀le▶ livrer, bien discipliné et enthousiaste, aux forces obscures manipulées par ◀le▶ Führer.
2. Que ◀la▶ démoralisation ◀de▶ ◀la▶ jeunesse allemande, dans ◀le▶ domaine sexuel, ait été très avancée après ◀la▶ guerre, est un fait bien connu. Or avec ◀l’▶abaissement des barrières sociales et morales, il s’ensuit nécessairement une dégradation ◀de▶ ◀la▶ passion en amour. Pour mettre fin à ◀l’▶anarchie des moeurs, ◀les▶ nazis n’essayèrent évidemment pas ◀de▶ restaurer ◀la▶ moralité chrétienne et ◀les▶ conventions bourgeoises. (Cela aurait signifié implicitement, ◀la▶ renaissance des passions individuelles.) Ils décrétèrent un certain nombre ◀de▶ mesures étatiques concernant ◀le▶ mariage et ◀l’▶eugénisme. Ils éliminèrent ◀les▶ derniers vestiges du halo romantique autour de ◀la▶ femme, et ◀la▶ réduisirent au rôle ◀de▶ procréatrice ◀de▶ soldats-citoyens et à celui ◀de▶ ménagère. Ils fondèrent des « écoles ◀de▶ fiancées » obligatoires pour ◀les▶ futures femmes des SS, troupes ◀d’▶élite du Parti. Ils eurent de plus en plus tendance à autoriser ◀les▶ mariages sur ◀la▶ seule base ◀d’▶une sélection pseudoscientifique et raciale. Ainsi ◀le▶ mariage cesse ◀d’▶être une affaire personnelle et émotionnelle pour ◀la▶ jeunesse allemande. Il tend à devenir seulement un acte civique, une sorte ◀de▶ service rendu à ◀la▶ société. Une fois de plus, nous voyons que ◀la▶ démoralisation bourgeoise et ◀le▶ moralisme totalitaire tendent aux mêmes résultats : ils nient et rabaissent ◀le▶ besoin ◀de▶ passion individuelle ; ils détruisent ses plus intimes motivations. Mais ◀le▶ besoin ◀de▶ ◀la▶ passion subsiste dans ◀le▶ cœur ◀de▶ ◀l’▶Occidental et spécialement dans ◀le▶ cœur ◀de▶ ◀l’▶Allemand. S’il ne trouve plus ◀de▶ satisfaction dans sa vie privée, il ira autre part rechercher des moyens ◀d’▶exaltation. C’est précisément ce que lui offre Hitler à ◀l’▶échelle nationale. Et ainsi, ◀la▶ propagande, ◀la▶ morale et ◀la▶ législation nazies transposent ◀les▶ passions individuelles sur ◀l’▶Être collectif. Tout ce que ◀le▶ dressage totalitaire refuse aux individus isolés, il ◀la▶ reporte sur ◀la▶ Nation. ◀La▶ Nation (ou ◀le▶ Parti) a des passions. ◀La▶ Nation par conséquent adoptera ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀l’▶obstacle exaltant (demandes territoriales, jamais satisfaites) ; ◀la▶ Nation décidera ◀l’▶autarcie ; préférera ◀la▶ souffrance au bonheur (pas ◀de▶ beurre, mais des fusils) ; enfin, suscitera une aspiration indéfinie à ◀l’▶expansion, éventuellement à ◀la▶ mort — en guerre. Toutes ces tensions, dénouées dans ◀les▶ individus, donc à ◀la▶ base, sont concentrées au pinacle ◀de▶ ◀l’▶édifice totalitaire. Sur ce pinacle se tient ◀le▶ Führer. C’est lui personnellement qui polarise toute ◀la▶ passion allemande, et ◀la▶ nationalise.
◀Les▶ relations du Führer et ◀de▶ ◀la▶ masse allemande m’ont toujours semblé procéder ◀d’▶une sorte ◀de▶ sexualisation du collectivisme. ◀La▶ masse joue le rôle de ◀l’▶élément féminin et sa féminité est particulièrement allemande. Hitler ne tente pas ◀de▶ ◀la▶ séduire en ◀la▶ submergeant ◀de▶ flatteries comme ◀le▶ faisaient ◀les▶ hommes politiques français quand ils courtisaient à ◀la▶ manière française leurs électeurs. Hitler s’efforce ◀de▶ « violer » ◀la▶ masse, naturellement inerte, ou même hostile à sa personnalité. Tantôt il se déchaîne, tantôt il supplie. Il n’essaie jamais ◀d’▶endoctriner ses auditeurs. ; il lance un sortilège sur eux. Finalement il invoque ◀le▶ Destin, et affirme qu’il est lui-même ce Destin… Alors ◀la▶ foule capitule (« succombe » comme il ◀l’▶a dit). Elle capitule parce que soudainement elle se sent libérée par ce Destin ◀de▶ ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ses actes. Elle capitule devant ce Sauveur terrible et ◀l’▶acclame comme son « libérateur » au moment précis où il ◀la▶ rend esclave et en fait sa chose.
VI. Impuissance des démocraties
Je me rends compte que ◀le▶ type ◀d’▶explication sociologique que j’avance ici donne prise à un certain nombre ◀d’▶objections de la part d’excellents esprits. Certains diront que je néglige trop ◀les▶ facteurs économiques ou ◀les▶ grands incidents ◀de▶ politiques internationales ou ◀l’▶influence des doctrines pangermaniques, ou ◀la▶ Realpolitik, etc.
Je répondrai que j’essaie ici ◀de▶ décrire quelque chose de plus profond que toutes ces « causes » analytiques, quelque chose qui ◀les▶ précède et leur donne un fondement qui leur a permis ◀d’▶agir toutes dans ◀la▶ même direction. Certains croiront peut-être que mon explication est trop « romantique » pour être réellement sérieuse. Une telle objection exprime et illustre ◀l’▶erreur capitale ◀de▶ nos démocraties. Car ◀l’▶hitlérisme est en vérité une forme ◀de▶ romantisme, et si nous refusons ◀d’▶accepter ce fait, si nous sommes incapables ◀de▶ ◀le▶ comprendre, nous sommes condamnés à répéter ◀les▶ erreurs commises depuis plus ◀de▶ quinze ans dans ◀la▶ lutte contre ◀les▶ mouvements totalitaires. Goebbels proclamait à Dantzig, ◀le▶ 18 juin 1939 : « Notre politique est une politique ◀d’▶artiste ! ◀Le▶ Führer est un artiste en politique. ◀Les▶ autres hommes d’État sont plutôt des artisans. Son État est ◀le▶ produit ◀d’▶une imagination ◀de▶ génie. »
Une « politique ◀d’▶artiste », une politique ◀de▶ romantisme collectif. C’est ◀le▶ cauchemar que le Troisième Reich somnambulesque est en train de projeter devant nos yeux. Du romantisme bon marché, ◀le▶ romantisme adopté par ses traditionnels ennemis, ◀les▶ Philistins, mais du romantisme quand même, c’est-à-dire, ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀le▶ goût ◀d’▶une exaltation mortelle.
◀L’▶incapacité rationaliste des démocraties ◀de▶ comprendre ◀la▶ nature interne ◀de▶ ce phénomène n’explique que trop bien leurs échecs, leurs retards et leur perpétuel état ◀de▶ surprise. Cela explique pourquoi certains ◀de▶ nos leaders ont persisté à croire qu’ils pouvaient discuter objectivement ◀d’▶affaires et à employer des termes — « en tant que soldat et avec honneur » — avec des hommes qui s’étaient emmurés eux-mêmes dans ◀le▶ rêve ◀d’▶une autarcie millénaire. Cela explique pourquoi ces leaders ont chaque fois été déconcertés par ◀la▶ violence et ◀la▶ grandeur des réussites totalitaires, techniquement et rationnellement impossibles à prévoir. Cela explique spécialement ◀l’▶échec des menaces tonitruantes ◀de▶ ◀la▶ presse démocratique contre ◀le▶ totalitarisme. Cet échec a deux raisons principales :
1. ◀La▶ propagande démocratique épuise sa force à montrer que ◀le▶ totalitarisme est barbare, violent, belliqueux, spartiate, tyrannique, etc. alors que ◀les▶ démocraties sont civilisées, raffinées, pacifiques, prospères, libérales, etc. Bien, chacun sait cela. ◀Les▶ disciples des dictateurs ◀le▶ savent également. Mais ◀la▶ raison, aussi évidente qu’elle puisse être, ne saurait faire beaucoup contre ◀la▶ passion montante. D’ailleurs, elle ne saurait faire beaucoup pour prévenir ◀la▶ diffusion ◀de▶ ◀la▶ contagion dans des masses prédisposées à être contaminées par toute ◀la▶ vie moderne.
2. ◀La▶ propagande démocratique consiste ◀le▶ plus souvent en une réfutation des doctrines totalitaires. Nous ignorons ou oublions que ces doctrines ne jouent qu’un rôle superficiel dans ◀le▶ processus ◀d’▶hypnotisation collective présenté par ◀l’▶hitlérisme. Nous ignorons ou oublions par conséquent qu’en nous entêtant dans cette attitude négative, dans cette critique stérile ◀de▶ ◀la▶ folie totalitaire, nous risquons ◀de▶ succomber un jour à son influence hypnotique. Rien n’est plus facilement changé en un Pro qu’un Anti, qui n’est que cela. J’ai moi-même suivi ◀de▶ près ◀la▶ conversion à ◀l’▶hitlérisme ◀d’▶un certain nombre ◀d’▶antifascistes allemands. ◀La▶ meilleure explication que je conçois sur ce sujet est donnée par Thomas Mann, dans une nouvelle intitulée Mario et ◀le▶ Magicien.
Cette nouvelle, probablement symbolique, décrit simplement une séance publique ◀d’▶hypnotisme tenue dans une petite plage ◀de▶ ◀l’▶Adriatique. À un certain moment, ◀l’▶hypnotiseur invite quelques spectateurs à tirer des cartes au hasard. Naturellement tous choisissent ◀les▶ cartes déjà sélectionnées par ◀la▶ volonté du magicien. Pourtant, un spectateur se lève et déclare qu’il a décidé ◀de▶ choisir sa propre carte, et ◀de▶ résister à toute influence psychique. ◀Le▶ magicien prononce alors ces mots décisifs :
Vous allez rendre ma tâche un tout petit peu plus difficile. Votre opposition ne changera pourtant en aucune façon ◀le▶ résultat. ◀La▶ liberté existe, ◀la▶ volonté existe aussi, mais ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ volonté n’existe pas, car ne vouloir qu’être libre ◀de▶ vouloir, c’est en réalité ne rien vouloir. Vous choisirez donc ◀d’▶autant plus certainement ◀la▶ bonne carte que vous vous efforcerez ◀d’▶agir librement.
Un peu plus tard dans ◀la▶ soirée, ◀le▶ magicien contraint un autre spectateur à danser, bien que celui-ci ait répété auparavant avec insistance qu’il ne ◀le▶ ferait pas.
Si j’ai bien compris, commente ◀l’▶auteur du récit, ◀l’▶homme était vaincu en raison de ◀la▶ nature négative ◀de▶ son point de vue. D’après toutes ◀les▶ apparences, ◀l’▶âme ne peut pas vivre en ne voulant pas. Ne pas vouloir quelque chose, c’est presque ne rien vouloir — par conséquent c’est faire éventuellement ce qu’un autre vous imposera.
Il existe seulement un moyen (mais il est infaillible) ◀de▶ prévenir ◀l’▶action hypnotique : il suffit simplement ◀de▶ vouloir quelque chose ◀de▶ positif. Être satisfait du refus du totalitarisme, vouloir ◀la▶ liberté en général sans aucun contenu positif polarisant ◀les▶ capacités ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est être battu ◀d’▶avance. N’oublions pas : dans ◀le▶ combat dramatique entre ◀les▶ magiciens ◀de▶ notre époque et ◀les▶ libéraux privés ◀de▶ foi positive, si nombreux encore dans nos démocraties, ◀les▶ magiciens ont un grand avantage : eux seuls connaissent ◀la▶ nature passionnée du combat qu’ils sont en train de mener. Ils savent qu’ils n’ont rien à craindre — au contraire — ◀de▶ ◀l’▶indignation bien pensante et pourtant futile des libéraux.
◀Les▶ démocraties ne résisteront à ◀la▶ contagion totalitaire que si elles se donnent des objectifs positifs (reformer ◀la▶ démocratie et finalement ◀l’▶achever dans ◀le▶ domaine économique). ◀Les▶ germes ◀de▶ ◀la▶ passion totalitaire ne seront détruits que dans ◀les▶ âmes ◀de▶ ceux qui reprendront goût à vivre individuellement leur propre vie. ◀La▶ constitution ◀de▶ « masses nationalisées » ne sera prévenue que par ◀la▶ renaissance ◀de▶ véritables communautés. Mais ces communautés devront être fondées sur ◀la▶ vérité universelle, et non sur une vérité étroitement nationaliste. Je ne peux donc conclure cet essai que par un appel aux Églises.i