Religion et vie publique aux États-Unis (18 février 1941)l m
J’ai fait une découverte sur les▶ États-Unis : c’est qu’il n’est pas ◀de▶ pays moderne où ◀la▶ religion tienne dans ◀la▶ vie publique une place plus importante et plus visible. Il faut être un Européen pour s’en étonner, me dit-on. ◀De▶ fait, pour un Américain qui connaît tant soit peu son histoire, rien n’apparaît plus naturel.
◀Les▶ États-Unis ont été fondés par des groupes successifs ◀de▶ colons, la plupart exilés pour cause ◀de▶ religion. Seceders (séparatistes) ◀de▶ ◀l’▶Église anglicane ou du luthérianisme allemand, huguenots ou puritains, méthodistes, presbytériens, tous ces pionniers étaient d’abord des fanatiques ◀d’▶une foi, des missionnaires.
Mais s’ils trouvaient sur ◀le▶ sol américain ◀la▶ liberté ◀de▶ célébrer leur culte, ils y trouvaient aussi ◀la▶ possibilité ◀de▶ fonder une « cité » entièrement conforme à leurs convictions. ◀D’▶où ◀le▶ caractère social ◀de▶ leur religion, dès ◀le▶ début, mais aussi ◀le▶ caractère religieux ◀de▶ leur civisme.
◀La▶ structure politique des États-Unis traduit aujourd’hui encore ◀le▶ jeu complexe ◀de▶ ces apports religieux successifs. Ceux-ci se confondent souvent d’ailleurs avec ◀les▶ apports raciaux. Un Américain qui appartient à ◀l’▶Église réformée a bien des chances ◀d’▶être Hollandais ◀d’▶origine ; Allemand ou Suédois s’il est luthérien ; Anglais s’il est presbytérien ; et s’il est catholique, Irlandais ou Italien. À ces différences ◀d’▶origine sont venues s’ajouter, par ◀la▶ suite, des différences ◀de▶ classe : ◀l’▶Église baptiste est largement populaire, tandis que ◀l’▶Église protestante épiscopale (◀de▶ rite anglican) est surtout citadine et « fashionable ».
Voilà qui explique, d’une part, ◀l’▶étonnante multiplicité des dénominations religieuses dans ce pays ; d’autre part, ◀l’▶importance sociale que chacune d’entre elles y revêt.
On peut apprécier diversement cette interpénétration ◀de▶ ◀la▶ vie ecclésiastique et ◀de▶ ◀la▶ vie publique (dans un pays, remarquons-◀le▶, où ◀les▶ Églises ont toujours été séparées ◀de▶ ◀l’▶État). Je me bornerai pour aujourd’hui à ◀la▶ décrire comme un fait, un grand fait qui mérite ◀d’▶être connu et médité en Suisse, ◀d’▶autant plus qu’il s’est vu curieusement négligé par ◀la▶ presque totalité des observateurs européens ◀de▶ ◀l’▶Amérique.
Ouvrez ◀le▶ New York Times : vous y trouverez, ◀le▶ samedi, deux grandes pages consacrées aux choses religieuses : sujets des sermons du lendemain, nouvelles des missions et ◀de▶ nombreuses activités sociales, programmes ◀de▶ musique sacrée, annonces détaillées des services que célébreront ◀les▶ principales paroisses ◀de▶ ◀la▶ cité. (Trois cultes chaque dimanche dans beaucoup ◀d’▶églises.) ◀Le▶ lundi, copieux résumés des sermons ◀de▶ ◀la▶ veille, avec manchettes et sous-titres ; on en accorde beaucoup moins aux conférenciers ◀les▶ plus en vogue.
Tournez ◀le▶ bouton ◀de▶ votre radio : à 14 h chaque jour, vous entendrez un choix « ◀d’▶hymnes ◀de▶ toutes ◀les▶ Églises ». Plus tard, un quart d’heure ◀de▶ nouvelles religieuses du monde entier. ◀Le▶ samedi, ◀les▶ synagogues. ◀Le▶ dimanche, du matin au soir, une douzaine ◀de▶ cultes relayés par différentes stations. Vous passerez ◀d’▶une liturgie solennelle ◀de▶ ◀l’▶Église épiscopale à quelque réunion ◀de▶ Réveil ultradynamique dans un quartier miséreux, ◀de▶ là à une neuvaine dans un couvent, à un chœur luthérien, à un prêche baptiste pour ◀les▶ nègres…
Je vais à une soirée chez un professeur du Séminaire ◀de▶ théologie protestante ◀de▶ New York : j’y trouve d’autres professeurs et des étudiants, bien sûr, mais aussi des journalistes, des personnalités politiques, des écrivains ◀d’▶« avant-garde »… Et ces professeurs ◀de▶ théologie n’hésitent pas à collaborer aux magazines politiques à gros tirages qui forment ◀l’▶opinion moyenne du pays. Ce qui est étonnant, c’est précisément que cela n’étonne personne ici. Je songe à ◀la▶ France laïque ◀de▶ naguère ! Je songe même à ◀la▶ Suisse, à tant de timidités, ◀de▶ cloisonnements, et peut-être ◀de▶ prudences aussi, que ◀l’▶on n’imagine pas en Amérique…
Cherchant à louer une maison, je parcours ◀les▶ annonces. J’en trouve plusieurs ◀de▶ ce type : « Six pièces, confort, métro, Églises à proximité. » J’achète un guide ◀de▶ quartier, ◀d’▶aspect commercial. Une page y est réservée aux lieux ◀de▶ culte. En tête : « Préservez votre privilège américain : allez au culte ◀de▶ votre paroisse. »
Certes, ◀l’▶on peut sourire ◀de▶ ◀la▶ publicité qu’étalent ◀les▶ Églises ◀de▶ province, des grands panneaux ◀de▶ « bienvenue à tous » qu’elles plantent à ◀l’▶entrée ◀de▶ leur ville, et qui promettent des jeux ◀de▶ loto ◀le▶ mardi soir et ◀de▶ ◀la▶ danse ◀le▶ samedi, même dans ◀les▶ églises catholiques. On peut déplorer ◀la▶ concurrence que se font ◀les▶ diverses dénominations dans un même village. Mais ces traits extérieurs s’expliquent lorsqu’on découvre ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ vie communautaire dans ◀les▶ paroisses. Devenir membre ◀d’▶une Église, en Amérique, c’est aussi trouver un milieu social, des amis, des appuis matériels s’il ◀le▶ faut. Dans ce pays énorme, qui manque ◀de▶ cadres traditionnels, et dont ◀la▶ population est si nomade encore, ◀la▶ vraie cellule sociale, c’est ◀la▶ paroisse. Plus sociale que religieuse, dira-t-on ? C’est un risque. Mais c’est aussi une possibilité ◀d’▶action spirituelle constamment maintenue dans ◀la▶ cité.
Il faut connaître cet arrière-plan pour donner tout leur sens à certains incidents ◀de▶ ◀la▶ vie politique américaine. Imaginez, par exemple, ◀le▶ gouverneur ◀d’▶un des grands États de l’Union prenant part à une campagne ◀de▶ « mission intérieure » à travers tout ◀le▶ continent. Imaginez Roosevelt prononçant une longue prière à ◀la▶ radio, ◀la▶ veille ◀de▶ ◀l’▶élection présidentielle ; ◀les▶ journaux décrivent en détail ◀les▶ services ◀de▶ communion auxquels ont participé ◀les▶ deux candidats, ce même jour. Wallace, ◀le▶ vice-président, surnommé ◀le▶ « timide mystique », déclarant après son installation qu’il va se retirer à ◀la▶ campagne pour une semaine ◀de▶ recueillement. ◀Le▶ choix ◀de▶ lord Halifax comme ambassadeur aux États-Unis est particulièrement approuvé, parce que, dit-on, sa piété profonde lui gagnera ◀la▶ confiance des États du Middle West…
J’écoutais hier ◀la▶ cérémonie dite ◀de▶ « ◀l’▶Inauguration ». ◀La▶ veille, ◀le▶ président avait été harangué par des pasteurs et des prêtres des trois grandes religions. ◀Le▶ matin, ◀la▶ radio diffusa ◀les▶ prières ◀de▶ « confession générale », dont il répétait ◀les▶ phrases à haute voix avec tous ◀les▶ membres du Congrès, dans une église ◀de▶ ◀la▶ capitale. Cela s’intitulait : « ◀La▶ nation prie avec son président. » ◀Le▶ speaker commentait : « Maintenant, ◀le▶ président et M. Wallace s’agenouillent avec toute ◀la▶ congrégation… ◀Le▶ chœur entonne ◀le▶ cantique : « Ô Dieu, notre aide aux temps passés… ◀Le▶ président y joint sa voix. » Puis ce fut ◀la▶ prestation ◀de▶ serment, à ◀la▶ tribune élevée sur ◀les▶ marches du Capitole, devant des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ spectateurs. Après une prière dite par ◀le▶ chapelain du Sénat, ◀le▶ président jura, ◀la▶ main posée sur sa vieille Bible ◀de▶ famille, en langue hollandaise, qu’il avait choisi ◀d’▶ouvrir au chapitre 13 ◀de▶ la première Épître aux Corinthiens : « Et maintenant ces trois choses demeurent : ◀la▶ Foi, ◀l’▶Espérance et ◀la▶ Charité… » ◀Le▶ discours inaugural terminé, et à peine ◀les▶ applaudissements se sont-ils apaisés, une voix forte prononce : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », annonçant ◀la▶ bénédiction.
Si je relève tous ces traits, c’est que ◀la▶ presse et ◀la▶ radio ne cesseront ◀de▶ ◀les▶ souligner et ◀de▶ ◀les▶ détailler ◀le▶ lendemain, c’est qu’ils sont réellement essentiels à ◀la▶ compréhension ◀de▶ ◀la▶ démocratie américaine. Il est important ◀de▶ savoir que ◀les▶ grandes cérémonies civiques et politiques ◀de▶ ce pays, aussi impressionnantes que ◀les▶ cérémonies totalitaires, se déroulent dans un cadre chrétien, immédiatement significatif pour ◀la▶ grande majorité des participants, créateur ◀d’▶un sentiment unanime et profond, mais aussi différent que possible ◀de▶ ces passions ◀de▶ haine et ◀d’▶orgueil collectif que ◀l’▶on excite ailleurs « Ô Dieu, priait ◀le▶ chapelain, revêts notre président du manteau ◀de▶ ◀l’▶humilité…, couronne-◀le▶ des dons ◀les▶ plus saints du chef, et permets que dans ces sombres jours, il puisse conduire un peuple pieux et uni ◀de▶ cette vallée ◀d’▶ombre jusqu’aux éternelles collines ◀de▶ ◀la▶ paix. » Plusieurs dizaines ◀de▶ millions ◀d’▶hommes entendaient cette prière, pouvaient s’y joindre.