(1980) Réforme, articles (1946–1980) « Spiritualité américaine (19 octobre 1946) » p. 2

Spiritualité américaine (19 octobre 1946)e

À l’origine et au premier rang de la lutte contre l’esclavage, de la lutte pour la prohibition, de la lutte pour les droits du travail, du pacifisme militant, bref, de toutes les grandes causes publiques en Amérique, vous trouverez une église ou des pasteurs, plus dynamiques au nom de leur Bible qu’un démagogue au nom des droits du peuple. Pendant trois siècles, les « dénominations » diverses ont fourni aux Pionniers les rudiments vitaux de morale civique et privée sans lesquels nulle société n’est possible. Il ne s’agissait pas de « moralisme » (les ismes n’apparaissaient qu’une fois le combat rompu) ni « d’évangile social ». Il s’agissait d’une lutte pour l’existence, et les pasteurs y tenaient une fonction directrice. Elle leur est disputée de nos jours par la science vulgarisée, les commentateurs de radio, l’école publique, le cinéma et les comités. Mais ils en ont gardé le pli : leur christianisme est avant tout une force sociale, un moyen d’assurer une vie décente et de l’améliorer sur tous les plans. Le christianisme européen, même aux temps héroïques d’avant le Moyen Âge, quand il assumait lui aussi toute la charge de la culture et du maintien de la morale dans la cité, préparait à la mort plus qu’à la vie.

La paroisse était la commune. Aujourd’hui, le plus petit village compte deux ou trois églises différentes, et les paroisses sont devenues des clubs. Elles offrent à leurs membres des relations sociales, des banquets, des jeux de loto, des comités variés, des conférences, des films, un peu de danse, les cultes du dimanche et parfois de la semaine, bref, un milieu.

Le pasteur se trouve donc à la tête d’un organisme assez complexe. Mais il dispose d’aides nombreuses : un suppléant souvent, un chef de chœur, les présidents des divers comités, les diacres ou les vestrymen (anciens d’Église), et beaucoup de dames avides de donner libre cours à leur fameuse efficiency. Sa fonction principale sera donc de parler, et ce n’est pas le dimanche qu’il parlera le plus, car son sermon ne dépasse pas vingt minutes : une leçon de civisme ou de morale, incitant les fidèles à adopter les maximes d’une vie plus satisfaisante à tous égards.

On me demandera : Qu’y a-t-il de proprement religieux dans tout cela ? Tout et rien, répondrai-je, et voilà bien le mystère du christianisme américain.

Tout acte civique, moral, jugé conforme au bien du plus grand nombre et aux coutumes reconnues par l’Église possède une valeur religieuse, est la religion même à leurs yeux. Ce qui implique que le christianisme est la meilleure manière de vivre, un idéal qu’il faut mettre en pratique moins pour aller au Paradis que pour jouir du paradis terrestre que pourrait être l’Amérique, si seulement tous ses habitants se décidaient à mener une vie « décente »… Sur quoi, l’Européen frotté d’un peu de théologie va s’écrier que dans cet idéal, il ne voit rien de chrétien que l’étiquette, couvrant d’ailleurs des marchandises de provenance nettement païenne : la morale du bonheur, par exemple. Comment imaginer, parmi ces gens « décents », un mystique, un ascète, un grand spirituel, un fou de Dieu, un martyr, — un pécheur !

Cependant, ces Américains répètent le Credo chaque dimanche, à haute voix tous ensemble et debout, tandis que le chœur et le pasteur se tournent vers l’autel fleuri par M. Smith, en souvenir de ses parents défunts. Ils communient en très grand nombre et fort souvent, avec une visible ferveur. Et la musique est belle, et les voix justes et l’ordonnance du culte sans défaut. Au surplus, ce sont de braves gens, plus généreux que les Européens, plus indulgents dans leurs jugements, moins menteurs et plus accueillants…

Mais n’allez pas leur poser trop de questions sur le sens symbolique de leurs cérémonies, sur le péché, la grâce, la transcendance, que sais-je. Les choristes de Christ Church (méthodiste) sont vêtus de robes et de barrettes de velours rouge, et siègent en demi-cercle dans le fond du chœur, séparés de l’autel par des ogives en bois doré : une véritable miniature de Livres d’Heures. Pourquoi ce rouge et cette dorure ? Cela fait bien, et c’est « traditionnel ». Ils n’ont pas le sens proprement « religieux » des correspondances et des signes. Qu’est-ce que le péché, pour eux ? L’inefficacité et l’inadaptation sociale, résultats d’une mauvaise hygiène morale. Qu’est-ce que la grâce ? Un optimisme fondamental. La transcendance ? Un terme théologique, probablement réactionnaire. Et le Mal, enfin ? Un trouble de fonctionnement qu’une éducation rationnelle et la culture des sentiments élevés parviendraient à éliminer.

Personne n’est juge même d’une seule âme, même de la sienne. Et je viens de parler en général de 65 millions de chrétiens américains, j’entends de membres inscrits d’une paroisse, dont 40 millions de protestants. En vérité, je n’ai décrit qu’une atmosphère, et les croyances du « chrétien moyen », quand tout chrétien réel est par définition une personne unique, un être exceptionnel. On ne saurait aller beaucoup plus loin. Mais sans prétendre à dépasser le niveau d’une sociologie religieuse, je voudrais indiquer le dilemme que pose à un esprit européen le spectacle des églises américaines.

Ou bien l’église va dans le siècle, l’organise, et tend à se confondre avec la société terrestre, mais alors la foi tend à se confondre avec la morale du bourg ; ou bien l’église se dresse face au siècle pour lui prêcher le pur message de la foi mais alors elle n’est plus dans le monde, qui s’organise sans elle et ne l’entend plus. Ou bien vous mettez le message à la portée de la masse et dans le style du jour, mais certains mots ne sauraient y passer, comme péché, grâce, mort et résurrection ; ou bien vous parlez du péché, de la grâce et du sacrifice, mais ces mots n’ont plus cours dans la presse, à la radio ni dans les magazines, et vous perdez toute influence sur les masses.

À quoi Kierkegaard répondrait que les masses comme telles ne seront jamais chrétiennes, et que la grâce prend les hommes un à un, comme des héros tragiques, au-delà de toutes les aides de la morale et de la religion…

Il ne me reste plus qu’à noter que Kierkegaard, précisément, est entièrement traduit en Amérique, et que j’ai trouvé partout des étudiants — non seulement chez les théologiens — qui le lisent et commentent avec passion. Ce petit signe en contredit bien d’autres.