Le▶ miracle suisse (1942)m
Au centre ◀d’▶un cyclone, il y a toujours un espace circulaire où règne un calme étrange. C’est ◀le▶ cœur du cataclysme, et ◀les▶ oiseaux chassés par ◀la▶ furie ◀de▶ ◀l’▶air battant ◀les▶ flots s’y posent épuisés sur une mer étale. ◀La▶ Suisse, cœur du cyclone européen, sait que ◀le▶ moindre déplacement du phénomène risquerait ◀de▶ ◀la▶ balayer. Depuis trois ans elle veille, elle surveille, elle accueille ; et chaque jour prête au pire, elle survit. Ce miracle n’est pas spectaculaire. Mais aussitôt qu’on y prend garde, il n’en est que plus étonnant. Au centre ◀d’▶un bouleversement qui fait apprendre au monde entier ◀la▶ géographie ◀de▶ tant de petits pays, ou ◀d’▶îles perdues dans ◀l’▶océan, ◀la▶ Suisse a réussi ce tour ◀de▶ force qui consiste, tout simplement, à ne pas faire parler ◀de▶ soi. Elle vit. Vivre fait moins ◀de▶ bruit que mourir, dans ce siècle. Mais plus que jamais, vivre est miraculeux.
Si ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ vie ◀d’▶un peuple peut intéresser aujourd’hui, interrogeons ◀le▶ mystère suisse. ◀La▶ formule politique incarnée par ◀la▶ Suisse depuis des siècles sera peut-être utile, demain, lorsqu’il s’agira moins ◀de▶ mourir ou ◀de▶ tuer que ◀de▶ reconstruire, pour notre Europe, un ordre humain.
On demande parfois : — Comment se fait-il que ◀la▶ Suisse soit ◀le▶ seul pays épargné par ◀la▶ guerre, au centre ◀de▶ ◀l’▶Europe ? À quoi ◀le▶ business man répond, ◀l’▶air entendu : — C’est bien simple ! ◀Les▶ fonds secrets ◀de▶ Goering sont à ◀l’▶abri dans ◀les▶ banques ◀de▶ Zurich et ◀de▶ Genève.
Je voudrais indiquer une réponse moins naïve et plus conforme aux réalités ◀de▶ notre siècle.
Si ◀la▶ Suisse a été épargnée par ◀la▶ guerre, cela tient à quatre facteurs fondamentaux : ◀la▶ prévoyance ◀de▶ ◀l’▶état-major et du gouvernement fédéral ; ◀la▶ qualité ◀de▶ ◀l’▶armée suisse et du terrain qu’elle doit défendre ; ◀l’▶importance du col du Gothard ; et enfin ◀l’▶idée suisse, ou pour reprendre un des mots clés ◀de▶ notre époque, ◀le▶ mythe suisse.
Depuis 15 ans au moins, ◀la▶ Suisse a prévu ◀le▶ Blietzkrieg. Il y a quinze ans, ◀l’▶auteur faisait en Suisse son école ◀d’▶officier. ◀La▶ doctrine militaire qu’on inculquait alors aux élèves officiers était ◀la▶ suivante : ◀la▶ prochaine guerre ne sera pas une guerre ◀de▶ tranchées, mais ◀de▶ pénétrations rapides en profondeur ; toute notre défense reposera donc sur des nids ◀de▶ résistance isolés et autonomes, disposés dans toute ◀la▶ profondeur du pays, munis dès ◀le▶ temps ◀de▶ paix ◀d’▶armes automatiques, ◀de▶ munitions et ◀de▶ vivres, enfin, défendus par des hommes habitant ◀la▶ région et capables ◀de▶ s’y rendre en quelques heures ; vous laisserez passer ◀l’▶infanterie, et vous tirerez sur ◀les▶ états-majors, ◀les▶ chevaux, ◀les▶ camions et ◀les▶ tanks.
Ce système ◀de▶ défense par foyers locaux était ◀l’▶exacte réplique défensive, en blanc pour noir, du Blitzkrieg hitlérien. Mais il faut souligner surtout que cette tactique traduisait tout naturellement ◀la▶ structure et ◀l’▶esprit fédéralistes qui qualifient depuis six siècles et demi ◀la▶ Confédération helvétique.
◀De▶ son côté, ◀le▶ gouvernement n’avait pas moins précisément prévu ◀les▶ mesures propres à parer au Blitzkrieg. Pour ne donner que deux exemples : il avait ordonné à chaque famille suisse ◀de▶ conserver en tout temps des provisions pour deux mois, et cela dès ◀le▶ début ◀de▶ 1939 ; et, par ailleurs, il avait officiellement averti ◀les▶ États voisins qu’en cas ◀de▶ violation ◀de▶ ◀la▶ neutralité helvétique, ◀les▶ ressortissants ◀de▶ ◀l’▶État agresseur habitant ◀la▶ Suisse seraient immédiatement arrêtés et placés dans ◀les▶ greniers des édifices publics, où ils seraient les premières victimes des bombardements. (Il y a plus ◀de▶ cent mille Allemands en Suisse.)
◀L’▶armée suisse compte 600 000 hommes, sur pied ◀de▶ guerre, c’est-à-dire un soldat pour sept habitants. Elle peut être mobilisée en 48 heures, comme on ◀le▶ vit, en fait, au début ◀de▶ septembre 1939. Bien plus, ◀l’▶occupation des nids ◀de▶ résistance sur ◀les▶ frontières, assurée par des brigades spéciales dont ◀les▶ hommes habitent ◀la▶ région, s’opère pratiquement en quelques heures. Chaque soldat suisse a dans son armoire en temps ◀de▶ paix, son fusil, ses cartouches et son uniforme. C’est ◀le▶ suprême achèvement ◀de▶ ◀la▶ démocratie armée. À pied, en bicyclette ou à cheval, il peut gagner son poste ◀de▶ combat par ses propres moyens. ◀La▶ mobilisation suisse est invisible, insaisissable, presque instantanée. Elle échappe à ◀l’▶aviation ennemie. Elle déjoue toute surprise.
À cela s’ajoute que ◀le▶ terrain ◀de▶ ◀la▶ Suisse offre tous ◀les▶ avantages à ◀la▶ défense. ◀La▶ guerre actuelle a révélé que ◀les▶ meilleurs obstacles antichars sont ◀les▶ forêts et ◀les▶ villages ; ce sont aussi ◀les▶ meilleurs couverts contre ◀l’▶aviation ; or, vous en trouvez en Suisse, tous ◀les▶ deux kilomètres. Chaque village suisse est une forteresse, dont ◀les▶ abords sont interdits ◀de▶ tous ◀les▶ côtés par des murs ◀de▶ béton ◀de▶ plusieurs mètres ◀d’▶épaisseur. Vous poussez ◀la▶ porte ◀d’▶une grande [sic] et vous vous trouvez devant un canon antichar.
◀La▶ doctrine défensive adoptée par ◀la▶ Suisse, et qui consiste à substituer des foyers ◀de▶ résistance aux fronts rigides, a trouvé sa réalisation exemplaire dans ◀le▶ plan dit du « Réduit national ». Je ne trahis aucun secret militaire en ◀l’▶exposant ici, très brièvement. Car ce plan a reçu, en Suisse, ◀la▶ plus large publicité, non sans une intention bien définie.
◀Le▶ Réduit national ◀de▶ ◀la▶ Suisse, c’est ◀le▶ massif du Saint-Gothard. Au Saint-Gothard, ◀les▶ deux chaînes parallèles des Alpes se nouent en un plexus ◀de▶ granit et ◀de▶ glaciers qui non seulement marque ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ Suisse, mais aussi ◀le▶ centre ◀de▶ ◀l’▶Europe, puisque c’est là que prennent naissance ◀le▶ Rhin, ◀le▶ Rhône, et ◀les▶ principaux affluents du Danube et du Pô. Or cette ◀croix▶ ◀de▶ hautes chaînes et ◀de▶ fleuves, ce carrefour des civilisations et des langues ◀de▶ ◀l’▶Europe, est aussi géographiquement ◀le▶ seul endroit des Alpes où un seul col permet ◀de▶ passer au Nord et au Sud. Ce col, ouvert au xii e siècle, a joué un rôle capital dans ◀l’▶histoire du Saint-Empire romain germanique, dont il permit ◀de▶ relier ◀les▶ deux moitiés. Il fallait que ce col restât libre pour tous. Et c’est pourquoi ◀l’▶empereur conféra des droits spéciaux aux Suisses qui habitaient alentour. Il ◀les▶ libéra des seigneurs locaux pour faire ◀d’▶eux ◀les▶ gardiens du col. Ces droits ◀d’▶empire furent ◀l’▶origine précise ◀de▶ ◀la▶ Confédération helvétique. ◀La▶ Suisse est née pour garder ◀le▶ centre ◀de▶ ◀l’▶empire, au nom de ◀l’▶empereur — on dirait aujourd’hui : au nom de ◀l’▶Europe — elle s’est constituée pour protéger ◀le▶ col contre ◀les▶ entreprises des seigneurs féodaux — on dirait aujourd’hui : des États. Ainsi, terre ◀d’▶empire au Moyen Âge, terre ◀d’▶Europe au xx e siècle, ◀la▶ Suisse se distingue ◀de▶ toutes ◀les▶ autres nations par cette mission spéciale et supranationale, qui lui confère un statut comparable à celui ◀d’▶un « district fédéral » du continent.
C’est ce double caractère, pratique et symbolique du Gothard, qui donne au plan du Réduit national toute sa portée. Sous ◀la▶ menace qui ◀la▶ cernait ◀de▶ tous côtés, ◀la▶ Suisse a retrouvé sa fonction primitive ◀de▶ gardienne du cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Les▶ quatre cinquièmes du trafic entre ◀l’▶Allemagne et ◀l’▶Italie passent par ◀le▶ tunnel du Gothard. Si ◀les▶ Suisses font sauter ◀le▶ tunnel, ils coupent ◀les▶ communications intérieures ◀de▶ ◀l’▶Axe. En même temps, ◀le▶ massif du Gothard est un bastion réellement imprenable. ◀Le▶ plan du Réduit national prévoit qu’en cas ◀d’▶agression contre ◀la▶ Suisse, ◀le▶ gros ◀de▶ ◀l’▶armée se retirerait dans ce massif, où des vivres ont été accumulés pour plus ◀d’▶une année, tandis que des fabriques ◀de▶ munitions sont prêtes à fonctionner dans des cavernes taillées au flanc du roc et protégées par mille mètres ◀de▶ granit et ◀de▶ glace. En cas ◀d’▶agression, ◀la▶ majeure partie du pays serait livrée à ◀l’▶occupation étrangère. Elle ◀le▶ sait, elle ◀l’▶accepte. Mais au Gothard, ◀le▶ canon suisse ne cesserait ◀de▶ tonner comme ◀la▶ voix même ◀de▶ ◀l’▶invincible liberté européenne.
◀Le▶ Gothard est ◀le▶ grand mythe suisse. Il symbolise ◀la▶ fonction politique ◀de▶ ◀la▶ Confédération, mais il est en même temps ◀le▶ bastion ◀le▶ plus formidable ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Les▶ Allemands savent que ◀le▶ tunnel sauterait dans ◀la▶ minute ou leur premier soldat aurait mis ◀le▶ pied sur ◀le▶ sol suisse.
Et c’est pourquoi, lorsque ◀la▶ presse allemande et M. Goebbels se laissent aller, périodiquement, a des explosions ◀de▶ rage et ◀de▶ menaces contre ◀la▶ Suisse, ◀le▶ Suisse moyen ne perd pas son calme. Il ne s’étonne pas du ton courtois et retenu des réponses ◀de▶ son gouvernement. Il ne dit rien : il pense au Gothard.
◀La▶ Suisse subsiste donc, et ◀l’▶on vient de voir que ce n’est point par accident. Mais si profondes que soient ses racines dans ◀l’▶histoire, si forte sa position militaire, et si sûr son instinct civique, ◀la▶ Suisse n’en est pas moins cernée par ◀l’▶Axe. C’est un fait. ◀L’▶Axe pourrait ◀l’▶affamer à la longue. ◀Les▶ remous imprévisibles que produirait un second front en Europe pourraient empiéter sur son territoire. Une crise sociale et politique pourrait naître ◀de▶ ◀l’▶action combinée ◀de▶ ◀la▶ famine et ◀de▶ ◀la▶ propagande brutale des nazis, restée jusqu’ici sans aucun effet. Si ◀la▶ Suisse échappe à tout cela, ne sera-t-on pas tenté ◀de▶ croire que ◀la▶ Providence ◀l’▶a réservée pour une mission particulière ? Mais ◀le▶ Ciel n’aide que ceux qui s’aident eux-mêmes, dit ◀le▶ proverbe. ◀La▶ sécurité ◀de▶ ◀la▶ Suisse jusqu’ici a été due à sa sagesse politique et civique, qui a procédé elle-même ◀de▶ sa fidélité a une idée bien définie : ◀l’▶idée fédéraliste. Une leçon ne s’en dégage-t-elle pas ?
Après ◀la▶ guerre, ◀la▶ Suisse sera sans doute ◀le▶ seul pays intact du continent, ◀le▶ seul qui sera resté totalement démocratique, ◀le▶ seul, enfin, que ◀les▶ questions ◀de▶ langue et ◀de▶ race n’auront pas pu troubler un seul instant. ◀L’▶Europe regardera ce petit peuple étonnant et lui demandera ◀le▶ secret ◀de▶ sa réussite. Que dira-t-il ?
◀Les▶ Suisses se méfient profondément des utopies politiques et ils répugnent aux plans hâtifs des soi-disant réalistes. Telle que je ◀la▶ connais, ◀la▶ Suisse n’élèvera guère ◀la▶ voix. Mais son exemple sera suffisamment éloquent. Il parlera pour elle. Il nous dira deux choses très simples et fondamentales : préférez ◀le▶ divers à ◀l’▶homogène et méfiez-vous des solutions générales et rapides.
Politiquement, ◀la▶ guerre actuelle est née ◀d’▶un conflit ◀de▶ races et ◀de▶ nationalités. ◀Les▶ minorités allemandes en Tchécoslovaquie, à Dantzig et en Pologne ont fourni à Hitler des prétextes qui paraissaient sérieux à des millions ◀d’▶Européens par ailleurs démocrates et pas du tout racistes. C’est qu’en effet, tous ces Européens avaient été élevés dans ◀l’▶idée suivante, qui leur paraissait aller de soi : il est nécessaire que ◀les▶ populations de même race et de même langue soient unifiées dans un même État et encadrées dans ◀les▶ mêmes frontières. ◀Les▶ minorités n’ont donc ◀de▶ choix qu’entre ◀la▶ suppression plus ou moins brutale par ◀la▶ majorité, ou ◀l’▶annexion par ◀le▶ voisin. Cette conception nationaliste et unitaire a dominé ◀le▶ xix e siècle. Mais toute ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ Suisse ◀la▶ réfute.
Car, si ◀la▶ Suisse avait cru un seul jour à cette idée, elle aurait cessé ◀d’▶exister. ◀La▶ Suisse est un complexe ◀de▶ quatre langues et ◀de▶ je ne sais combien ◀de▶ races inextricablement enchevêtrées. C’est un pays tout composé ◀de▶ minorités, pourrait-on dire. Une sorte ◀de▶ comprimé ◀de▶ toutes ◀les▶ causes ◀d’▶aigreurs, ◀de▶ rivalités et ◀d’▶injustices qui ont provoqué la plupart des guerres modernes. Mais, ◀de▶ ce qui était ailleurs causes ◀de▶ guerre, ◀la▶ Suisse a tiré précisément son principe ◀d’▶union ◀le▶ plus inébranlable. Placez ◀les▶ minorités dans un cadre rigide et considérez-◀les▶ dans un esprit unitaire, vous aurez ◀la▶ guerre. Placez ces mêmes minorités dans ◀le▶ jeu ◀de▶ relations souples du fédéralisme, et pensez-◀les▶ dans un esprit respectueux ◀de▶ ◀la▶ diversité, vous aurez ◀la▶ paix.
La première solution, qui est ◀le▶ nationalisme, flatte ◀la▶ paresse et ◀l’▶impatience ◀d’▶esprit. ◀D’▶où son succès dans notre époque. Broyer ensemble toutes ◀les▶ couleurs ◀de▶ ◀la▶ palette — ou toutes ◀les▶ minorités — est plus facile que ◀de▶ ◀les▶ composer suivant ◀les▶ lois complexes des complémentaires. ◀L’▶impatience nationaliste et ◀l’▶esprit unitaire broyent ainsi ◀les▶ couleurs, et cela donne une sorte ◀de▶ brun sale et uniforme, — ◀le▶ brun ◀de▶ ◀l’▶uniforme hitlérien, précisément. ◀La▶ méthode fédéraliste est beaucoup plus difficile et plus lente. Elle tient compte ◀de▶ toutes ◀les▶ nuances. Elle se réjouit ◀de▶ leur multiplicité et des problèmes délicats qui en résultent, — elle en compose finalement, non pas une unité, mais une union vivante, une harmonie. ◀L’▶harmonie est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶uniformité, aussi vrai que ◀la▶ paix est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ guerre. Si nos contemporains n’arrivent pas à saisir toute ◀la▶ portée ◀de▶ cette vérité, ils finiront dans ◀le▶ régime du brun, que ◀la▶ guerre soit gagnée ou perdue.
◀L’▶exemple suisse illustre depuis des siècles une philosophie ◀de▶ ◀la▶ diversité, qui me paraît seule capable ◀de▶ nous guérir ◀de▶ notre goût ◀de▶ ◀l’▶homogène, ◀de▶ ◀l’▶uniforme, des simplifications en apparence claires, mais qui ne sont acquises qu’au prix de mille désordres particuliers, ◀de▶ mille violences intimes, ◀de▶ mille lésions vitales. Si nous voulons une paix vivante, un ordre politique humain, il nous faut transformer profondément notre attitude ◀de▶ pensée. Qu’est-ce en effet que ◀le▶ totalitarisme ? C’est ◀l’▶application logique et nécessaire ◀d’▶une philosophie ◀de▶ ◀l’▶homogène, laquelle domine en fait nos habitudes intellectuelles. Il est incontestable que ◀le▶ totalitarisme est infiniment plus simple que ◀les▶ régimes démocratiques, comme ◀la▶ guerre est plus simple que ◀la▶ paix, ◀la▶ mort que ◀la▶ vie. Si nous ne voulons pas devenir totalitaires malgré nous, il faut donc nous persuader, par un renversement complet ◀de▶ nos préjugés et ◀de▶ nos maximes ◀d’▶hommes pressés, qu’une solution complexe vaut mieux qu’une solution simple en politique. (À condition, bien entendu, que ◀le▶ but final soit clairement défini et affirmé, sinon, ◀l’▶on ouvrirait ◀la▶ porte aux Machiavels ◀de▶ ◀la▶ confusion.) ◀La▶ guerre est devenue mécanique et ◀la▶ machine est toujours une solution simplifiée. Mais ◀la▶ paix est un phénomène organique et tout organisme est par définition complexe, compliqué, diversifié. Il ne peut être compris d’un seul coup ◀d’▶œil. Il est lent à se composer. Or, tout cela s’applique au fédéralisme tel que ◀la▶ Suisse ◀l’▶incarne et tel qu’elle lui doit ◀de▶ subsister.
◀Le▶ fédéralisme est ◀la▶ seule doctrine politique qui s’oppose radicalement au totalitarisme, et qui s’y oppose avec efficacité. ◀La▶ démocratie ◀de▶ demain sera fédéraliste, — ou ne sera plus qu’un mot recouvrant une pratique plus ou moins totalitaire.
J’ai dit que ◀la▶ Suisse s’est toujours méfiée des plans. Elle se méfie des réformes schématiques ◀de▶ ◀la▶ carte, ou des solutions uniformes appliquées à des groupes divers. Elle est donc en garde, mieux qu’aucun autre pays, non seulement contre ◀l’▶utopie forcenée du nouvel ordre européen, mais encore contre ◀les▶ tentations qui guettent ◀les▶ démocrates organisateurs ◀de▶ ◀l’▶Europe future.
Contrairement à ◀l’▶Amérique, melting pot ◀de▶ toutes ◀les▶ nationalités européennes émigrées, ◀la▶ Suisse s’est constituée au cœur même des diversités irréductibles ◀de▶ ◀l’▶Europe. Elle ne pouvait pas ◀les▶ supprimer ou ◀les▶ mélanger. Elle a donc dû trouver ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀les▶ composer. C’est ◀le▶ problème qui se posera demain.
Par son origine et par sa situation, ◀la▶ Suisse a toujours été contrainte ◀de▶ tenir compte des qualités et des idiosyncrasies des races diverses qui ◀l’▶entourent et dont elle se compose. Elle avait un intérêt vital à ◀les▶ connaître. Elle a donc acquis ◀la▶ connaissance ◀la▶ plus intime ◀de▶ leurs querelles ◀de▶ famille depuis des siècles. Cette connaissance fait nécessairement défaut à ◀la▶ majorité des Américains, puisqu’ils sont devenus ◀de▶ bons Américains, dans ◀la▶ mesure même où ils oubliaient ces querelles. C’est pourquoi ◀l’▶Amérique sera exposée, plus qu’aucune autre puissance, à ◀la▶ tentation ◀de▶ négliger certaines différences, certaines traditions, certaines bizarreries politiques auxquelles ◀les▶ Européens tiennent comme à leur vie et qui peuvent paraître, vues d’ici, ◀les▶ fruits ◀d’▶une mentalité rétrograde et probablement perverse… Je voudrais que ◀la▶ Suisse ait sa place aux conférences ◀de▶ ◀la▶ paix, à titre ◀d’▶experte en complexité européenne, et qu’on lui accorde un droit ◀de▶ veto sur certains projets et plans dangereusement « réalistes », qui ne manqueront pas ◀de▶ s’improviser sur ◀les▶ ruines ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Il se peut que ◀la▶ Suisse, demeurée neutre militairement, n’ait pas ◀le▶ droit ◀de▶ se faire entendre au conseil des vainqueurs. Toutefois, dans sa neutralité, elle aura remporté une victoire très réelle.
Elle aura préservé dans son sein ◀la▶ continuité ◀de▶ quelques-unes des valeurs ◀les▶ plus authentiques ◀de▶ ◀l’▶Europe ancienne. (◀La▶ Suisse allemande, pour ne citer qu’un exemple, est le dernier refuge ◀de▶ ◀la▶ culture germanique saccagée par Hitler en Allemagne.) Elle aura préservé ◀la▶ liberté ◀d’▶opinion, et ◀d’▶une opinion unanimement hostile à ◀l’▶Axe, en dépit des menaces furieuses ◀de▶ Goebbels et ◀d’▶un chantage économique permanent. Elle aura sauvé ◀le▶ trésor ◀de▶ ◀la▶ sagesse civique ◀de▶ ◀l’▶Occident, ◀le▶ trésor même ◀de▶ ◀la▶ démocratie, qui est ◀le▶ sens des responsabilités personnelles, condition ◀de▶ ◀l’▶ordre dans ◀la▶ liberté.
Constellation ◀de▶ minorités, mais sans problème minoritaire ; dépourvue ◀de▶ colonies et ◀d’▶accès à ◀la▶ mer, mais ne réclamant aucun espace vital ; fédéraliste en pleine tourmente nationaliste, unie dans ses diversités et forte dans sa liberté, ◀la▶ Suisse aura été, au cœur même ◀de▶ ◀l’▶Axe, ◀la▶ réfutation ◀la▶ plus concrète et ◀la▶ plus indiscutable des théories totalitaires.
Montant sa garde séculaire autour de ◀la▶ ◀croix▶ ◀de▶ fleuves du Gothard, elle aura protégé en même temps le dernier organisme international vivant : ◀le▶ comité ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge. Et conformément à sa mission supranationale, elle aura représenté dans ◀le▶ monde en guerre ◀les▶ intérêts ◀de▶ trente-cinq pays différents.
D’autres auront gagné ◀la▶ guerre, certes. Mais elle, pour son compte, aura gagné ◀la▶ paix. C’est un titre qui ◀l’▶autorise, qui ◀l’▶oblige même à dire son mot, demain, quand il faudra savoir comment une paix se bâtit.
J’imagine ◀le▶ discours du délégué ◀de▶ ◀la▶ Suisse à une hypothétique conférence pour organiser notre Europe.
Après avoir rappelé comment ◀la▶ Suisse s’est constituée au cours des âges, et comment elle a survécu au cyclone totalitaire, notre délégué s’écrierait :
« Messieurs, si vous souhaitez que notre histoire ait préfiguré, sur une petite échelle, ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe à venir, il faut choisir. Certains d’entre vous tiennent encore au système des frontières rigides entre ◀les▶ nations. Ce système simple me paraît absurde. Je ne vois aucune raison pour que ◀la▶ frontière ◀de▶ deux langues soit aussi ◀la▶ frontière ◀de▶ deux économies, alors qu’elle passe au beau milieu ◀d’▶un bassin ◀de▶ houille et ◀de▶ minerai formant un tout. Au reste, ce système a fonctionné pendant tout un siècle. Il nous a conduits à ce que vous savez. Seuls, ◀les▶ 25 petits États ◀de▶ notre confédération ◀l’▶ont toujours refusé. ◀Les▶ frontières ◀de▶ nos cantons sont ouvertes ; elles ne limitent qu’une administration locale. Et pourtant, nos cantons ont su garder leur culture et leurs coutumes propres, en mettant en commun leurs armées et une bonne part ◀de▶ leur économie. Notre fédéralisme a duré, il a réussi. ◀Le▶ système des frontières rigides a échoué. Il rend ◀le▶ problème des minorités insoluble, sauf déportations en masse. Concluez.
« Messieurs, si vous voulez faire des États-Unis d’Europe, cessez ◀de▶ penser en termes de nations, pensez Europe. Cessez ◀de▶ penser au “bloc allemand”, il n’y a qu’une mosaïque ◀de▶ langues allemandes. Cessez ◀de▶ penser balance ◀de▶ pouvoirs, pensez collaboration des économies, parente des cultures, habitudes politiques, religions, langues : leurs frontières ne sont pas ◀les▶ mêmes. Cessez ◀de▶ penser cadres, pensez foyers rayonnants. Cessez enfin ◀de▶ penser qu’une solution simple coûtera moins cher qu’une solution complexe. Perdez une année ◀de▶ réflexions, sauvez un siècle ◀de▶ paix et des millions ◀de▶ vies. »