Les▶ tours du diable VI : ◀Le▶ mal du siècle : ◀la▶ dépersonnalisation (19 novembre 1943)n
◀Le▶ philanthrope ou ◀le▶ mondain, ◀l’▶artiste, ◀l’▶auteur, et ◀l’▶homme qui réussit, cette galerie ◀de▶ victimes est classique au point ◀d’▶en être presque démodée. Car Satan marche avec son temps, et paraît se soucier ◀de▶ moins en moins ◀de▶ persuader ◀l’▶individu, dans une époque où celui-ci n’existe guère. Son ambition se tourne vers ◀les▶ masses. Ici nous abordons enfin ◀la▶ grande stratégie du diable dans ce siècle.
◀La▶ meilleure interprétation des phénomènes collectifs ◀d’▶aujourd’hui fut donnée vers 1848 par ◀l’▶écrivain danois Kierkegaard, ◀le▶ penseur capital ◀de▶ notre ère. Voici ce que ◀l’▶on peut lire dans son journal intime :
En opposition aux distinctions du Moyen Âge et des époques qui discutaient sans fin ◀les▶ cas ◀de▶ possession, c’est-à-dire ◀d’▶individus particuliers se livrant au mal, je voudrais écrire un livre sur ◀la▶ possession diabolique dans ◀les▶ temps modernes, et montrer comment ◀l’▶humanité qui se donne au diable, ◀de▶ nos jours, ◀le▶ fait en masse. C’est pour cela que ◀les▶ gens se rassemblent en troupeaux, pour que ◀l’▶hystérie naturelle et animale s’empare ◀d’▶eux, pour qu’ils se sentent stimulés, enflammés et hors ◀d’▶eux-mêmes. ◀Les▶ scènes du Blocksberg sont ◀le▶ pendant exact ◀de▶ ces plaisirs démoniaques, qui consistent à se perdre soi-même, à se laisser volatiliser dans une puissance supérieure, au sein de laquelle, ayant perdu son moi, on ne sait plus ce que ◀l’▶on est en train de faire ou ◀de▶ dire, on ne sait plus ce qui parle à travers vous, tandis que ◀le▶ sang court plus vite, que ◀les▶ yeux brillent et deviennent fixes, et que ◀les▶ passions bouillonnent.
À quoi pouvait penser Kierkegaard lorsque, dans son petit Danemark bourgeois, pieux et confortable, il écrivait ces lignes prophétiques ? Il assistait aux troubles révolutionnaires qui marquaient en Europe ◀l’▶irruption du libéralisme, du capitalisme et du nationalisme. Lui seul avait vu ◀le▶ diable à ◀l’▶œuvre dans ces œuvres — les nôtres à nous, nations démocratiques.
Kierkegaard a compris mieux que quiconque et avant tous, ◀le▶ principe diabolique créateur ◀de▶ ◀la▶ masse : fuir sa propre personne, n’être plus responsable, donc plus coupable, et devenir du même coup participant ◀de▶ ◀la▶ puissance divinisée ◀de▶ ◀l’▶Anonyme. Or ◀l’▶Anonyme a bien des chances ◀d’▶être celui qui aime à dire : Je ne suis Personne…
◀La▶ foule, c’est ◀le▶ lieu ◀de▶ rendez-vous des hommes qui se fuient, eux et leur vocation. Elle n’est personne et tire ◀de▶ là son assurance dans ◀le▶ crime. « Il ne s’est pas trouvé un seul soldat pour porter ◀la▶ main sur Caius Marius, telle est ◀la▶ vérité. Mais trois ou quatre femmes, dans ◀l’▶illusion ◀d’▶être une foule, et que personne peut-être ne saurait dire qui ◀l’▶avait fait ou qui avait commencé, celles-là ◀l’▶auraient eu ce courage ! Ô mensonge !… Car une foule est une abstraction qui n’a pas ◀de▶ mains, mais chaque homme isolé a, dans ◀la▶ règle, deux mains, et lorsqu’il porte ces deux mains sur Marius, ce sont ses mains, non celles du voisin, et non celles ◀de▶ ◀la▶ foule qui n’a pas ◀de▶ mains » (Kierkegaard).
Reconnaissons ici ◀la▶ vieille tactique, ◀la▶ sempiternelle tactique ◀de▶ Satan. Dès la première tentation en Eden, il a recours au même et unique artifice : faire croire à ◀l’▶homme qu’il n’est pas responsable, qu’il n’y a pas ◀de▶ Juge, que ◀la▶ Loi est douteuse, qu’on ne saura pas, et que d’ailleurs, une fois ◀le▶ coup réussi, on sera Dieu soi-même, donc maître ◀de▶ fixer ◀le▶ bien et ◀le▶ mal à sa guise.
« Alors ils entendirent ◀la▶ voix ◀de▶ ◀l’▶Éternel Dieu, qui parcourait ◀le▶ jardin vers ◀le▶ soir, et ◀l’▶homme et sa femme se cachèrent loin de ◀la▶ face ◀de▶ ◀l’▶Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin. Mais ◀l’▶Éternel Dieu appela ◀l’▶homme et lui dit : Où es-tu ? Il répondit : J’ai entendu ta voix dans ◀le▶ jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. Et ◀l’▶Éternel Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé ◀de▶ ◀l’▶arbre dont je t’avais défendu ◀de▶ manger ? ◀L’▶homme répondit : ◀La▶ femme que tu as mise auprès de moi m’a donné ◀de▶ ◀l’▶arbre, et j’en ai mangé. Et ◀l’▶Éternel Dieu dit à ◀la▶ femme : Pourquoi as-tu fait cela ? ◀La▶ femme répondit : ◀Le▶ serpent m’a séduite, et j’en ai mangé. » (Gen. 3:8-13)
Voyez : ils vont se cacher, ils n’y sont plus. Et quand on ◀les▶ attrape, ils disent que c’était l’autre. Ainsi ◀les▶ hommes ◀de▶ notre temps, poussés par leurs « complexes ◀de▶ culpabilité » et fuyant devant ◀l’▶aveu ◀de▶ leurs fautes, vont se cacher dans ◀les▶ arbres, dans ◀la▶ foule. C’est-à-dire dans ◀le▶ lieu par excellence où ◀l’▶on peut toujours dire : c’était l’autre ! Et dans ◀le▶ lieu où ◀l’▶on est, à coup sûr, ◀le▶ plus « loin de ◀la▶ face ◀de▶ ◀l’▶Éternel ».
Pour qu’il n’y ait plus ◀de▶ responsabilité, il faut qu’il n’y ait plus personne. Or si j’appelle et qu’il n’y a pas ◀de▶ réponse, je dis qu’il n’y a personne. ◀La▶ personne est en nous ce qui répond ◀de▶ nos actes, ce qui est « capable ◀de▶ réponse » ou responsable ; dans une foule, il n’y a plus ◀de▶ réponse individuelle ; pour qu’il n’y ait plus ◀de▶ responsable, il suffit qu’il y ait une masse. Satan va donc créer ◀les▶ masses.
Nous tenons ici ◀le▶ secret ◀de▶ sa grande stratégie : produire ◀le▶ péché en série et rationaliser ◀la▶ chasse aux âmes.
Il faut avouer que presque toutes nos inventions techniques, la plupart de nos idéaux, enfin ◀l’▶évolution générale du temps, favorisent ce plan ◀de▶ mille manières. Tout concourt, dans ◀le▶ cadre ◀de▶ nos vies, à nous priver du sentiment ◀d’▶être une personne responsable. Nous vivons tous, de plus en plus, dans un monde ◀de▶ transe collective. Nous participons tous, de plus en plus, à des formes ◀de▶ vie étrangères à notre sort particulier et à nos aptitudes normales. Au cinéma, ◀l’▶individu moderne s’habitue à courir par délégation ◀les▶ aventures qui ne lui arrivent pas. ◀La▶ radio, ◀la▶ presse, ◀les▶ meetings monstres, ◀l’▶invitent à prendre une part sensible — en imagination — aux grands événements qui opposent ◀les▶ Nations, ces abstractions personnifiées ; et ◀les▶ Révolutions incarnées par leurs chefs. Tout cela contribue à ◀l’▶arracher ◀de▶ sa vie propre, où il ne se passerait jamais rien ◀de▶ semblable. Quant aux inconvénients et à ◀l’▶ennui ◀de▶ cette vie propre, autrefois jugés normaux, ils apparaissent de plus en plus inacceptables à mesure que se répandent ◀les▶ notions ◀de▶ progrès indéfini, ◀de▶ confort à tout prix, ◀de▶ succès rapide, et à mesure que s’efface ◀la▶ croyance dans un au-delà. D’une part ◀l’▶individu moderne est incité à juger sa vie mesquine, et à ◀la▶ fuir ; d’autre part il est aspiré par ◀les▶ grandes émotions collectives. Cette répulsion et cette attraction jouent dans ◀le▶ même sens. Elles poussent ◀l’▶homme à rechercher ◀les▶ occasions ◀d’▶être dépossédé ◀de▶ soi. Elles font ◀de▶ chacun ◀de▶ nous un sujet prédisposé à ◀l’▶hypnose collective, une victime virtuelle des passions ◀de▶ masse.
Certes, il n’y aurait pas ◀de▶ masses possibles, au sens précis ◀de▶ concentration ◀d’▶hommes, sans ◀la▶ radio, ◀les▶ haut-parleurs, ◀la▶ presse et ◀les▶ transports rapides. Mais ces moyens techniques n’ont pas tout fait : ◀l’▶homme ◀les▶ a faits d’abord, et ce n’est point par hasard qu’il a fait ceux-là et non d’autres. ◀Les▶ véritables causes et racines du phénomène moderne des masses sont dans notre attitude spirituelle. ◀La▶ foule n’est pas dans ◀la▶ rue seulement. Elle est dans ◀la▶ pensée des hommes ◀de▶ ce temps, elle a ses sources au plus intime des existences individuelles. Et c’est là seulement qu’on peut ◀la▶ dénoncer.