(1981) Articles divers (1978-1981) « « Quel avenir voulons-nous ? » (1er février 1978) » pp. 66-68

« Quel avenir voulons-nous ? » (1er février 1978)h

Votre dernier livre L’Avenir est notre affaire paraît être la somme de vos réflexions depuis quarante ans. On y retrouve des thèmes esquissés aussi bien dans L’Amour et l’Occident publié avant la guerre, que dans votre Lettre ouverte aux Européens . Vous écrivez que l’avenir est « notre enjeu et notre jeu le plus fascinant ». En quel sens ?

Dans la mesure où nous vivons dans un milieu entièrement « humanisé », fait de main d’homme et qu’au lieu de le reconnaître, d’en assumer les conséquences, nous ne cessons de parler « d’impératifs technologiques », « d’impératifs économiques », de nécessités de défense nationale, etc., autant de mythes derrière lesquels nous nous retranchons, nous nous dissimulons. Ce n’est pas la technique qui fait l’Histoire, mais nos désirs, dont la technique n’est que l’outil.

Dans ce livre, je cherche surtout à démontrer que l’avenir ne se fait pas tout seul, qu’il est à l’image de nos dieux et de nos démons et qu’il ne recèle aucune « fatalité ». Hormis les tremblements de terre — et il n’est pas improbable que nous parvenions aussi à les contrôler d’ici peu — je n’ai rien trouvé dans l’histoire des siècles passés qui soit le pur résultat du hasard ou de la nature. Et si nous continuons sur la lancée actuelle, nous serons tous responsables des catastrophes futures — prévisibles et calculables. Ce qui va arriver sera entièrement le fait des hommes. C’est pourquoi il est très important de savoir quel avenir nous voulons.

Mais précisément, n’a-t-on pas aujourd’hui développé la futurologie, la prospective ?

En feignant de croire que l’avenir était davantage l’affaire de l’ordinateur que celles des hommes. Mais c’est finalement toujours le même jeu : nous utilisons les calculs rapides de l’ordinateur pour mieux esquiver nos responsabilités. Exactement comme Adam et Ève dans l’histoire de la Genèse ! Le soir, Dieu vient dans le jardin du paradis et demande qui a mangé la pomme. Après avoir couru se cacher derrière les buissons, Adam répond : « Ce n’est pas moi, c’est Ève qui me l’a donnée. » Ève répond à son tour : « Oui, j’ai mangé la pomme, mais c’est le serpent qui me l’a donnée. » Or le serpent, lui, il n’est plus là… De nos jours, c’est la même chose. Les « impératifs » que nous brandissons, ne sont que le résultat de nos démissions individuelles.

Vous savez d’ailleurs qu’en 1942, j’ai écrit un ouvrage sur le diable où je montre que l’action du diable consiste à nous priver de notre responsabilité personnelle. C’est le cas de la passion amoureuse vulgarisée, dont j’ai parlé dans L’Amour et l’Occident . La passion qui devient une drogue, qui nous prive de notre libre arbitre, nous aveugle, nous enchaîne, et nous rend irresponsables.

L’Avenir est notre affaire peut se définir comme un essai de morale traitant de l’homme « libre » et responsable ?

Cette conception de l’homme « libre » n’est pas nouvelle. Je l’ai déjà exprimée dans la Politique de la personne paru en 1934, où j’esquissais le cas d’une société politique fondée sur une certaine idée de l’homme que j’appelle la « personne » : un individu chargé d’une vocation unique et qui prend conscience de son unicité. J’ai contribué en 1932, dans la revue Esprit , avec Emmanuel Mounier, à la formation du mouvement personnaliste qui s’opposait aux totalitarismes. Dès que vous cédez quoi que ce soit sur la personne, tout est perdu : l’homme, le couple, la cité, la société. Et vous aboutissez inévitablement à la dictature. Moi, au contraire, c’est sur la notion « d’homme responsable » que je propose de fonder la société. Cela permet de pondérer ou d’éliminer immédiatement toute forme de pensée totalitaire qui voudrait imposer les mêmes règles pour tous, autrement dit : détourner l’esprit de l’homme de sa vocation unique, donc de sa liberté, donc de sa responsabilité.

Je rejoins encore aujourd’hui un livre que j’avais écrit dans les années 1960 sur les mythes de l’amour et qui s’intitule Comme toi-même , car l’idée que l’on se fait de l’amour dans une société est fondamentale. C’est dans nos manières d’aimer que se trouve aussi la racine de mondes politiques différents. J’ai d’ailleurs souvent insisté sur le principe de cohérence qui me paraît exister entre le couple, la personne, le fédéralisme7.

Dans L’Amour et l’Occident , ouvrage considéré aujourd’hui comme un classique de la philosophie de l’amour, vous concluez même qu’il est impossible d’espérer bâtir une communauté libre si nous commençons par « rater le couple ». Votre exemple de l’amour-passion qui empêche de voir l’autre, qui veut la fusion, l’absorption, l’esclavage et non l’union de deux libertés, ne vous paraît-il pas être en politique l’équivalent du totalitarisme ?

En un sens, dans le couple, l’amour-passion joue le rôle de l’impérialisme et tend à la destruction de l’autre. Mon livre était une description de l’amour-passion dont l’archétype reste Tristan et Iseut. En lisant leur histoire attentivement, on constate que Tristan n’aime pas Iseut ; il aime seulement aimer, être amoureux et il projette sur elle son propre état. Mais chaque fois qu’il trouve le moyen de la rejoindre par toutes sortes de ruses, il trouve également le moyen de créer une nouvelle séparation, car il n’aime pas vraiment ce qu’elle est comme « personne ». Or, c’est grave. Tristan vit en quelque sorte un amour totalitaire : il est seul dans son monde, dans sa bulle. Pour moi, le couple est la première cellule de ce que j’appelle le fédéralisme, c’est-à-dire l’union dans la diversité et non la subordination de l’un à l’autre ou la fusion des deux, l’uniformisation. Si une certaine idée que nous avons de l’amour-passion nous conditionne au point de n’être plus capable d’aimer l’autre en tant qu’autre, nous ne serons plus capables de devenir les éléments d’une cité, d’une communauté libre.

L’État, de nos jours, est comparable à la passion parce qu’il n’aime plus les gens, il exige simplement une certaine rationalité, une mise en ordre. Et son impérialisme va croissant.

Vous dites à la fois que « l’avenir est notre affaire » et que trop de facteurs interviennent pour que l’on puisse prévoir scientifiquement l’avenir. Mais alors, comment l’appréhender ?

En me livrant à des études très sérieuses sur le développement de l’automobile et sur le développement de l’hitlérisme, j’ai abouti, par exemple, à la conclusion que la guerre du Kippour était née du croisement de la « série automobile » et de la « série hitlérienne ». Je m’explique en simplifiant : en un demi-siècle, l’automobile, cette chose laide, puante, qui effrayait les chevaux, les enfants, et dont personne ne voulait, est à l’heure actuelle la première industrie mondiale. Avec elle s’est développé le pétrole, dont l’importance unique nous fait dépendre des pays producteurs du monde arabe et du Proche-Orient.

Il y a, d’autre part, le phénomène Hitler. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’indignation soulevée en Europe par la révélation des camps de la mort, permit la création de l’État d’Israël — qui n’aurait jamais été possible autrement. Or, la guerre du Kippour est pour ainsi dire née du croisement du pétrole arabe et de l’État d’Israël. Personne n’aurait pu le prévoir, les futurologues le reconnaissent eux-mêmes. Le phénomène Hitler pris isolément ainsi que le développement de l’automobile, seuls auraient pu être prévus. J’ai d’ailleurs pressenti celui-ci dans un texte écrit dès 1928 contre Ford ; j’avais alors 20 ans.

Ajoutez à cela que les Arabes ont pris au sérieux les prévisions du club de Rome annonçant une pénurie des réserves de pétrole d’ici à trente ans et qu’ils ont agi en conséquence, alors que les gouvernements européens, eux, n’y ont pas cru. Qui aurait pu prévoir que le club de Rome ferait ces prévisions et que les Arabes y croiraient ? Cet exemple, parmi d’autres, montre bien qu’il est vain de croire que l’avenir puisse être prévu scientifiquement. Trop de facteurs entrent effectivement en jeu qui ne sont pas tous prédéterminés (le pétrole n’est pas l’unique combustible) et dont certains sont même purement fortuits (la localisation dans le monde arabe des principaux gisements pétrolifères).

Ma conclusion — et c’est la deuxième partie de mon livre — est que nous n’avons pas à prévoir l’avenir, mais à le faire. La décadence d’une société commence lorsque ses membres se demandent ce qui va arriver, au lieu de se dire : « Qu’est-ce que je peux faire pour ceci ou contre cela ? »

En 1940, le gouvernement suisse vous a envoyé aux États-Unis à la suite d’un article que vous aviez écrit sur l’entrée de Hitler à Paris et qui avait irrité l’ambassadeur d’Allemagne. Pourquoi dites-vous que c’est votre séjour aux États-Unis qui a contribué à vous faire découvrir l’Europe ?

À New York, pendant la guerre, nous nous retrouvions toujours entre Européens, c’était irrésistible ! Max Ernst, Yves Tanguy, Marcel Duchamp, André Breton, Jules Romains, Saint-Exupéry, étaient là. Il y avait aussi Schönberg et Béla Bartók qui vivait d’ailleurs très pauvrement. Lévi-Strauss venait de temps en temps à nos réunions surréalistes, à l’École libre des hautes études, que nous avions créée là-bas. Avec André Breton, nous sillonnions New York à la recherche d’une terrasse de café, que nous ne trouvâmes jamais. Parfois, dans la 5e Avenue, Breton me signalait S. Dali et nous changions immédiatement de trottoir. Vous savez que Breton avait surnommé Dali « Avida Dollars », ce qui avait beaucoup amusé celui-ci.

André Breton a mené une vie exemplaire à New York. Il aurait pu très facilement être le « big man » (les Américains adorent ça), mais ils devaient se contenter de Dali, car Breton les tenait tous à distance. Je ne l’ai jamais entendu prononcer un seul mot d’anglais ! Il gagnait tout juste de quoi vivre comme speaker et il lisait les textes que j’écrivais pour « La Voix de l’Amérique parle aux Français ».

C’est en Amérique, en effet, que j’ai découvert l’Europe et je n’ai pas été le seul : aucun de nous n’était vraiment certain de la revoir, ce qui suscitait un attachement dramatique à ce que nous risquions de ne jamais retrouver. D’où l’idée qui a germé dans pas mal de cerveaux — et pas seulement dans le mien — de faire les États-Unis d’Europe, de combattre ce nationalisme qu’avaient créé les guerres, d’abattre non seulement Hitler mais ce qui avait permis Hitler : l’État-nation, le nationalisme fauteur de guerre.

C’est à New York également que j’ai rencontré Einstein peu de temps après la parution de mon livre Lettres sur la bombe atomique . Lui aussi était contre « l’État-nation ».

Dans votre ouvrage, L’Avenir est notre affaire , vous dites que l’État moderne, centralisé, n’a d’autres forces que la somme de nos démissions ?

Nous avons pris l’habitude de nous décharger complètement sur l’État de ce que nous n’avons pas encore su faire à temps, en attendant de lui toujours plus de subventions, de facilités, de garanties… alors que pour nous redonner bonne conscience, nous ne cessons de le maudire et de l’accabler. Cela ne lui fait d’ailleurs aucun mal, il est complètement isolé de la population. Pourtant, tous nos maux ne sont que le résultat de notre impéritie et c’est bien parce que nous ne sommes plus des citoyens responsables que l’État devient de plus en plus envahissant et le citoyen de plus en plus isolé.

Aujourd’hui, nos démissions vont encore plus loin. Les centrales nucléaires sont des objets énormes, dangereux, extrêmement chers, très probablement non rentables et encore plus probablement non nécessaires ; mais toute la propagande, depuis dix ou quinze ans, tend à nous faire croire que ce sera concurrentiel, inoffensif et indispensable. Là encore, c’est la porte ouverte à une intervention croissante et sans doute redoutable de l’État dans nos vies individuelles !

Face à cette mainmise de l’État-nation, les diverses formes de contestation depuis Mai 68 n’ont-elles pas fait figure de réaction ?

En mai 1968, se sont exprimées des réactions spontanées — souvent sans analyse préalable — contre cette emprise croissante de l’État, cette dépersonnalisation des rapports humains. C’était une fête. Elle permettait de se retrouver, de recréer — ne fût-ce que quelques jours — un sentiment de communauté.

À l’heure actuelle, face à ce laminage des États centralisés conduisant à ce que tout le monde fasse la même chose, soit traité de la même manière et au même moment, monte une immense vague de fond dont le mouvement écologique couplé avec le mouvement régionaliste et je dirais même avec le mouvement de libération de la femme, sont l’expression. Peut-être cette vague de fond parviendra-t-elle à transformer la société avant l’explosion d’une guerre atomique ? À mon avis, c’est une course contre la montre.

Dans mes conférences, je dis toujours qu’il faut renoncer à cette idée romantique de la prise du pouvoir. D’ailleurs, qu’est-ce que le pouvoir aujourd’hui ? Sinon le fait de jeter les gens en prison ou de refuser de signer les accords européens ? Il ne faut pas prendre le pouvoir, ni le renverser, mais le créer par en bas : revenir à des communautés de petites tailles, à des municipalités, à des entreprises, à des régions avec au-dessus la fédération européenne. Il faut dépasser les États-nations et leur carcan actuel pour revenir à un mode de vie communautaire qui nous soit propre en essayant de passer progressivement d’une technologie « dure » à une technologie douce…, etc.

Depuis quarante ans, je le redis : la puissance, c’est la prise de pouvoir sur autrui, la liberté, c’est la prise de pouvoir sur soi-même.