Un peuple se révèle dans le▶ malheur (février 1944)k
Autrefois et naguère encore, avant ◀l’▶occupation allemande, ◀les▶ étrangers qui n’avaient pas voyagé en France, ou ceux qui n’avaient vu que ◀les▶ lieux ◀de▶ plaisir ◀de▶ ◀la▶ capitale, connaissaient et jugeaient ◀la▶ France par ses vedettes. À leurs yeux, tout Français devait ressembler aux types ◀d’▶humanité que représentaient dans ◀le▶ monde ◀les▶ acteurs à succès, ◀les▶ écrivains célèbres, ◀les▶ modèles des grands couturiers, ou même ◀les▶ chefs cuisiniers des palaces internationaux. ◀Le▶ mot Français évoquait aussitôt ◀l’▶image ◀d’▶une moustache à ◀la▶ Menjou et ◀d’▶une boutonnière fleurie, ◀d’▶un sourire charmeur à ◀la▶ Charles Boyer, ◀l’▶aimable scepticisme ◀d’▶un Anatole France, ◀l’▶élégance ◀d’▶une ligne parisienne, ◀l’▶étiquette ◀d’▶un bourgogne fameux présenté par ◀le▶ maître d’hôtel. Tout cela c’était ◀le▶ cliché « France ». C’était charmant, c’était piquant, indéfinissablement féminin comme ◀le▶ sont la plupart des vedettes. Mais où était dans tout cela ◀le▶ vrai peuple ◀de▶ ◀la▶ vraie France ?
Ce peuple naguère invisible, c’est ◀le▶ malheur ◀le▶ plus affreux ◀de▶ son Histoire qui ◀le▶ révèle au monde, aujourd’hui, dans sa véritable grandeur.
◀Les▶ journaux qui nous apportent des nouvelles ◀de▶ ◀la▶ résistance à ◀l’▶intérieur du pays occupé nous parlent du peuple ◀de▶ France ; ◀les▶ récits et ◀les▶ témoignages qui ont été publiés secrètement par ◀les▶ mouvements ◀de▶ résistance et qui parviennent sous nos yeux nous parlent du peuple ◀de▶ France ; et ◀les▶ films composés à Hollywood ou à Londres sur ◀l’▶organisation ◀de▶ ◀la▶ résistance à Paris ou en province, ne nous montrent encore que ◀le▶ peuple ◀de▶ France, pour la première fois. ◀Le▶ peuple anonyme, ◀le▶ peuple unanime, ◀le▶ peuple sans vedettes et ◀le▶ voici enfin devenu ◀la▶ vraie vedette, malgré lui, ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ sa résistance.
J’ai vu à New York la plupart de ces films qui empruntent leur sujet à certains épisodes véridiques ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀l’▶envahisseur. Paris calling, ◀Croix▶ ◀de▶ Lorraine, Assignment in Brittany, et je cite au hasard, il y en a tant. Je ◀les▶ ai vus avec des amis, tantôt américains, tantôt français. ◀Les▶ Français critiquaient beaucoup. ◀Le▶ décor était inexact, ◀les▶ situations pas toujours vraisemblables, ◀les▶ traîtres trop conventionnels, et finalement ◀l’▶inévitable raid ◀de▶ commandos sauvait tout le monde comme dans ◀les▶ contes ◀de▶ fées. Mais je regardais mes amis du coin de l’œil : en critiquant, ils essuyaient une larme, et rien de plus français que cette pudeur. Quant aux Américains, ils exultaient ◀de▶ confiance, en crescendo, jusqu’à ◀la▶ « Marseillaise » finale.
On peut penser tout ce que ◀l’▶on veut ◀de▶ ces films, du pire au bien ; j’en retiens pour ma part qu’ils nous présentent enfin ◀le▶ petit peuple français comme ◀le▶ grand héros ◀de▶ ◀la▶ France.
Soudain, ◀l’▶étranger s’aperçoit ◀d’▶une vérité aussi vieille que ◀l’▶Europe mais constamment méconnue ou niée, et souvent par ◀la▶ faute des élites parisiennes : ◀le▶ peuple ◀de▶ France est grave, ou plus exactement il est sérieux. Il n’est pas avant tout charmant et spirituel, bien-disant, bon vivant et léger. Il n’est tout cela qu’en second lieu, et comme par luxe. Dans ◀le▶ fond et d’abord, il est sérieux, plus qu’aucun autre peuple dont j’aie vécu ◀la▶ vie. Seulement, il est sérieux sans pose, avec pudeur, préférant affecter ◀la▶ blague et ◀le▶ scepticisme plutôt que ◀de▶ paraître exagérer sa peine. Car il pense ◀d’▶instinct, comme Talleyrand, que « ce qui est exagéré n’est pas sérieux ». Ce qui me frappe ◀le▶ plus, dans ◀les▶ films que je citais, et dans ◀les▶ témoignages directs venus de France sur ◀la▶ lutte contre ◀les▶ nazis, c’est ◀l’▶absence ◀de▶ grands gestes théâtraux, ◀la▶ sourdine mise à ◀l’▶éloquence traditionnelle, ◀le▶ refus même ◀de▶ se complaire dans ◀le▶ lyrisme ◀de▶ ◀la▶ catastrophe ; c’est pour tout dire, ◀le▶ naturel ◀de▶ ◀l’▶héroïsme populaire.
Ce peuple en noir au regard vif s’est révélé face au danger. Il manquait ◀d’▶armes, il lutte avec sa dignité impénétrable aux tentations ◀de▶ ◀la▶ Brute. On avait dit aux jeunes nazis qu’ils allaient conquérir un pays ◀de▶ bavards, ◀de▶ coquettes et ◀de▶ politiciens véreux. Après quelques semaines en territoire conquis, ◀l’▶Allemand s’est senti dominé par une force étrange et qui ◀l’▶intimidait : ◀le▶ regard sérieux ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀la▶ femme du peuple, ce jugement précis et humain, bien plus insupportable que tous ◀les▶ cris ◀de▶ haines. Ils ne savaient pas cela, ◀les▶ jeunes Allemands, on ne leur avait jamais parlé du vrai peuple ◀de▶ ◀la▶ vraie France. Ils ont continué à ◀le▶ piller et à ◀le▶ fusiller avec une rage panique ; ils continuent, mais ils se savent battus.
Depuis qu’ils ont rencontré ce regard…