L’▶attitude personnaliste (octobre 1944)l
◀La▶ lecture des journaux clandestins parus en France montre que ◀les▶ idées personnalistes avaient fait leur chemin dans ◀l’▶élite ◀de▶ ◀la▶ Résistance. S’agit-il ◀d’▶une influence directe, ou ◀d’▶une prise de conscience spontanée devant ◀la▶ leçon des faits, nous ◀le▶ saurons un jour. Mais il est clair dès maintenant que ◀les▶ circonstances sont enfin devenues favorables pour une action plus large et constructive. ◀Les▶ événements eux-mêmes se sont chargés ◀de▶ faire ◀la▶ critique ◀de▶ tant ◀d’▶incohérences au sein desquelles ◀le▶ Français moyen pensait pouvoir vivre impunément, jusqu’à ce que Hitler vînt en prendre avantage.
Devant un monde à reconstruire, ◀les▶ grandes questions peuvent et doivent être reposées. Allons-nous rebâtir sur ◀les▶ valeurs ◀d’▶une philosophie ◀de▶ ◀l’▶Objet (qui était celle du capitalisme et des divers « planisme »), ou bien allons-nous faire une société où ◀les▶ objets soient remis au service ◀de▶ ◀l’▶homme qui crée et qui se veut responsable ?
Si nous choisissons la seconde voie, ◀la▶ doctrine du personnalisme s’impose à ◀l’▶attention sérieuse.
◀Les▶ jeunes gens qui prenaient conscience ◀de▶ leur responsabilité intellectuelle et civique vers 1930, en France, se trouvaient confrontés avec ◀les▶ dilemmes suivants : droite ou gauche, capitalisme ou socialisme, individualisme ou collectivisme, fascisme ou bolchévisme. Ces dilemmes leur paraissaient faux, périmés ou illusoires.
◀Les▶ forces politiques en apparence ◀les▶ plus opposées se trouvaient agir en fait dans ◀le▶ même sens : elles tendaient toutes à dépersonnaliser ◀l’▶homme, à ◀le▶ réduire à un agrégat ◀de▶ réflexes conditionnés par ◀l’▶État, ◀le▶ Parti et ◀les▶ statisticiens.
Sur le plan philosophique, ◀la▶ situation n’était pas meilleure. Là encore, ◀la▶ personne humaine se voyait attaquée, disséquée, réduite de plus en plus à ◀l’▶irresponsabilité. ◀La▶ psychologie freudienne ne voyait en elle qu’un îlot précaire perdu dans ◀l’▶océan ◀de▶ ◀l’▶inconscient. D’autres s’appliquaient à ◀la▶ réduire à des déterminismes biologiques, ou sociologiques, ou économiques. Que devenait dans tout cela, ◀le▶ droit imprescriptible ◀d’▶un homme à dire je, à dire moi, à se considérer comme une cause efficiente, comme un individu responsable, c’est-à-dire comme une personne ?
Il fallait repenser un monde en partant, non point des objets — fussent-ils aussi abstraits que ◀les▶ fameuses « forces économiques » — mais ◀de▶ ◀l’▶homme, mesure ◀de▶ toutes choses. ◀La▶ grande question était donc : qu’est-ce que ◀l’▶homme ? Sur quelle notion centrale ◀de▶ son humanité devons-nous recentrer ◀le▶ monde ?
◀Les▶ institutions doivent être fondées sur une notion compréhensive ◀de▶ ◀l’▶homme, sinon elles agissent contre ◀l’▶homme.
Or ◀l’▶individu, sur lequel voulait se fonder ◀la▶ démocratie ◀d’▶un siècle dernier, et ◀le▶ soldat politique sur lequel a voulu se fonder ◀le▶ totalitarisme ◀de▶ ce siècle, ne sont pas des hommes complets. ◀L’▶individu n’a que des droits, ◀le▶ soldat politique que des devoirs. Le premier est un pur concept, le second est un simple objet. À ces deux mutilations ◀de▶ ◀la▶ notion ◀d’▶homme, ◀les▶ jeunes intellectuels français opposèrent ◀la▶ notion ◀de▶ personne.
Quelles que fussent ◀les▶ prémisses religieuses ou métaphysiques des diverses tendances personnalistes, tous s’entendaient fort bien sur des formules ◀de▶ ce genre : ◀les▶ institutions doivent être au service ◀de▶ ◀l’▶homme, et non ◀l’▶inverse : — ◀la▶ liberté ne cesse ◀d’▶être un mot creux que dans un ordre souple, qui respecte ◀la▶ diversité des vocations ; — là où ◀l’▶homme veut être total, ◀l’▶État ne sera jamais totalitaire. Un certain nombre ◀de▶ mots-clés se retrouvent dans tous ◀les▶ ouvrages publiés par ◀les▶ personnalistes : vocation, risque, engagement, responsabilité, communautés organiques, pluralisme, fédéralisme. Ils définissent une attitude et une action.
Certes, beaucoup de philosophes s’étaient intitulés « personnalistes » ou ◀l’▶avaient été avant ◀la▶ lettre : Leibnitz, Kant, Renouvier, ou ◀de▶ nos jours un William Stern, un Keyserling, un C. G. Jung, et ◀l’▶école californienne ◀de▶ The Personalist. Mais ◀la▶ caractéristique du mouvement personnaliste français fut, dès ◀le▶ début, ◀de▶ considérer sa doctrine comme ◀le▶ fondement immédiat ◀d’▶une action politique, ◀d’▶une économie, ◀d’▶un régime social, et même ◀d’▶une esthétique.
C’est pourquoi je ne saurais mieux décrire ◀la▶ doctrine du personnalisme qu’en indiquant certaines des tentatives ◀d’▶action ◀les▶ plus typiques qu’elle inspira avant cette guerre.
Un service civil industriel
Les premiers manifestes et volumes publiés par ◀le▶ mouvement n’apportaient pas ◀les▶ blue-prints ◀d’▶une société idéale, mais quelques principes ◀d’▶action. Car il s’agissait pour ◀les▶ personnalistes ◀d’▶un changement spirituel d’abord, ◀les▶ changements institutionnels n’ayant ◀de▶ valeur à leurs yeux que s’ils traduisaient réellement une attitude nouvelle ◀de▶ ◀l’▶homme aux prises avec ◀le▶ destin ◀d’▶un siècle nouveau.
Alors que la plupart des révolutionnaires ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche édifiaient des plans abstraits et se bornaient pratiquement à revendiquer des réformes isolées ou matérielles comme ◀l’▶abolition du Parlement, des salaires plus élevés, ◀la▶ nationalisation des grandes industries, ◀les▶ personnalistes affirmaient ◀la▶ nécessité ◀d’▶une révolution plus profonde : révolution dans ◀la▶ manière ◀de▶ poser ◀les▶ problèmes, avant de prétendre leur donner telle ou telle solution immédiate, utopique ou opportuniste.
Prenons ◀le▶ problème du prolétariat.
◀Le▶ groupe ◀de▶ l’Ordre nouveau proposa ◀l’▶institution ◀d’▶un service civil obligatoire, répartissant sur ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ population ◀le▶ travail industriel non différencié. Pendant un an ou plus, tous ◀les▶ citoyens travailleraient dans ◀les▶ usines, au lieu de faire une année ◀de▶ caserne. ◀Les▶ avantages ◀de▶ ce service civil seraient triples : 1) Justice sociale. ◀La▶ classe prolétarienne serait relevée ◀de▶ son fardeau à vie. 2) Économie. ◀La▶ hantise du salaire ne serait plus ◀le▶ seul mobile du travailleur, et ◀la▶ masse ◀de▶ main-d’œuvre créée par ◀le▶ service civil serait mise par ◀l’▶État à ◀la▶ disposition des libres entreprises, syndicats ou coopératives, qui justifieraient leur utilité pour ◀le▶ bien commun. 3) Perfectionnement technique. Nul n’aurait plus intérêt à paralyser ◀l’▶invention, puisqu’elle ne créerait plus ◀de▶ chômage technologique.
◀Les▶ industriels hochèrent ◀la▶ tête. Ils ne croyaient pas qu’un simple civil pourrait du jour au lendemain se transformer en bon manœuvre. ◀Les▶ politiciens déclarèrent ◀le▶ projet utopique et d’ailleurs néfaste : il risquait ◀de▶ résoudre un conflit que leur tactique cherchait au contraire à rendre plus aigu.
Conformément à leur doctrine, ◀les▶ personnalistes répondirent par un engagement personnel. Ils tentèrent un essai pratique, à petite échelle. Dans plusieurs usines ◀de▶ ◀la▶ région parisienne, ils se firent embaucher par groupes, comme manœuvres. Au bout de trois jours, dans une manufacture ◀de▶ brosses à dents, l’un ◀d’▶eux battit ◀le▶ record ◀de▶ production ◀de▶ ◀l’▶atelier. Il était éditeur ◀de▶ son métier, et si peu adroit ◀de▶ ses mains qu’il assurait être ◀le▶ seul officier ◀de▶ réserve français qui se fût jamais blessé avec son propre sabre ! ◀Les▶ pionniers du service civil donnèrent leur salaire aux ouvriers qu’ils avaient « relevé », leur assurant ainsi quelques semaines ◀de▶ vacances payées, à un moment où cette institution n’existait pas encore en France. ◀L’▶expérience, dans ◀l’▶ensemble, réussit brillamment.
Je me suis étendu sur cet exemple unique pour décrire ◀le▶ climat ◀de▶ ◀l’▶effort personnaliste. Il est clair que ◀l’▶institution du service civil supposait une refonte générale ◀de▶ ◀l’▶économie, et notamment une discrimination très précise entre ◀le▶ travail quantitatif (ou « parcellaire ») et ◀le▶ travail qualitatif ou créateur. Le premier devait être entièrement socialisé, et régi par ◀l’▶État, qui assurerait d’autre part ◀la▶ distribution ◀d’▶un minimum vital gratuit pour tous. Le second devait rester libre, et ◀d’▶autant plus qu’il recevrait ◀l’▶aide gratuite du service civil. ◀L’▶État lui-même se trouverait réduit au rôle précis et limité ◀d’▶agence ◀de▶ statistique et ◀de▶ répartition ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre et du bonus social, au profit des entreprises libres et des groupes coopératifs.
◀La▶ notion ◀de▶ groupe
L’un des traits marquants du mouvement personnaliste, c’est son insistance sur ◀la▶ nécessité des groupes autonomes et organiques. Elle coïncide avec ◀la▶ découverte ◀la▶ plus importante ◀de▶ notre siècle : celle ◀de▶ ◀l’▶être-en-relations. Que ce soit dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ physique ou celui ◀de▶ ◀la▶ sociologie, en mathématiques, en politique, en économie, ◀les▶ meilleurs esprits ◀de▶ ce temps sont parvenus à des conclusions analogues : il n’est possible ◀de▶ parler ◀de▶ réalité, ◀de▶ mesure, ou ◀d’▶efficacité, qu’au sein d’un groupe donné ◀de▶ forces.
◀L’▶homme, par exemple, n’est réel que dans une communauté ni trop étroite ni trop vaste. Isolé, il se comporte comme un fou. Noyé dans une collectivité informe, il sera frustré ◀de▶ toute possibilité ◀de▶ se faire entendre ou ◀d’▶agir personnellement. Il n’existe vraiment comme personne que dans un cadre à ◀la▶ mesure humaine, dans un groupe : entreprise ou commune, patrie locale ou cercle invisible ◀d’▶esprits apparentés dans ◀le▶ monde entier.
Mais cette image ◀d’▶un univers composé ◀de▶ groupements autonomes en perpétuelle interaction n’a pas encore été traduite dans nos institutions. Nos nations sont restées au stade ◀de▶ ◀la▶ classification des corps simples par Mendeleïev, quand nous en sommes au siècle ◀de▶ ◀la▶ physique quantique. ◀La▶ paresse ◀d’▶esprit et ◀l’▶inertie ont laissé se constituer au xxe siècle des cadres démesurés, simplifiés jusqu’à ◀la▶ démence et rigides comme elle, qui pèsent lourdement sur nos activités. ◀L’▶État centralisé et sa bureaucratie abstraite tendent à détruire ◀les▶ groupes organiques, à leur imposer en dépit du bon sens des frontières communes8, un régime uniforme.
C’est pourquoi, se plaçant dans ◀la▶ ligne des forces ◀les▶ plus actives, sinon ◀les▶ plus spectaculaires du siècle, ◀le▶ personnalisme se déclara fédéraliste, ou « pluraliste ». Au centre unique, étendant sur ◀l’▶économie, ◀la▶ vie politique et ◀les▶ coutumes ◀d’▶un pays ◀le▶ carcan géométrique ◀de▶ ses décrets, ◀le▶ personnalisme opposait ◀les▶ foyers rayonnants ◀de▶ création locale : entreprise et commune à ◀la▶ base, librement fédérées par bassins naturels, par-dessus ◀les▶ frontières nationales, au besoin. Je donnerai deux exemples des conséquences pratiques découlant ◀de▶ cette attitude doctrinale.
Dès 1937, l’Ordre nouveau avait dénoncé ◀l’▶organisation hypercentralisée ◀de▶ ◀l’▶armée française, copiée sur ◀la▶ centralisation politique ◀de▶ ◀la▶ nation. ◀La▶ France avait des frontières rigides et un centre unique, Paris. Entre ◀les▶ deux, ◀le▶ vide, ◀l’▶espace abstrait. ◀Les▶ personnalistes proposaient au contraire un système ◀de▶ foyers ◀de▶ résistance élevés dans toute ◀la▶ profondeur du pays, et une mobilisation fortement décentralisée. C’était en somme ◀le▶ système militaire ◀de▶ ◀la▶ Suisse, traduisant un régime fédéraliste. ◀Les▶ événements ◀de▶ 1940 et toute ◀l’▶évolution ultérieure ◀de▶ ◀la▶ guerre ont amplement confirmé ces vues. ◀L’▶Underground, dans plusieurs pays, en a glorieusement confirmé ◀l’▶efficacité.
◀Les▶ groupes personnalistes critiquaient également ◀la▶ presse en France. Vénale, pauvre en informations, ou mensongère, elle ne reflétait plus que ◀l’▶anarchie capitaliste, non ◀le▶ pays réel. Que faire contre ce mal, sans capitaux énormes ? ◀Les▶ personnalistes organisèrent des « clubs ◀de▶ presse ». Dans chaque quartier ◀de▶ grande ville, dans chaque commune, des correspondants devaient grouper un auditoire régulier, lui transmettre des informations vraies (celles que ◀la▶ presse passait sous silence), lui révéler ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ vénalité des grands journaux, et recueillir une documentation locale précise et humaine. Un bulletin ◀de▶ liaison alimentait ◀les▶ clubs. Tout était préparé pour sa transmission en cas ◀de▶ crise révolutionnaire ou ◀d’▶invasion, ◀Les▶ Clubs ◀de▶ presse personnalistes fournirent ainsi le premier modèle des publications fameuses ◀de▶ ◀l’▶Underground.
État présent et avenir du mouvement
À ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀le▶ personnalisme avait réussi à dégager ◀les▶ implications ◀de▶ sa doctrine dans ◀les▶ plans ◀les▶ plus divers. Il était prêt à déclencher une action en profondeur d’abord, puis publique. Une trentaine ◀de▶ volumes, deux revues, un hebdomadaire, des bulletins, brochures et tracts, répandaient ses idées. ◀Les▶ nazis avaient délégué leur représentant en France, Abetz, au soin ◀d’▶observer ◀de▶ très près ce développement inquiétant.
Mais ◀les▶ personnalistes mesuraient sans illusions ◀les▶ obstacles qui leur barraient encore ◀la▶ route. Ils souffraient tout d’abord ◀d’▶une qualité et ◀d’▶un défaut bien typiquement français : ◀le▶ sérieux et ◀l’▶excès ◀d’▶idées neuves. Hors ◀d’▶eux-mêmes s’opposaient à leur action : ◀les▶ grands intérêts capitalistes, ◀les▶ politiciens démagogues, ◀l’▶insouciance générale à ◀la▶ veille ◀d’▶un désastre prévisible, ◀les▶ préjugés ◀de▶ droite et ◀de▶ gauche, ◀le▶ manque ◀d’▶argent et ◀de▶ moyens ◀de▶ pression collectifs. Il valait mieux attendre encore un temps, plutôt que ◀de▶ s’engager dans une propagande trop coûteuse pour rester pure. Au reste, ◀la▶ doctrine personnaliste impliquait un progrès organique, forcément lent. Il s’agissait ◀de▶ gagner des hommes, un à un, non des masses.
◀La▶ guerre et ◀l’▶invasion obligèrent ◀le▶ mouvement à « disparaître ». Dans ◀l’▶intervalle entre ◀l’▶armistice ◀de▶ juin 1940 et ◀la▶ suppression ◀de▶ toute expression libre par Vichy, ◀la▶ revue Esprit vit son tirage quintupler en quelques mois. Puis elle fut interdite, à ◀la▶ suite ◀d’▶un article contre Pétain, son directeur et plusieurs ◀de▶ ses rédacteurs emprisonnés.
Nul autre mouvement ne me paraît mieux apte à inspirer ceux qui demandent un monde à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme, non plus à celle des monstres nés ◀de▶ son anxiété, ◀de▶ sa paresse ou ◀de▶ son manque ◀de▶ foi.