Deuxième partie
Hitler ou l’▶alibi
15.
Où paraît ◀la▶ nécessité ◀d’▶un alibi
Il est étrange ◀de▶ constater que depuis ◀la▶ fin du Moyen Âge, depuis que Luther lui jeta son encrier en pleine figure, à ◀la▶ Wartburg, nous n’avons pas su composer une vision moderne du diable. Seul Kierkegaard ◀l’▶avait peut-être reconnu précisément sous ◀les▶ espèces ◀de▶ ◀l’▶encre ◀d’▶imprimerie, lorsqu’il notait qu’on ne peut plus prêcher utilement ◀le▶ christianisme dans un monde dominé par ◀la▶ presse quotidienne.
Toutefois, ◀l’▶incognito du Prince ◀de▶ ce monde devint difficile à maintenir au cours du premier tiers ◀de▶ notre siècle, tandis que des catastrophes trop voyantes ébranlaient ◀les▶ bases ◀de▶ notre optimisme et ◀de▶ notre foi naïve dans ◀l’▶élimination progressive du mal par ◀la▶ Science et ◀la▶ Prospérité.
Sur nos têtes, au ciel ◀de▶ nos villes, ◀de▶ grands oiseaux tournaient avec un bourdonnement sinistre, et ces oiseaux nous attaquaient !
◀Les▶ hommes discutaient à coup de bombes, qui ne prouvaient rien ◀de▶ ce qui était en cause. Ils somnolaient dans des églises presque aussi vides ◀de▶ fidèles que ◀de▶ foi. Ils épargnaient ◀de▶ ◀l’▶argent pendant une vie pour ◀le▶ perdre en une heure dans une Bourse affolée par des agents prétendus mystérieux. Ils écoutaient à ◀la▶ radio, soir après soir, des bruits sans suite, cacophonie abrutissante ◀de▶ musiques ◀de▶ tous ◀les▶ siècles, interrompue par des discours emphatiques et harcelants en faveur d’une pilule sédative. Ils s’écrasaient dans des villes exténuantes, chaotiques et sentant mauvais. Partout, on payait moins ◀les▶ créateurs que ceux qui ◀les▶ utilisaient : on avait renversé par système toutes ◀les▶ échelles ◀de▶ valeurs. Tout le monde était contre ◀la▶ guerre et tout le monde acceptait ◀de▶ ◀la▶ faire sur ◀le▶ slogan ◀de▶ « liberté », tandis que ◀la▶ police et ◀l’▶État chaque jour étendaient leurs pouvoirs. Des massacres massifs se préparaient méticuleusement, dans ◀la▶ sérénité des laboratoires. Tous ◀les▶ chefs d’État répétaient ◀les▶ mêmes phrases, plates, séniles, et qu’on savait mensongères. ◀La▶ politique était devenue gâteuse, ◀l’▶économie incontrôlable et délirante, ◀la▶ morale en pleine déroute, et ◀le▶ peuple vivait ◀de▶ cinéma comme il avait jadis vécu ◀de▶ religion.
— Si cela continue, se dit ◀le▶ diable, ◀les▶ hommes s’apercevront que j’existe toujours. Or il faut que cela continue, mais je ne tiens pas à ce que ◀l’▶on me reconnaisse. Délaissons donc cet insoutenable incognito pour quelque prudent alibi… ◀La▶ fausse piste ◀la▶ plus tentante, ◀l’▶image ◀la▶ plus trompeuse du mal qu’ils chérissent au secret ◀de▶ leur cœur, et qu’il faut leur faire croire qu’ils détestent…
16.
Le deuxième tour
Et c’est ainsi qu’à partir de 1933, ◀le▶ diable nous fit croire qu’il était simplement M. Adolf Hitler, et personne ◀d’▶autre. Ce fut son second tour.
17.
Hitler est-il ◀l’▶Antéchrist ?
Je tiens ◀l’▶action ◀d’▶Hitler pour plus réellement diabolique que ne ◀l’▶imaginaient ceux qui ont cru voir en lui ◀le▶ diable en personne. Si ◀le▶ Führer était ◀le▶ diable ou ◀l’▶Antéchrist, ce serait peut-être un peu trop simple. Il suffirait ◀de▶ ◀le▶ supprimer pour supprimer tout ◀le▶ mal qui est dans ce monde. Et, qu’on me pardonne, si ◀le▶ diable était ◀le▶ Führer, il ne serait qu’un assez pauvre diable.
Quand nous nous figurons qu’Hitler est ◀le▶ diable, nous faisons évidemment trop ◀d’▶honneur à ◀l’▶ex-caporal autrichien ; mais surtout nous nous faisons illusion sur ◀la▶ réelle stature ◀de▶ Satan. N’oublions pas que Satan est Légion ! Supprimer un dictateur ne suffirait nullement à débarrasser notre époque des maux profonds qui ◀la▶ travaillent.
Il me souvient ◀d’▶avoir entendu en Suisse, au début ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀le▶ grand théologien Karl Barth répondre à ◀la▶ fameuse question : Hitler est-il ◀l’▶Antéchrist ? Voici ce qu’il disait en substance, et pour autant que ma mémoire ne ◀le▶ trahit pas : — « Cet homme qu’il est inutile ◀de▶ nommer, et dont ◀la▶ censure d’ailleurs m’a fait oublier ◀le▶ nom, ce n’est certainement pas ◀l’▶Antéchrist. Car il n’a pas ◀de▶ pouvoir sur notre salut éternel. ◀Le▶ véritable Antéchrist ne se révélera qu’à ◀la▶ fin des temps, comme notre accusateur impitoyable. Et alors nous n’aurons plus ◀d’▶autre intercesseur auprès de Dieu que Christ lui-même. Mais ◀l’▶homme auquel vous pensez n’est encore qu’un petit monsieur, un premier avant-coureur ◀de▶ ◀l’▶Antéchrist. Et ◀la▶ lutte qu’il mène contre ◀les▶ Églises et ◀le▶ monde chrétien n’est qu’un premier avertissement à nous armer pour ◀le▶ Combat final, pour ◀le▶ Jugement dernier. »
Réponse dont je ne sais s’il faut admirer davantage ◀la▶ sévérité ou ◀la▶ dévastante modération. Mais ce « petit monsieur » et cet avertissement, nous fûmes bien forcés ◀de▶ ◀les▶ prendre au sérieux ! Pour n’être pas ◀le▶ diable en personne, on peut être tout de même passablement diabolique. Et je vois peu ◀d’▶aspects ◀de▶ ◀l’▶action du Führer qui ne portent en évidence ◀l’▶insigne satanique.
18.
◀Le▶ diable en chemise brune
Certes, Hitler ne fut pas ◀le▶ grand ange déchu. Mais certains pensent pour ◀l’▶avoir éprouvé en sa présence par une espèce ◀de▶ frisson ◀d’▶horreur sacrée, qu’il était ◀le▶ siège ◀d’▶une « domination », ◀d’▶un « trône » ou ◀d’▶une « puissance », ainsi que saint Paul désigne ◀les▶ esprits ◀de▶ second rang, qui peuvent aussi déchoir dans un corps ◀d’▶homme quelconque et ◀l’▶occuper comme une garnison.
Je ◀l’▶ai entendu prononcer l’un ◀de▶ ses grands discours, et je ◀l’▶ai vu à la sortie de son culte, debout dans sa voiture qui longeait très lentement une rue étroite, mal éclairée. Une seule chaîne ◀de▶ SS ◀le▶ séparait ◀de▶ ◀la▶ foule. J’étais au premier rang, à deux mètres ◀de▶ lui. Un bon tireur ◀l’▶eût descendu très facilement. Mais ce bon tireur ne s’est jamais trouvé, dans cent occasions analogues. Voilà ◀le▶ principal ◀de▶ ce que je sais sur Hitler. On peut réfléchir là-dessus. Réfléchir ou même délirer.
On ne tire pas sur un homme qui n’est rien et qui est tout. On ne tire pas sur un petit-bourgeois qui est ◀le▶ rêve ◀de▶ 60 millions ◀d’▶hommes. On tire sur un tyran, ou sur un roi, mais ◀les▶ fondateurs ◀de▶ religion sont réservés à d’autres catastrophes. Certes, il y a des fous, des accidents ◀de▶ circulation et des erreurs ◀de▶ ◀l’▶histoire. Mais ◀le▶ Führer déclarait un jour : Je ne crains pas ◀les▶ Ravaillac, parce que ma mission me protège. Il faut croire un homme qui dit cela. Qu’il soit un instrument ◀de▶ ◀la▶ Providence comme il ◀l’▶affirme, ou qu’il soit un fléau ◀de▶ Dieu (c’est une nuance !), son destin ne dépend plus des hommes, pas même ◀de▶ ◀l’▶homme Adolf Hitler. À plus forte raison, notre jugement sur lui doit être indépendant des mérites qu’il a ou n’a pas, ◀de▶ ◀la▶ sympathie ou des haines qu’il excite. Et cela définit un génie, au sens démonique ◀de▶ ce terme. ◀D’▶où lui vient ◀le▶ pouvoir surhumain qu’il développe pendant un discours ? Une énergie ◀de▶ cette nature, on sent très bien qu’elle ne saurait se manifester qu’autant que ◀l’▶individu ne compte plus, n’est que ◀le▶ support ◀d’▶une puissance qui échappe à nos psychologies. Ce que je dis là serait du romantisme ◀de▶ ◀la▶ plus déplorable espèce si ◀l’▶œuvre accomplie par cet homme — et j’entends bien par cette puissance à travers lui — n’était pas une réalité qui provoque ◀la▶ stupeur du siècle. On demande s’il est intelligent. Ne voit-on pas qu’un homme intelligent, qu’il ◀le▶ soit très peu ou follement, si cela compte en lui ◀le▶ moins du monde, il ne vaut rien pour un destin pareil ? Un génie n’est ni fou ni bête, ni sensé ni intelligent. Il ne s’appartient pas, n’a pas ◀de▶ qualités propres, ◀de▶ vices ou ◀de▶ vertus, ni même ◀de▶ compte en banque, et à peine un état civil. Il est ◀le▶ lieu ◀de▶ passage des forces ◀de▶ ◀l’▶Histoire, ◀le▶ catalyseur ◀de▶ ces forces qui déjà sont dressées devant vous ; et après cela, vous pouvez ◀le▶ supprimer sans rien détruire ◀de▶ ce qui s’est fait par lui.
Qu’il y ait eu dans ces temps aveugles à toute réalité non numérable ◀le▶ fait qu’il vous faut bien nommer Hitler, c’est une effrayante ironie machinée par ◀la▶ Providence : — « Ah ! vous ne croyez plus au mystère ? Eh bien, je pose ce fait dans votre histoire, expliquez-◀le▶ si vous pensez encore que cela suffit à vous en protéger. »
Un homme quelconque, transfiguré par sa ténébreuse « mission », — Schickelgruber habité par un trône… On a ri. On a cessé ◀de▶ rire. Et ce n’était pourtant qu’un petit envoyé…
19.
◀Le▶ directeur ◀d’▶inconscience
◀L’▶hitlérisme s’est présenté à nous comme une catastrophe cosmique, comme un malheur plus étendu et plus profond que ◀l’▶Histoire n’en connut depuis ◀le▶ Déluge. ◀L’▶issue fatale ◀de▶ ◀l’▶aventure n’affecte pas sa portée symbolique et son actualité profonde. Car ◀le▶ mouvement qu’Hitler sut enflammer au xxe siècle existait en puissance dans ◀l’▶âme humaine depuis ◀la▶ formation ◀de▶ la première société ; et il existera sans aucun doute jusqu’à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ notre race. Hitler n’a fait que lui prêter figure et nom, à ◀l’▶occasion ◀d’▶une ◀de▶ ses éruptions ◀les▶ plus violentes. Pour nous, contemporains ◀d’▶un paroxysme que nous avons souffert dans notre chair, il nous appartient ◀de▶ laisser une description valable ◀de▶ ce phénomène, pour ◀les▶ générations à venir.
Je dis qu’avant ◀la▶ guerre ◀de▶ 1939, ◀la▶ majorité des hommes savaient qu’Hitler était ◀le▶ nom ◀d’▶un désastre imminent et mondial. Pourtant on ne ◀l’▶a pas arrêté. Voilà ◀le▶ point qu’il faut élucider.
Replaçons-nous dans ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶Europe à ◀la▶ veille ◀de▶ sa grande catastrophe. ◀La▶ question qui se posait alors à ◀l’▶inquiétude ◀de▶ quelques rares observateurs était ◀la▶ suivante : « Comment se peut-il que des individus deviennent volontairement nazis ? Que des populations entières se laissent séduire ? Que dans tous ◀les▶ pays, et non pas seulement en Allemagne, des hommes et des femmes subissent ◀la▶ contagion ◀de▶ ce mal, changent subitement ◀de▶ visage, se raidissent, se ferment à tout raisonnement, à toute discussion sérieuse, à tout recours aux vérités fondamentales sur lesquelles s’édifia ◀la▶ civilisation ◀de▶ ◀l’▶Occident depuis des millénaires ? »
Je me répondais ◀de▶ ◀la▶ manière suivante. Hitler est assez démoniaque pour avoir su réveiller nos démons, par une espèce ◀de▶ contagion, ou plutôt ◀d’▶induction spirituelle. Son œuvre ◀de▶ tentateur a consisté à priver ◀les▶ individus du sentiment ◀de▶ leur responsabilité morale, donc du sens ◀de▶ leur culpabilité. En ◀les▶ fondant dans une masse passionnée, il exalte dans ◀l’▶âme des plus déshérités une sensation ◀de▶ puissance invincible. Il leur répète ◀les▶ vieux slogans du diable : « Vous ne mourrez pas ! Vous serez comme des dieux ! » En combattant ◀le▶ traité ◀de▶ Versailles, « cette Gorgone terrorisant ◀le▶ peuple allemand qui vivait désarmé et humilié sous ◀le▶ regard ◀de▶ ces milliers ◀d’▶yeux » (Mein Kampf) il supprime ◀le▶ Juge, il supprime ◀la▶ faute, il ◀les▶ rend à ◀l’▶état ◀d’▶innocence première. Enfin, en condamnant tout ce qui est universel ou du moins supranational, ◀le▶ christianisme, ◀le▶ judaïsme, ◀le▶ droit, ◀la▶ culture, ◀la▶ raison, il enferme son peuple dans une autarcie psychologique semblable à celle que crée ◀la▶ passion dans Wagner ; il réduit ◀les▶ masses à un état ◀d’▶hypnose, ◀d’▶inconscience somnambulique, dans lequel ◀le▶ moins courageux sera capable ◀d’▶exécuter des actes étonnants ◀d’▶énergie et ◀de▶ discipline mécanique, jusqu’à ◀la▶ mort, terme idéal ◀de▶ toute passion.
Autrefois ◀les▶ hommes demandaient des directeurs ◀de▶ conscience. Mais ◀la▶ misère des temps et ◀le▶ sentiment ◀d’▶impuissance qu’éprouvent ◀les▶ individus dans notre monde démesuré, font qu’ils demandent et se donnent aujourd’hui des directeurs ◀d’▶inconscience collective. ◀L’▶extraordinaire, ◀l’▶effrayant, c’est ◀de▶ voir à quel point ◀le▶ Führer, ◀le▶ « guide », ◀le▶ directeur ◀de▶ ◀l’▶inconscience allemande, est en même temps conscient ◀de▶ ce qu’il fait, maître ◀de▶ sa technique, lucide et froid comme ◀le▶ serpent ! Dans Mein Kampf, il donnait dès 1924 des descriptions ◀d’▶une surprenante précision du réveil des puissances souterraines qu’il se proposait ◀d’▶opérer. « Tous ◀les▶ grands mouvements ◀de▶ ◀l’▶Histoire sont des éruptions volcaniques ◀de▶ passions et ◀de▶ sensations spirituelles provoquées soit par ◀la▶ cruelle déesse ◀de▶ ◀la▶ Misère, soit par ◀la▶ torche ◀de▶ ◀la▶ parole jetée dans ◀les▶ masses. Seule une tempête ◀de▶ passion brûlante peut changer ◀les▶ destinées ◀d’▶un peuple. » Surtout ne donnez pas ◀de▶ raisons aux masses, car ◀de▶ tous temps « ◀les▶ forces qui ont produit ◀les▶ plus grands changements dans ◀le▶ monde ont été trouvées non pas dans ◀la▶ connaissance scientifique, mais dans ◀le▶ fanatisme dominant ◀les▶ masses, et dans une véritable hystérie qui ◀les▶ pousse en avant. » Ailleurs il parle ◀de▶ « ◀l’▶appel aux forces mystérieuses » qui pourra seul réduire ◀les▶ « obstacles sentimentaux ou rationnels » et provoquer ◀l’▶hystérie nécessaire.
Mais le dernier obstacle, c’est ◀l’▶au-delà, parce qu’il limite ◀l’▶empire du Prince ◀de▶ ce monde. ◀Les▶ âmes vont lui échapper s’il subsiste un recours à ◀l’▶Éternel, c’est-à-dire à ◀l’▶autorité qui domine ◀les▶ pouvoirs terrestres. Il s’agit donc ◀de▶ supprimer ◀l’▶idée ◀d’▶au-delà, ◀de▶ transcendance ; ◀d’▶intégrer Dieu lui-même dans ◀la▶ Nation. Comprenons bien ce que signifie, dans cette perspective satanique, ◀le▶ terme ◀d’▶État totalitaire.
Un régime est totalitaire lorsqu’il prétend centraliser radicalement tous ◀les▶ pouvoirs temporels et toute ◀l’▶autorité spirituelle. Il se transforme alors en une religion politique, ou en une politique ◀d’▶allure religieuse. Et cela ◀d’▶autant mieux que ◀la▶ religion qu’il adopte ne connaît point ◀de▶ transcendance, et que ses buts purement terrestres non seulement ne divergent plus des buts normaux ◀de▶ ◀la▶ politique, mais se confondent avec ceux-ci.
Alors il n’y a plus ◀de▶ recours, plus ◀de▶ pardon à espérer : ◀la▶ communauté spirituelle ne peut pas en appeler à une instance supérieure à ◀l’▶État, puisque c’est lui qui ◀l’▶a créée pour ses seules fins, et qu’il n’existe rien au-delà.
◀La▶ religion politique, ou ◀la▶ politique religieuse totalitaire, a créé ◀le▶ type même ◀d’▶une communauté régressive, fondée sur ◀le▶ passé : ◀le▶ sang, ◀la▶ race, ◀la▶ tradition, ◀les▶ morts. Voilà pourquoi elle est intolérante au suprême degré, et plus qu’intolérante : on ne peut même pas s’y convertir ! Si ◀l’▶on n’a pas ◀les▶ mêmes origines, on ne pourra jamais y entrer — si ◀l’▶on n’est pas ◀de▶ sang aryen, par exemple — car cette religion n’admet pas que « ◀les▶ choses vieilles sont passées » selon ◀la▶ parole ◀de▶ ◀l’▶Apôtre. Elle n’admet pas ◀la▶ conversion spirituelle, à partir de laquelle il n’y a plus ni Juifs ni Grecs. Elle ne demande pas : que crois-tu ? qu’espères-tu ? mais elle demande : quels sont tes morts ? Religion du sang, religion ◀de▶ ◀la▶ terre et des morts, religion sanglante et mortelle, religion des choses vieilles, mortes et enterrées depuis des millénaires, jamais passées, et qui réclament encore du sang, des morts, des cortèges funèbres, des cérémonies ◀d’▶imprécations, des sacrifices propitiatoires, ◀le▶ tam-tam des tambours lugubres, ◀d’▶hallucinants sabbats ◀de▶ nègres blancs ! Qui oserait encore nous soutenir que ce délire représente « ◀l’▶Ordre » ?
Qui ne voit qu’une telle religion hait mortellement ◀la▶ foi chrétienne, tournée vers ◀le▶ pardon, ◀le▶ futur éternel, ◀le▶ rachat du péché ◀d’▶origine ?
20.
Midas prolétarien
◀Le▶ Prince ◀de▶ ce monde peut tout avoir du monde sauf son âme, qui en fait ◀le▶ sens et ◀le▶ prix. De même Hitler, battant ◀l’▶Europe entière, n’a jamais pu jouir ◀de▶ sa victoire. Gagnant tout, il n’a rien gagné. Car ◀les▶ religions ◀de▶ ◀la▶ terre sont religions ◀de▶ ◀la▶ mort. Vieille vérité théologique, que ◀les▶ malheurs du temps illustrent et raniment : « Ne craignez pas ceux qui tuent ◀le▶ corps et ne peuvent rien faire de plus. » Beaucoup ont découvert ◀le▶ sens ◀de▶ cette parole quand ◀le▶ Führer est entré dans Paris. Pour ma part, j’écrivis ce jour-là une page qui trouve ici son sens ◀de▶ parabole.
À cette heure où Paris exsangue voile sa face ◀d’▶un nuage, et se tait, que son deuil soit ◀le▶ deuil du monde ! Nous sentons bien que nous sommes tous atteints.
Quelqu’un disait : Si Paris est détruit, j’en perdrai ◀le▶ goût ◀d’▶être un Européen. ◀La▶ Ville Lumière n’est pas détruite : elle s’est éteinte. Désert ◀de▶ hautes pierres sans âme, cimetière…
◀L’▶envahisseur avait prophétisé : ◀le▶ 15 juin, j’entrerai dans Paris. Il y entre en effet, mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant ◀l’▶esprit, devant ◀le▶ sentiment, devant ce qui fait ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ vie.
Je songe au chef ◀de▶ guerre qui traverse aujourd’hui ces rues ◀les▶ plus émouvantes du monde : il ne ◀les▶ connaîtra jamais. Il ne verra que ◀d’▶aveugles façades. Il s’est privé à tout jamais ◀de▶ quelque chose ◀d’▶irremplaçable, ◀de▶ quelque chose qu’on peut tuer mais qu’on ne peut conquérir par ◀la▶ force, et qui vaut plus, insondablement plus que tout ce que peuvent rafler dans ◀le▶ monde entier ◀les▶ servants des Panzerdivisionen. Quelque chose ◀d’▶indéfinissable et que nous appelions Paris.
C’est ici ◀l’▶impuissance tragique ◀de▶ ce conquérant victorieux : tout ce qu’il veut saisir se change à son approche — Midas ◀de▶ ◀l’▶ère prolétarienne — en fer tordu, en pierraille lépreuse.
N’importe quel badaud ◀d’▶un soir ◀de▶ juin pouvait s’annexer pour toujours ◀le▶ bonheur ◀d’▶un couchant sur St-Germain-des-Prés, ◀le▶ grisant glissement ◀de▶ ◀la▶ foule ◀de▶ ◀l’▶Arc aux Chevaux ◀de▶ Marly, ◀les▶ siècles ◀de▶ grandeur, ◀de▶ misère, ◀de▶ sagesse, dont ◀le▶ visage ◀de▶ cette capitale plus douce et plus fière qu’aucune autre portait ◀les▶ traces pacifiées. N’importe quel badaud, mais pas un conquérant.
◀La▶ confrontation stupéfiante ◀de▶ cet homme et ◀de▶ cette Ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles. On ne conquiert pas avec des chars ◀les▶ dons ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀les▶ raisons ◀de▶ vivre dont on manque. Qu’ils fassent dix fois ◀le▶ tour du monde ! Ils ne rencontreront partout que ◀le▶ fracas du néant mécanique. Jusqu’au jour bien plus terrifiant que ◀le▶ jour ◀de▶ ◀la▶ pire vengeance où, s’arrêtant enfin, ils comprendront qu’aucun triomphe ne vaut pour eux ◀la▶ moindre des réalités humaines qu’ils ont tuées. « … car ils ne savent ce qu’ils font. »
21.
◀Le▶ Fléau ◀de▶ Dieu
S’ils ne savent pas ce qu’ils font, pitié pour eux, sans doute ? (Et pitié pour ◀le▶ diable et son angoisse…) Mais ◀le▶ pardon ne nous appartient pas. Et ◀le▶ national-socialisme nous enseignait ◀de▶ ◀le▶ mépriser.
Ce n’est pas ◀l’▶aspect ◀le▶ moins diabolique ◀de▶ ◀l’▶œuvre du Führer, que ◀le▶ caractère ◀de▶ châtiment sans pitié des faiblesses du monde moderne, qu’a revêtu ◀la▶ violence hitlérienne.
◀La▶ tactique et ◀la▶ stratégie ◀d’▶Hitler furent en somme très simples. Il est apparu dans ◀le▶ monde comme un maniaque qui entrerait dans une maison et qui essaierait ◀d’▶ébranler tous ◀les▶ meubles. Si ◀le▶ meuble résiste, on n’insiste pas. Si ◀le▶ meuble craque, on pousse à fond, jusqu’à ce qu’il s’écroule. Ainsi, partout où quelque chose était vermoulu dans notre monde, dans son économie ou dans sa morale, Hitler a poussé à fond, jusqu’à ce que tout s’écroule. Partout où une faiblesse s’est révélée, il ◀l’▶a châtiée sans scrupules ni pardon. Il a été ◀le▶ châtiment automatique, ◀l’▶Attila ◀de▶ notre civilisation, — son Fléau ◀de▶ Dieu. Mais cette absence ◀de▶ pitié, justement, nous rappelle l’un des noms du diable que nous citions plus haut : ◀l’▶Accusateur.
Nous ne savions plus distinguer ◀le▶ mal dans ◀la▶ paix et ◀la▶ prospérité. Nous avions mérité qu’Hitler nous ◀les▶ fît voir, et par ◀le▶ seul moyen proportionné à notre insensibilité morale et spirituelle : par ◀les▶ bombes.
22.
◀Le▶ Faussaire
Beaucoup de gens pensaient vers 1940 : « ◀Le▶ Führer doit être très méchant pour faire ainsi ◀la▶ guerre à tout le monde ». Mais ce n’était pas sa plus ou moins grande méchanceté qui était en cause. Ce n’est pas elle qui fut particulièrement diabolique, mais bien ◀les▶ justifications qu’il en donna, et ◀l’▶espèce ◀de▶ douceur médiumnique dont il ◀la▶ revêtit aux yeux de son peuple.
◀De▶ ◀l’▶aventure connue sous ◀le▶ nom ◀d’▶hitlérisme, dégageons maintenant des conclusions valables pour bien d’autres époques ◀de▶ ◀l’▶histoire.
Ce n’est pas ◀d’▶envahir un petit pays qui est diabolique cela s’est fait ◀de▶ tous ◀les▶ temps, c’était si ◀l’▶on peut dire, égoïsme normal, soif ◀de▶ richesses, vulgaire impérialisme ; ce qui est diabolique, c’est ◀d’▶appeler cela « consolider ◀la▶ paix » ou « fonder ◀le▶ nouvel ordre ». Ce n’est pas ◀d’▶annexer ◀la▶ Tchécoslovaquie qui est diabolique, mais c’est ◀de▶ ◀le▶ faire au lendemain ◀d’▶un discours où ◀l’▶on invoque « ◀le▶ droit des peuples à disposer ◀d’▶eux-mêmes ». Ce n’est pas ◀de▶ transformer ◀le▶ territoire du voisin en champ ◀de▶ carnage et ◀de▶ bombardement, mais c’est ◀d’▶appeler ce champ ◀de▶ mort « espace vital ». Ce n’est pas ◀de▶ violer ◀les▶ traités, mais c’est ◀de▶ vouloir s’innocenter en proclamant en tête ◀d’▶un nouveau Code : « ◀Le▶ Droit est ce qui sert ◀le▶ peuple allemand ». Ce n’est pas ◀d’▶attaquer ◀les▶ Églises, mais c’est ◀de▶ ◀le▶ faire en nationalisant ◀la▶ Providence, et en son nom. Ce qui est proprement diabolique, c’est moins ◀de▶ faire ◀le▶ mal que ◀de▶ ◀le▶ baptiser bien, quand on ◀le▶ fait. C’est ◀de▶ vider tous ◀les▶ mots ◀de▶ leur sens, ◀de▶ ◀les▶ retourner et ◀de▶ ◀les▶ lire à rebours, selon ◀la▶ coutume des messes noires. C’est ◀d’▶invertir et ◀de▶ ruiner par ◀l’▶intérieur ◀les▶ critères mêmes ◀de▶ ◀la▶ vérité. Et c’est enfin ◀d’▶aller loger ◀le▶ mensonge, ◀de▶ préférence, dans une parole ◀de▶ vérité !
23.
Après Hitler
Hitler s’est tu. ◀L’▶aventure a pris fin dans ◀la▶ catastrophe prévue. Et devant ◀le▶ cadavre gisant ◀de▶ ◀l’▶homme qui fit trembler tout ◀l’▶univers, voici que nous nous écrions avec une stupéfaction mêlée ◀de▶ honte : « Comme il était petit ! » Il n’était grand, comme Satan lui-même, que ◀de▶ ◀la▶ grandeur ◀de▶ nos misères secrètes.
En Hitler, ◀le▶ diable avait trouvé ◀l’▶alibi ◀le▶ plus populaire qu’il eût jamais imaginé. C’est une partie perdue, mais que lui importe ? Il sait qu’il a ◀le▶ temps pour lui, si Dieu garde ◀l’▶éternité.
Quel sera ◀le▶ nouveau plan stratégique du Malin ? Comment va-t-il tirer ◀de▶ sa défaite ◀les▶ avantages qu’il ne pouvait attendre ◀d’▶une victoire par délégation ? Voyez-◀le▶, qui se frotte ◀les▶ mains. ◀La▶ paix, pour lui, n’est pas ◀le▶ malheur que ◀l’▶on croit. C’est ◀le▶ temps où ◀l’▶esprit va reprendre ses droits, pensent ◀les▶ hommes. Mais quand je suis fort, dit saint Paul, c’est alors justement que je suis faible…
Si nous avons saisi ◀le▶ geste intime, ◀le▶ mouvement, ◀la▶ structure du mal, nous pouvons désormais prévoir ◀le▶ déroulement fatal du siècle — et ◀le▶ miracle continu ◀de▶ ◀la▶ charité sera seul cause ◀d’▶une création ◀de▶ liberté qui ◀le▶ démente.
Après Hitler, après ◀la▶ guerre et ◀la▶ victoire, ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ terre vont s’éveiller dans un lendemain ◀d’▶ivresse, une gueule ◀de▶ bois mondiale. — Que se passe-t-il ? J’ai trop bu cette nuit. Coups et blessures, une grande violence sévissait.
Je me réveille dans ◀l’▶écœurement, et ◀la▶ médiocrité quotidienne m’attend comme une chemise douteuse sur ◀le▶ dossier ◀de▶ ma chaise. Tout me dégoûte. Pour guérir cette nausée, il n’y aurait rien ◀de▶ tel qu’un reste ◀de▶ bouteille… Combien ◀de▶ peuples voudront boire encore ? Encore un petit coup ◀de▶ dictature, juste assez pour se remettre sur pied…
Viendront alors ◀les▶ grands Dieticians. Ils prescriront divers régimes : régime ◀d’▶autorité pour nations convalescentes relevant ◀d’▶une intoxication totalitaire ; régime ◀de▶ ◀la▶ bouteille ◀de▶ lait distribuée par ◀l’▶État pour peuples relevant ◀de▶ ◀la▶ famine ; régime clérical modéré pour démocraties non communistes ; un peu ◀d’▶American way of life pour ◀les▶ pays latins, un peu de diplomatie vaticane pour ◀les▶ pays germaniques et anglo-saxons ; un peu de soviétisme pour ◀les▶ autres. Dans ◀l’▶ensemble, un régime politique correspondant à ◀la▶ fatigue, à ◀la▶ sous-résistance, au scepticisme général, combinés avec une espèce ◀de▶ soulagement physiologique.
Mais dans ◀les▶ peuples régnera ◀l’▶Ennui.
Viendront alors ◀les▶ nouveaux prêtres. « Il faut une religion pour ◀le▶ peuple ». Entendons : pour qu’un peuple subsiste. Toute ◀la▶ sociologie moderne ◀le▶ prouve. À son défaut, Hitler ◀l’▶aurait fait voir par ◀le▶ moyen ◀de▶ cette religion synthétique (comme ◀le▶ caoutchouc) que fut ◀le▶ national-socialisme. Je ne parle pas ici du christianisme, mais ◀de▶ ◀la▶ religion en général comme phénomène humain, cause et produit ◀de▶ toute communauté vivante. Je parle ◀d’▶un instinct aussi fondamental et naturel que ◀la▶ sexualité. Il est incontestable que ◀le▶ rationalisme9 a déprimé depuis des siècles ◀le▶ sens religieux des Occidentaux. Car non content de combattre et ◀d’▶évacuer ◀les▶ coutumes religieuses périmées (c’était son droit et son devoir), il s’est méthodiquement refusé à laisser naître des coutumes nouvelles (en ceci protestant, mais sans ◀la▶ foi). Or ◀les▶ coutumes religieuses quelles qu’elles soient, sacrifices, fêtes, orgies ou jeûnes, disciplines morales ou mystiques, prières ou rites, sont ◀les▶ moyens qu’a trouvé ◀l’▶homme pour capter ses puissances obscures et ◀les▶ ordonner à des fins tantôt pratiques tantôt transcendantales. Canaux exutoires ou écluses, elles assurent ◀la▶ circulation entre ◀l’▶Inconscient collectif et ◀l’▶activité quotidienne. Condamnez-◀les▶ et vous créerez une sécheresse générale, nécessairement suivie ◀d’▶une rupture ◀de▶ digues et ◀de▶ ◀l’▶irruption catastrophique des forces sombres dans ◀la▶ cité. ◀La▶ raison peut nier ou négliger ces forces, elle ne peut pas ◀les▶ enchaîner. Si elle détruit tous ◀les▶ moyens connus ◀de▶ ◀les▶ apprivoiser, et prohibe ◀la▶ recherche hasardeuse ◀de▶ moyens nouveaux, elle fait lever des monstres autour de nous. Imaginons une similitude assez exacte : si nos animaux domestiques se révoltaient soudain, nous attaquaient, exigeaient que nous ◀les▶ adorions : leur révolte serait notre carence.
◀Le▶ rationalisme régnant a pu produire des avions en masse et par ce moyen-là venir à bout ◀d’▶Hitler ; mais il ne pourra prévenir ◀la▶ multiplication prochaine d’autres symptômes ◀de▶ ◀la▶ même névrose. Tout porte à croire que nous allons entrer dans une ère ◀de▶ religions aberrantes. Ou comme ◀le▶ dit une grande légende indienne, dans ◀l’▶ère ◀de▶ ◀l’▶Accroissement des Monstres. ◀Les▶ pires sottises et ◀les▶ thaumaturgies ◀les▶ plus grossières sont destinées à susciter dans ◀l’▶après-guerre ◀l’▶enthousiasme éperdu des foules. Et ◀les▶ calculs politiques ◀les▶ plus sains des réalistes et des experts seront vidés ◀d’▶un coup par ces lames ◀de▶ fond.
Certains intellectuels incrimineront alors ◀l’▶instinct religieux, cette « survivance ». Et nous lirons encore des jérémiades sur ◀le▶ déclin ◀de▶ ◀l’▶esprit critique et ◀l’▶abandon des grands principes. « C’est inconcevable ! » opineront-ils, ◀les▶ bras au ciel. Mais c’est très simple. Un homme qui meurt ◀de▶ faim mange n’importe quoi pour tromper sa faim, faute de mieux. ◀La▶ raison n’ose pas dire qu’il a tort ◀d’▶avoir faim. Dira-t-elle qu’il a tort ◀d’▶avoir soif ◀de▶ religion ? ◀De▶ tromper cet instinct rendu furieux par des siècles ◀de▶ privation ? Elle dénoncera vainement des délires collectifs dont elle sera la première responsable, aussi vrai que ◀le▶ régime ◀de▶ ◀la▶ prohibition fut responsable des méfaits ◀de▶ ◀l’▶alcool frelaté, en Amérique.
Viendront ◀les▶ remous ◀de▶ ◀la▶ dictature. Viendront ◀les▶ grands Dieticians. Viendront ◀les▶ Nouveaux Prêtres. Viendra ◀la▶ paix.
Et peut-être vient-elle pour des siècles. (Il y aura trop ◀d’▶avions du même côté). Mais comment ◀l’▶homme compensera-t-il ◀l’▶absence ◀de▶ guerre ? Voici ◀la▶ tragédie nouvelle : nous avons tout prévu contre un futur Hitler, rien contre son absence, pourtant certaine. Et c’est ◀la▶ chance du diable pour demain.
Hitler battu, nous n’aurons plus ◀d’▶Ennemi 10. Une dimension ◀de▶ ◀la▶ vie nous fera défaut. Imaginons ◀les▶ conséquences ◀de▶ cette déception planétaire.
◀Le▶ seul type ◀d’▶héroïsme que ◀l’▶Occident ait su concevoir (depuis qu’il n’allume plus ◀de▶ bûchers pour ◀les▶ chrétiens, et que ceux-ci tolèrent ◀les▶ hérétiques) c’est ◀la▶ mort sous ◀les▶ balles pour ◀la▶ Patrie ou ◀le▶ Parti. S’il n’y a plus ◀de▶ guerres, qui fera des héros ? Qui réveillera ◀le▶ sens du sacrifice ? Pour qui ? Pour quoi ? Jamais ◀l’▶humanité ne fut moins préparée pour ◀la▶ paix, car jamais elle ne fut plus dépourvue ◀de▶ respect pour ◀les▶ vertus que ◀l’▶esprit seul sait porter jusqu’au paroxysme. Et comment vivre s’il n’y a plus ◀de▶ paroxysmes ?
◀La▶ guerre était pour nous ◀la▶ grande permission, ◀le▶ grand ajournement ◀de▶ nos problèmes, ◀la▶ justification par ◀l’▶opinion publique ◀de▶ ◀l’▶irresponsabilité universelle. Nous ◀l’▶aimions sans ◀le▶ savoir, pour une raison précise : elle était ◀l’▶état d’exception proclamé sur ◀la▶ terre entière et dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀l’▶existence publique. Elle figurait pour nous ◀l’▶équivalent ◀de▶ ◀la▶ Fête chez ◀les▶ peuples anciens, elle en avait ◀les▶ attributs ◀les▶ plus aisément reconnaissables : renversement des lois morales (tu tueras, tu voleras, tu diras ◀de▶ faux témoignages, avec honneur) ; suspension du droit ; dépenses sans limites ; sacrifices humains ; déguisements ; cortèges ; déchaînement ◀de▶ passions collectives ; disqualification temporaire des conflits individuels. Je parle ◀d’▶un état d’exception comme on dirait état de siège ou état de grâce. Telle ◀la▶ Fête chez ◀les▶ primitifs, ◀la▶ guerre était ◀le▶ « grand Temps » ◀de▶ ◀l’▶humanité moderne, ◀la▶ seule excuse que notre esprit pût accepter pour suspendre ◀le▶ cours ◀d’▶une existence de plus en plus conforme aux prévisions des grandes compagnies ◀d’▶assurances.
Quelle fête immense faudra-t-il à ce siècle pour lui faire oublier son goût ◀de▶ ◀la▶ guerre ? Quels drames nouveaux pour remplacer, sur ◀la▶ scène vide, ◀l’▶Ennemi déchu ?
◀Les▶ maîtres ◀de▶ ◀la▶ politique mondiale ont sans doute un plan dans ◀la▶ tête : ils prescriront d’abord ◀les▶ régimes que j’ai dit, puis ils nous offriront progressivement des programmes rationnels ◀d’▶abondance, dans ◀l’▶idée générale ◀d’▶endormir ◀les▶ peuples, ◀les▶ classes ou ◀les▶ individus qui seraient tentés ◀de▶ causer quelque turbulence.
C’est calculer sans ◀l’▶homme, sans son humanité, sans son délire — sans ◀la▶ nécessité vitale et créatrice des grands délires qui rythment notre Histoire.
◀Le▶ diable, admettons-◀le▶, n’est pas si court ◀de▶ vue. Il n’oublie pas que ◀l’▶homme a toujours su produire ◀les▶ ingrédients indispensables à sa torture, à sa grandeur, à son orgueil ◀de▶ créature faite à ◀l’▶image ◀de▶ Dieu et qui veut s’emparer du Ciel.
◀Le▶ diable a tiré bon parti des égarements rationalistes ◀de▶ ◀l’▶Occident, maître du monde depuis des siècles. Il n’a rien perdu à cette crise ◀de▶ compensation délirante que fut la première guerre totale et planétaire. Il va se baigner avec délices dans ◀la▶ grande confusion religieuse qui marquera ◀la▶ paix du xxe siècle.
Un des dilemmes fameux ◀de▶ notre temps fut posé aux Allemands par Goering : c’était du beurre ou des canons. Ils choisirent ◀les▶ canons, plus excitants. ◀Les▶ maîtres ◀de▶ ◀la▶ paix paraissent bien décidés à nous offrir du beurre à satiété. Mais nous serons occupés à fabriquer des monstres. Non point parce que nous sommes méchants, mais parce que nous sommes créateurs. Quand ◀les▶ usines ◀de▶ canons et ◀d’▶avions auront fermé leurs portes ou feront des frigidaires, nous entrerons dans ◀l’▶ère ◀de▶ ◀la▶ Gnose moderne.
Cette réaction religieuse, déterminée par une dialectique irrésistible, menace ◀d’▶être aussi meurtrière, en fin de compte, que ◀la▶ névrose créée par ◀le▶ rationalisme. (Mais ◀l’▶homme tient à varier ses plaisirs, ou ◀les▶ prétextes du plaisir). Elle risque ◀de▶ nous priver des secours ◀de▶ ◀la▶ raison, comme celle-ci nous avait privé des secours ◀de▶ ◀la▶ religion. Après avoir eu mal à droite, nous aurons mal à gauche — c’est ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀l’▶Histoire — faute de concevoir un équilibre. ◀Le▶ diable prétendra nous faire choisir follement entre ◀les▶ deux moitiés ◀de▶ ◀la▶ réalité, entre ◀la▶ tête et ◀les▶ entrailles, entre conscience et inconscient. Alors que ◀la▶ sagesse voudrait une conscience avertie ◀de▶ notre nature, réglant ◀le▶ jeu, oui, mais en tenant compte ◀de▶ tous ◀les▶ éléments en jeu. ◀Le▶ diable nous dira : il faut choisir. Nous choisirons sans doute ◀la▶ folie, au sein du monde ◀le▶ plus rationnellement organisé.
Que deviendra, dans ◀l’▶ère gnostique, ◀le▶ christianisme ? J’imagine que Satan va nous offrir un choix considérable ◀d’▶Antéchrists. Tout, et n’importe quoi, sauf ◀l’▶Évangile et ◀la▶ sobriété ◀de▶ ◀la▶ ◀Croix▶. Et si ◀le▶ diable échoue dans certains peuples, dans certains groupes, dans certaines âmes, il nous dira : « Faisons au moins du christianisme une religion comme toutes ◀les▶ autres, un écran entre ◀l’▶homme et Dieu, une fantasmagorie psychologique où ◀l’▶homme n’adore que son propre reflet. » Ce sera ◀le▶ temps ◀de▶ regretter ◀les▶ dictatures qui tuent ◀les▶ corps mais qui ne peuvent rien faire de plus…
Ces remarques et prophéties ne changeront pas ◀le▶ cours des choses. Mais l’un des grands plaisirs ◀de▶ ◀l’▶homme est ◀de▶ prévoir. Il s’imagine, et je ne sais s’il a tort, que ◀la▶ lucidité peut garantir ◀l’▶intégrité ◀de▶ sa personne, et sinon son bonheur, du moins ◀le▶ sens pur ◀de▶ sa vocation.