7.
Vues sur Ramuz
Il faut dissimuler la profondeur. Où donc ? À la surface.
Hugo de Hofmannsthal.
Toute méthode féconde est basée sur une intuition des faits qu’elle veut appréhender. Dans cette mesure, il est exact de▶ dire qu’elle s’ordonne par avance à sa fin. On n’imagine pas ◀d’▶aborder l’œuvre et la personne ◀de▶ Ramuz ◀d’▶une façon systématique. Non que cette œuvre et cette personne ne comportent aucun système : mais il est si totalement exprimé qu’on ne peut plus le distinguer des formes qu’il propose à notre vue. Il s’est transformé en domaine. Il faut le lire comme un visage.
Qu’est-ce qu’un domaine, qu’est-ce qu’une propriété réelle, sinon l’extension dans l’espace ◀d’▶une loi personnelle, ◀de▶ la loi du propriétaire ? (Toute autre forme ◀de▶ propriété demeure à mes yeux justiciable ◀de▶ la critique ◀de▶ Proudhon.) Décrire le « pays » ◀de▶ Ramuz, c’est aussi décrire sa personne, à la manière du physiognomoniste plutôt qu’à celle du psychologue. Méthode qui peut apparaître opportune, si l’on songe qu’elle s’applique à l’auteur ◀de▶ cette phrase : « Authenticité, réalité, vérité, matière : autant ◀de▶ synonymes ou presque.70 »
I
Ramuz mythologue
« Qu’on n’aille pas chercher derrière les phénomènes : ils sont eux-mêmes enseignement », dit Goethe. Il n’y a rien à voir sous les apparences. Car rien n’existe, hors de ce qui se manifeste ; rien ne se manifeste hors ◀d’▶un mouvement ; et tout mouvement provient ◀de▶ la lumière qui crée les formes en même temps que notre œil. « La vérité est une pensée matérialisée, la vérité doit exister non seulement en nous, mais devant nous. Non seulement elle doit avoir un commencement et une fin, mais des contours, et non seulement des contours, mais un relief et un volume. Elle doit non seulement être vue, mais touchée et puis embrassée, puis finalement soulevée, ayant un poids à elle et une densité ». Le peuple dit, encore plus simplement : « Si c’était vrai, ça se verrait. 71 »
Telle est la loi nouvelle et la réalité ◀d’▶une ère dominée par ce fait historique : l’incarnation ◀de▶ la Parole.
Les clercs s’écrient : Esprit ! Esprit ! Mais je regarde leur visage. Si c’était vrai, ça se verrait…
Ainsi la clé ◀de▶ toute création est dans le visage ◀de▶ l’homme. Qu’un homme détienne un pouvoir créateur, c’est-à-dire un pouvoir ◀d’▶incarnation, vous le lirez toujours sur les traits ◀de▶ sa face. (Encore faut-il avoir des yeux pour voir. Encore faut-il en croire ses yeux…) Il n’est ◀d’▶esprit que dans l’action qui saisit une forme pour la transformer. L’esprit n’a pas son siège dans la cervelle. Ni dans le ciel. L’esprit n’a pas ◀de▶ siège : il est passage, prise et saisissement.
L’esprit se manifeste dans la main qui réalise une vision.
Ouvrez un livre ◀de▶ Ramuz : les choses « viennent », le monde « vient » à nous, le ciel, le lac et les montagnes « viennent » ; et on les voit venir ainsi à la rencontre ◀d’▶un regard qui les invente (invenire), les dénombre, et les connaît dans leur sens primitif, dans le sens ◀de▶ la création qui tout entière advient à l’homme. Ainsi l’Adam ◀d’▶avant le Temps vit venir à lui toutes les bêtes : elles s’approchaient pour recevoir leur nom (c’était leur nombre) et leur emploi. Il faut toujours remonter à ce mythe si l’on veut saisir la genèse et l’ambition secrète ◀de▶ cet art.
Un personnage ◀de▶ Ramuz, c’est d’abord une apparition, — une image venant à nous. « …On les voit sortir des bois dans le rose du lever du jour et ils sont roses dans le ciel rose, avec des gouttes ◀de▶ rosée qui leur pendent à chaque poil et des souliers qui brillent. » Il y en a dans presque tous les livres ◀de▶ Ramuz, ◀de▶ ces taupiers qui portent des bonnets ◀de▶ poil ◀de▶ lapin. On pourrait s’amuser à recomposer le pays autour ◀d’▶eux. Et l’on verrait alors que ces bonshommes ne sont point décrits « ◀de▶ l’extérieur » — comme le voudrait certaine formule naturaliste — mais qu’ils sont décrits dans leur forme, ce qui n’est pas du tout la même chose. La forme humaine, si l’homme est authentique, est microcosme ◀d’▶un pays, ◀d’▶un paysage et ◀d’▶un ensemble ◀de▶ coutumes. Les rythmes du temps s’y inscrivent aussi bien que l’allure des pentes. « ◀D’▶où cette démarche qu’ils ont ; ◀d’▶où encore la nécessité quelquefois ◀de▶ refaire son pas, parce que la pente vous porte en arrière, parce qu’on l’a mal calculé et il faut d’abord qu’on le corrige. » Et Ramuz ajoute : « C’est comme moi ». C’est comme lui quand il écrit. Car sa vision est harmonie avec ces formes, et son langage avec les rythmes qu’elles traduisent.
Une forme, une image vivante : est-ce extérieur ou intérieur ? L’artiste répondra : ni l’un ni l’autre. Car il se tient, avec son imagination, dans cette région qui n’est ni du dedans ni du dehors, qui est contact, et littéralement drame entre la vision et l’objet, entre la position ◀de▶ l’homme et la proposition du monde. C’est la région ◀de▶ la rencontre et ◀de▶ la forme. Et non point ◀de▶ la forme toute faite, cadre imposé aux jeux ◀d’▶une invention prévue, mais ◀de▶ la forme en devenir, expressive du dedans et du dehors au lieu mouvant ◀de▶ leur confrontation. Ici le spirituel devient tangible, le matériel lisible et significatif. Nous sommes au foyer permanent ◀de▶ l’incarnation des images — ou ◀de▶ la création imaginée. Il faut rendre à ce mot son sens fort : imaginer, c’est imiter non la nature naturée, mais la nature naturante. (Nous pourrons dire aussi, un peu plus tard, que l’imagination figure le sens du concret chez un homme.)
« Car le phénomène ◀de▶ l’art est un phénomène ◀d’▶incarnation (ce que l’école ne comprend pas) ». Toute l’esthétique ◀de▶ Ramuz me paraît centrée sur cette phrase.
Son vocabulaire tout d’abord. Cette abondance ◀de▶ noms ◀de▶ choses ! Comment ne point penser au livre ◀de▶ Job — dont Ramuz nous a traduit quelques passages — où toute une théologie s’exprime entièrement par des choses, s’agît-il même du profond mystère ◀de▶ la liberté des humains en présence de « l’arbitraire » du Tout-Puissant. Entre deux mots possibles, choisir le moins savant, le moins « lyrique » et le plus matériel, parler ◀d’▶un ciel au bleu ◀de▶ lessive plutôt que ◀de▶ l’azur du firmament, c’est, à vrai dire, le parti pris ◀de▶ tout véritable poète, mais c’est aussi ce qu’une certaine critique ne veut point pardonner à Ramuz. Un écrivain français, ◀de▶ tradition classique, comme ils le sont tous plus ou moins, s’excuse ◀de▶ l’emploi qu’il fait, par occasion, ◀d’▶un terme roturier, non littéraire. Ramuz c’est le contraire : « Autarchie, — comme ils disent »… « Il y a là un problème, — comme on dit »… Il ne manque jamais ◀de▶ s’excuser des mots abstraits, des termes nobles auxquels il faut bien recourir lorsqu’on veut réfuter les duperies qu’ils recouvrent.
Les mots abstraits sont nécessaires à une certaine circulation ◀d’▶idées qui représentent les choses et le concret, comme les billets représentent l’or ◀de▶ la réserve. Le mot n’est rien qu’un droit ◀de▶ l’esprit aux choses. Mais s’il n’y a plus ◀de▶ choses, c’est une tromperie. C’est pourquoi nos journaux contiennent tant de mensonges, surtout lorsqu’ils essaient ◀de▶ dire la vérité.
Contre cette inflation nominaliste, un seul recours : celui ◀de▶ l’étymologie. Car le sens étymologique est toujours lié à une chose (ou à une action sur les choses). Utiliser les mots dans leur sens étymologique, c’est revenir au phénomène ◀de▶ l’incarnation, c’est retrouver la langue à son état naissant, dont la chimie nous dit qu’il est l’état ◀de▶ virulence extrême. Les journalistes et l’école ont décontenancé le langage, et par là même ils nous démoralisent plus sûrement que ne font les scandales qu’ils dénoncent.
Il me semble parfois que la meilleure éducation du genre humain consisterait en une éducation ◀de▶ son langage. Un tribunal muni ◀de▶ pleins pouvoirs, institué pour juger des cas ◀de▶ langage délictueux, inactuel, erroné, inutilement abstrait, ferait un bien meilleur travail — il faudrait qu’il donnât ◀de▶ fortes peines ! — qu’une cour ◀d’▶assise occupée à juger des meurtres dont le vol est le mobile. Je dis qu’il ferait un bien meilleur travail éducatif. Car il porterait l’attention des hommes sur le concret ◀de▶ l’existence, les détournant ◀de▶ ce fameux « pratique » dont ils s’occupent si mal, et de plus en plus mal à mesure que le « pratique » s’éloigne davantage du concret pour se confondre avec l’artificiel créé par la publicité. (On pousse les gens au crime en les hypnotisant sur la possession ◀de▶ l’argent et les bienfaits qui en découlent.) Si j’étais dictateur, je nommerais Ramuz président ◀de▶ ce tribunal. Et nous aurions enfin un langage châtié, comme on disait dans les salons, au temps où le seul tribunal vraiment redouté était celui du goût. (On le dit encore ◀de▶ nos jours, mais le goût n’est plus que poncif.)
La même volonté ◀d’▶incarnation se manifeste dans l’allure ◀de▶ la phrase chez Ramuz. On a pu croire qu’il n’avait pas le sens du rythme : c’est qu’il veut le rythme formé sur la nature particulière des choses qu’il évoque, non point sur les modèles généraux que l’école nous a mis dans la tête. Presque toutes les singularités ◀de▶ son style s’expliquent par cette seule intention ◀de▶ concentrer notre vision sur l’objet brut et sur le sentiment élémentaire. Ainsi ses changements ◀de▶ temps à l’intérieur ◀d’▶une même phrase. Je ne crois pas qu’il soit possible ◀de▶ les ramener à une loi, ni même à un usage régulier ; ou plutôt, ils n’ont pas ◀d’▶autre loi que cette volonté ◀de▶ plier l’attention aux phases ◀d’▶un geste, ◀d’▶une action ou ◀d’▶une pensée.
Il reste la fameuse psychologie des personnages. Que peut-elle signifier pour le physionomiste, et par quoi va-t-elle s’exprimer dans une vision qui ne connaît rien hors de la forme ?
La psychologie ◀d’▶école, qui domina et qui domine encore tous les romans à la Bourget, consiste à rattacher par convention, presque par accident, une série ◀d’▶attitudes et ◀de▶ causes « morales » à une série à peu près parallèle ◀d’▶attitudes et ◀de▶ faits visibles ; l’accent étant porté sur la causalité, et les faits se réduisant peu à peu au rôle ◀de▶ simples vérifications. À mesure que cette psychologie s’assure davantage ◀de▶ ses lois, elle tend à les substituer à l’imagination concrète du réel. Les faits se raréfient : anecdotes ou exemples à l’appui ◀d’▶une approximative reconstruction des âmes. Il est entendu désormais qu’un auteur qui n’utilise que des faits se range dans la catégorie du roman policier : il n’a pas ◀de▶ psychologie. Et la critique parle beaucoup de subjectivité et ◀d’▶objectivité…
Dans le monde ◀de▶ Ramuz, ces deux mots n’ont plus aucun sens. Une forme donnée n’a pas à signifier autre chose que ce qu’elle montre. Elle ne peut être interprétée que par ses relations organiques à d’autres formes. Et c’est encore l’office ◀de▶ l’imagination, c’est-à-dire ◀de▶ l’activité qui préside à la formation du réel. Ici plus ◀de▶ concepts, plus ◀d’▶idées générales. Tout est images et complexes ◀d’▶images. Tout est mythe.
Ainsi la mythologie, chez Ramuz, déloge l’analyse abstraite des psychologues. Et l’on découvre à chacune ◀de▶ ses œuvres une signification mythologique. C’est en général l’irruption ◀d’▶une forme ◀d’▶imagination nouvelle dans un village ou une contrée, plus rarement chez un individu, qui constitue le vrai sujet ◀de▶ ses romans. Passage du Poète, ou passage du diable (dans le Règne ◀de▶ l’esprit malin), entrée du cinéma (L’Amour du Monde), approche ◀de▶ la fin du monde (Présence ◀de▶ la mort, Les Signes parmi nous), mythe ◀de▶ l’or (Farinet), mythe du génie racial (Séparation des races, Chant ◀de▶ notre Rhône), mythe ◀de▶ la rédemption par la souffrance ◀d’▶une femme (La Guérison des Maladies).
Et le roman n’a pas ◀d’▶autre mouvement que le mouvement même des images propagées par l’apparition du mythe au sein d’une société donnée, bien définie. Il ne saurait être question ◀d’▶une société bourgeoise et citadine : celle-ci reste, en principe, justiciable ◀d’▶une analyse qui suppose le divorce entre idées et actions, croyances et intérêts, instincts et conduite sociale. ◀D’▶où naît une littérature ◀d’▶intrigues pour laquelle il est clair que Ramuz n’est par doué. Mais la forme même que revêt chez Ramuz la faculté ◀d’▶imaginer et ◀de▶ penser dans l’ordre ◀de▶ l’incarnation, devait le conduire à créer un milieu où tout être se traduisît immédiatement par un paraître ; en sorte qu’on pût faire l’économie des motivations complexes, contradictoires, inavouables, que détectent les psychologues, et dans lesquelles vit le bourgeois72. Ce milieu, c’est le peuple ramuzien, peuple créé d’abord à l’image du Ramuz créateur, avec des éléments tirés du caractère vaudois.
On a loué cet « artiste raffiné » ◀d’▶avoir su « se ravaler au niveau des simples ». Mais non, Ramuz ne descend pas au peuple, on devrait dire plutôt qu’il y remonte. Son art vient de plus bas, des origines créatrices ◀de▶ sa race. Il a cette lenteur qu’impose la nature physique du pays. Il participe ◀de▶ cette lourdeur originelle ◀d’▶un peuple en communion et en conflit vital avec les éléments. Ce n’est point là un art « d’après le peuple », mais on dirait plus justement : ◀d’▶avant. Un art qui vient du fond mythologique ◀de▶ la race. (Si Ramuz par exemple nous parle ◀d’▶une Antiquité, il faut entendre qu’il s’agit ◀de▶ celle du pays ◀de▶ Vaud : non pas la grecque, qui est scolaire — pour eux — mais la biblique, qui est vivante.) Ainsi tous parlent un même langage, qu’ils l’inscrivent sur le papier ou dans la terre qu’ils travaillent. Tous participent ◀de▶ l’incarnation du mythe.
Voyez les Signes parmi nous. Dans la simplicité ◀de▶ son sujet, ce récit réalise ◀d’▶une manière exemplaire l’accord des éléments dont se nourrit l’art ◀de▶ Ramuz. Voici Caille, le colporteur ◀de▶ bibles, qui s’avance dès le matin à travers le pays, et offre à tous la Parole « ayant l’aspect ◀d’▶une brochure à couverture bleue ». Et les événements actuels — cela se passe un jour ◀d’▶été ◀de▶ 1918 — sont expliqués à la lumière des Écritures. La Fin des temps est proche, il faut en témoigner. Caille pénètre dans les cours ◀de▶ ferme, dans les cafés. À tous il tend la Parole « morte aux pages » ; mais voici que de toutes parts les signes paraissent sur la terre, les maladies, la famine, la révolte, la guerre et la mortalité. Caille s’avance dans la journée, et l’angoisse grandit autour de lui. ◀De▶ partout l’orage s’amasse. Vers le soir il éclate tragiquement. Est-ce la Fin ? Grande heure ◀de▶ terreur et ◀de▶ prière… Puis, « la page du ciel a été tournée », ils se relèvent. « Il paraît bien qu’on n’est pas morts ! » Le monde renaît dans une soirée pure et le baiser ◀d’▶un couple heureux.
Rarement la forme authentique ◀de▶ Ramuz atteignit une autorité comparable à celle qui éclate dans cet ouvrage entièrement créé, entièrement « autorisé ». Un art qui rend les choses à l’état naissant, rugueux, décapé ◀de▶ toute rhétorique scolaire et ◀de▶ toute explication intellectuelle, atteignant une unité ◀de▶ style tellement têtue qu’elle évoque peu à peu on ne sait quelle puissance naturelle, dans sa fascinante monotonie73. Un art dont la mesure ne doit pas être cherchée dans le pittoresque, ni dans l’ingéniosité, ni dans l’harmonie des sons, mais bien dans la pesée. Tous les procédés ramuziens : juxtapositions brusques, interférences du récit, surimpressions, changements ◀de▶ temps, sont ici largement mis en œuvre ; mais avec une probité particulière. La surimpression par exemple n’est jamais pour Ramuz ce qu’elle fut pour d’autres : un moyen ◀de▶ créer du mystère en brouillant les plans du réel ; elle est au contraire un moyen ◀de▶ rendre plus totale la vision. Tout indique, chez Ramuz, la volonté ◀de▶ ne pas faire prendre une chose pour une autre, ni certain aspect convenu ◀de▶ la chose pour toute la chose. C’est pourquoi il s’attarde à décrire le concret ◀d’▶une façon concrète ; ainsi le maniement ◀d’▶un outil. ◀D’▶où le reproche ◀de▶ puérilité que lui adressent ceux qui par exemple n’hésitent pas à prendre au sérieux l’intrigue ◀d’▶un roman bourgeois. On s’est trop arrêté à l’insolite du style chez Ramuz. Ce qu’il a ◀d’▶insolite, ce n’est point tant sa forme que les vertus qu’elle suppose : la sobriété, la solidité, le refus ◀de▶ l’ironie, la bonhommie sérieuse, l’absence ◀de▶ toute complaisance à soi, le « dévouement à l’objet ». Je vois bien les défauts ◀de▶ cette forme, et le poncif qu’elle peut instituer ; ces détails parfois trop volontairement détaillés. Mais l’important, c’est qu’une page ◀de▶ Ramuz, — même pas très réussie, et il y en a, il faut le dire, qui ont un air raté, un air ◀de▶ pastiche ◀de▶ Ramuz74 — c’est qu’une seule page ◀de▶ ce livre lue avec la lenteur qu’elle impose, nous replace dans une vision grande et efficace des gestes les plus simples ◀de▶ la ◀vie▶.
Mais il faut dire aussi « l’actualité » singulière ◀d’▶un tel livre.
Il est des sujets éternels, ou mieux, perpétuels — sujets ◀d’▶étonnement perpétuel — et la Fin du Monde est l’un ◀d’▶eux. Un vrai mythe, c’est-à-dire un événement perpétuellement possible, qui reçoit la ◀vie▶ comme un moule reçoit la matière en fusion ; qui la réalise soudain — la fait chose — en lui imposant une forme ; qui l’actualise, — la fait acte — en l’arrêtant dans cette forme et en lui donnant une date. Les périodes qui marquent dans l’Histoire sont celles où la forme ◀d’▶un mythe affleure, s’incarne et devient visible75. Ce sont les périodes ◀de▶ crise. Or toute crise est un jugement, c’est-à-dire un arrêt dans une forme. Cela se voit par l’étymologie. Aussi par le passage à la limite : car la plus grande crise imaginable, c’est l’arrêt absolu : le Jugement dernier. Le sens ◀de▶ notre crise du xxe siècle apparaît ainsi manifeste : un jugement sur tous les plans, financier, commercial, éthique et spirituel. Que les échanges se ralentissent ou cessent : aussitôt perce l’interrogation que la réussite couvrait. Où va notre or, en réalité ? (dans quelle direction principale ?) Où tend notre action centuplée par les machines ? Où tendent nos métaphysiques et nos philosophies mal embrayées ?… Nous voici ramenés aux questions simples, et réputées grossières. Nous verrons tout à l’heure dans quel esprit Ramuz les pose, et que précisément, c’est l’esprit ◀de▶ ces Signes.
L’affleurement mystérieux ◀de▶ la forme mythique, le poète en tout temps a le pouvoir ◀de▶ la susciter dans son œuvre, à la similitude du croyant dans sa prière. Et c’est pourquoi le poète, Ramuz, l’homme qui vit concrètement les grands mythes et qui les réalise dans sa vision — cet homme sera toujours en puissance ◀d’▶aujourd’hui, enraciné profondément dans une permanente actualité.
II
Ramuz idéologue
Il est remarquable que ceux dont la fonction serait ◀d’▶exprimer notre civilisation, en un temps où elle se trouve brutalement mise en question, posent eux-mêmes si peu de questions, ou ◀de▶ si minimes. Un court essai ◀de▶ Ramuz (sur le Travail), débute ainsi : « Pourquoi est-ce qu’on travaille ? Parce qu’on y est forcé. Pourquoi y est-on forcé ? » Je vois que cet article en vient à formuler le dilemme entre sociologie et métaphysique, qui se trouve être le dilemme urgent ◀de▶ l’heure. Et je m’inquiète ; non pas ◀de▶ ces questions, ni ◀de▶ la prise ◀de▶ parti qu’elles déterminent chez Ramuz, mais bien au contraire de ceci : qu’il me semble entendre pour la première fois la voix ◀d’▶un ◀de▶ nos aînés, interrogeant notre destin, lui poser en face des questions ◀d’▶une accablante simplicité. Me tromperais-je ? Ai-je mal su lire tant de brillants essais sur le monde actuel et futur ? Est-ce le fait ◀d’▶une disposition trop romantique que ◀d’▶avoir cru distinguer dans ces œuvres je ne sais quelle complaisance qui les faisait éviter ◀d’▶instinct tout point de vue pratiquement bouleversant ? D’autre part, n’est-ce point le fait ◀d’▶un certain manque ◀de▶ tact intellectuel que ◀de▶ poser des questions si rudimentaires, si peu élaborées, des questions que n’importe qui pourrait poser et qui ne peuvent tirer ◀de▶ nous rien ◀d’▶exquis ni ◀d’▶original, mais qui bien au contraire nous plongent dans l’humiliation, dans l’effroi ou dans la violence ? Le temps vient cependant où la métaphysique se posera ou sera niée en termes concrets, en termes de nourriture par exemple, non plus en termes curieux ou convenables.
Nous recherchons désormais ceux qui savent dévisager notre condition la plus nue. « Alors on voit paraître le grand, c’est-à-dire on voit paraître l’homme dans sa grandeur, c’est-à-dire dans l’élémentaire : un être qui est nu, qui a froid, qui a faim, qui a été jeté au sein d’une nature hostile, de sorte qu’il lui faut sans cesse s’efforcer, ne connaissant que peu de repos ◀de▶ son adolescence à sa mort. »
Je cherche : je ne trouve aucun écrivain ◀de▶ ce temps plus naturellement libéré ◀de▶ l’idéologie bourgeoise que Ramuz. Sa conception tragique du sort ◀de▶ l’homme suffirait à l’attester. Mais plus sûrement encore son acceptation profonde ◀d’▶aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est le titre du journal grâce auquel, chaque semaine ou presque, au cours de trois années qui marquent dans son œuvre l’élargissement ◀de▶ la maturité, Ramuz engagea le dialogue avec son public et l’époque. Quel que soit l’agacement que l’on puisse éprouver devant certaines pages où la simplicité touche à l’affectation, il faut admirer dans ces textes une volonté ◀de▶ sagesse à peu près unique aujourd’hui. On y trouve un Ramuz nullement irrité (comme un Bloy), nullement moralisant (comme les marxistes), ni victime ni bourreau ◀d’▶une bourgeoisie à laquelle il échappe entièrement et ◀de▶ toutes les façons, n’étant pas même révolutionnaire, au sens politique ◀de▶ ce terme, parce qu’il est vraiment radical76. Et ce n’est pas qu’il ait jamais craint ◀de▶ tirer sur ces racines, mais il a vu qu’elles tenaient bon, qu’elles tenaient trop ◀de▶ terre embrassée, et par elle un pays et son peuple. Car « c’est ici le pays ◀de▶ la solidité, parce que c’est le pays des ressemblances. Regarde, tout y tient ensemble fortement, comme dans le tableau ◀d’▶un grand peintre. »
Il a fallu beaucoup de temps pour que Ramuz consentît à penser dans le domaine du général. Il lui a fallu le temps ◀de▶ se faire un langage, ◀d’▶en éprouver les origines, et ◀d’▶en autoriser l’emploi concret dans un ordre élargi. Cette élaboration n’est pas ◀de▶ celles dont un écrivain ◀d’▶aujourd’hui puisse faire l’économie77. L’a-t-il menée à chef, on est frappé ◀de▶ voir que toute une idéologie s’y trouve incluse et déjà définie. Si bien qu’à l’entendre parler sur un problème que pourtant il aborde pour la première fois en public, on éprouve le sentiment ◀de▶ savoir par avance tout ce qu’il doit en dire. Je n’ai pu me défendre ◀de▶ cette impression à la lecture ◀de▶ Taille ◀de▶ l’homme, petit ouvrage consacré à définir l’opposition cosmique du christianisme et du marxisme.
Le sens profond ◀de▶ la communauté qui anime l’œuvre ◀de▶ Ramuz put induire certains à le qualifier ◀d’▶« unanimiste ». Mais comment Ramuz croirait-il à cette âme sans visage, statistique, à ce mythe purement cérébral ? « Je ne distingue l’être qu’aux racines ◀de▶ l’élémentaire », écrivait-il dans Six Cahiers. Parlons plutôt du communisme ◀de▶ son œuvre, à condition qu’on entende le mot dans le sens littéral, originel et matériel, qui s’oppose diamétralement à l’acceptation marxiste. Le communisme ramuzien, c’est celui qu’établissent la mort, la panique naturelle, la joie, — la joie, ce point vraiment commun, parce qu’il « est au-delà ◀de▶ la ◀vie▶ ». C’est le communisme qui règne au Jugement dernier et qui régnait aux Origines, car la Fin et le Commencement « sont en ressemblance et voisinage ». Ce regard rajeuni, ces gestes rudimentaires, cette odeur ◀de▶ bois fraîchement coupé que dégageaient les premières œuvres des écrivains ◀de▶ l’URSS, je ne les retrouve que chez Ramuz. Mais purifiés ◀de▶ toute brutalité, ◀de▶ ces traits forcenés, ◀de▶ ces ricanements ◀d’▶intellectuels mal guéris. Certes Ramuz a toujours beaucoup attendu du peuple russe, ◀de▶ « cette immense et secrète réserve ◀d’▶innocence », ◀d’▶où peut-être un jour sortira le peuple-poète, « le peuple tous en un ». Mais son œuvre est bien au-delà ◀de▶ l’ère machiniste où la Russie s’engage. Un trait profond ◀de▶ son art m’en convainc : le sens ◀de▶ la vénération, qui est aussi le sens ◀de▶ la lenteur des choses.
Personne, en Occident, n’a salué la Révolution russe avec un enthousiasme plus gravement motivé que Ramuz ; et cela dès 1917, dans certaines pages du Grand Printemps. Personne plus que lui ne serait digne ◀de▶ revendiquer la qualité ◀de▶ « communiste » si les mots conservaient un sens. Et cela donne à la condamnation du collectivisme qu’il prononça dans Taille ◀de▶ l’homme une signification et une portée humaine dont les bourgeois eussent dû concevoir plus ◀de▶ crainte que ◀de▶ satisfaction.
Ramuz fait au système soviétique certains reproches que d’autres, avant lui, avaient bien souvent formulés, avec plus ◀de▶ mordant peut-être, et plus ◀de▶ précision technique. Mais ce qu’il décrit avec une véritable puissance, c’est l’aboutissement du marxisme : l’isolement cosmique ◀de▶ l’homme. Quoi qu’il en dise, d’ailleurs, il dit plus que ses arguments. On peut aller jusqu’à soutenir que s’il défendait les Soviets, il n’en resterait pas moins, par le fait ◀de▶ son être même, une protestation contre l’orthodoxie matérialiste. Quand on possède comme lui le sens ◀de▶ la solitude et le sens ◀de▶ la communauté, — indissolubles — on est une objection vivante à tout individualisme, à tout collectivisme, à tout « isme ». Quand on est à ce point possédé par la ◀vie▶ particulière des choses et des êtres, on n’a pas besoin ◀d’▶arguments pour faire sentir l’absurdité des « lois », qui pour certains intellectuels, figurent la réalité. Une œuvre comme Adam et Ève nous le fait voir tout aussi bien que Taille ◀de▶ l’homme : Ramuz est présent à ce monde, — eux, ils essaient ◀de▶ le recomposer au sein de son absence insurmontable.
À ceux qui croient aux fatalités ◀de▶ l’Histoire, il faut dire simplement qu’elles sont vraies pour eux-mêmes et pour tous ceux ◀de▶ leur croyance. On ne calcule pas avec la ◀vie▶, mais avec des quantités mortes. Ceux qui se vantent ◀d’▶être calculables ont très probablement raison : c’est une constatation ◀de▶ décès spirituel, à peine anticipée peut-être. Mais ils se trompent tout à fait quand ils se croient « matérialistes ». Ils méprisent la matière comme seuls les spiritualistes bourgeois savaient la mépriser. (Dix ans ◀de▶ discussions, chez les philosophes ◀de▶ Moscou, ont abouti en 1932 à des définitions tellement abstruses ◀de▶ cette fameuse « matière » sur laquelle tout se fonde, que Staline s’est vu contraint, pour en finir, ◀de▶ fixer la saine doctrine par un ukase condamnant à la fois les mécanistes et les dialecticiens. C’est à peu près, l’ukase en moins, ce qui s’est passé chez les bourgeois au sujet du mot « esprit ».) Le vrai matérialiste, ici encore, c’est Ramuz. Parce qu’il aime les choses et se méfie des mécaniques interposées entre l’homme et les choses. Aussi bien n’éprouve-t-il pas le besoin ◀de▶ s’affirmer matérialiste.
III
Sur un croquis ◀de▶ Stravinsky
L’auteur aux prises avec les choses dans son œuvre, l’auteur aux prises avec certaine idée ◀de▶ l’homme dans sa tête, nous dirons que ce sont les deux moitiés ◀d’▶une figure. Mais cette figure est un autoportrait. Comment les autres la voient-ils ? C’est aux critiques qu’il faut s’adresser pour obtenir le troisième document, le point qui détermine l’orientation réelle du système. On a beaucoup écrit sur l’œuvre ◀de▶ Ramuz. Mais presque rien sur sa personne, au sens où je l’entends ici. La seule critique où se révèle un génie qui ressemble au sien, je la trouve dans un dessin ◀de▶ Stravinsky. Cette interprétation à la volée ◀d’▶une figure, est à mes yeux plus significative dans sa déformation délibérée, que les gloses les plus consciencieuses sur la syntaxe et sur la construction des romans ◀de▶ Ramuz.
Tout portrait représente un dialogue entre le peintre et son modèle. Mais comment distinguer la part ◀de▶ chacun des interlocuteurs ?
La signature ◀de▶ Stravinsky n’apparaît pas seulement dans la marge ◀de▶ ce croquis. Elle est encore dans le beau trait qui ondule ◀de▶ l’œil droit au menton ◀de▶ Ramuz. C’est une ligne mélodique dont on retrouverait l’allure dans plusieurs « traits » ◀de▶ Petrouchka. La moustache est noircie par une plume habituée à tracer comme au pinceau ◀d’▶épaisses barres entre les portées, telles qu’on en voit sur le manuscrit des Noces. Quant au nez ◀d’▶aigle, ce n’est guère celui que les photos du modèle nous montrent. Le nez est ◀d’▶ordinaire l’élément le plus impersonnel dans un visage, le plus racial ou animal. Celui ◀de▶ ce croquis n’est que l’indication ◀d’▶un instinct prédateur peut-être russe, nullement vaudois.
Ceci marqué, nous restons en présence d’une espèce ◀de▶ symbole ◀de▶ Ramuz. Je dirai presque ◀d’▶un rébus, c’est-à-dire ◀d’▶un visage qu’il s’agit ◀de▶ déchiffrer dans un environnement ◀d’▶objets qui le délimitent.
Le visage est vision et expression : œil et bouche ; il est aussi élaboration et exécution : front et menton. Si vous voulez découvrir la personne, examinez le rapport qui unit le front au menton, la bouche aux yeux : la personne n’a pas ◀d’▶autre siège, elle est ce complexe ◀de▶ tensions, cette équation fondamentale ◀de▶ l’être.
La première impression qu’on reçoit ◀de▶ ce portrait serait trop faiblement traduite par le mot ◀de▶ méfiance : il faudrait parler ◀de▶ dissimulation. « Méfiance » a d’ailleurs peu de sens en physiognomonie : c’est un terme purement moral. La dissimulation dans un visage est, au contraire, un fait physiologique. Stravinsky l’a souligné en exagérant l’importance ◀de▶ la moustache et le renflement ◀de▶ la paupière supérieure. Le regard ◀de▶ Ramuz est direct, mais volontairement limité, rabattu. Ce n’est pas là l’œil ◀d’▶un idéaliste ; mais ◀d’▶un homme qui choisit parmi les choses qui se tiennent à hauteur ◀d’▶homme, et qui résistent à la pénétration ◀d’▶un regard ferme et appuyé : œil ◀de▶ styliste volontaire, qui s’attache à l’architecture des solides, aux tons fondamentaux, aux formes nettement cernées.
Comment va s’exprimer cette vision ? La lèvre inférieure ◀de▶ cette large bouche que la moustache ne réussit pas à nous cacher, trahit une sensualité qui s’opposera chez Ramuz à tout excès ◀d’▶élaboration des images. Cet homme ne poussera jamais la volonté ◀de▶ style jusqu’au système et à l’abstrait — jusqu’au cubisme.
Pour le physionomiste, le seul principe fécond, c’est ◀d’▶admettre que tout se voit sur un visage. Il n’existe, pour lui, aucun refoulement. Ou plutôt tout refoulement se manifeste par un signe apparent qu’il s’agira ◀de▶ distinguer. C’est ainsi que la formidable moustache dont s’orne ce visage révèle exactement autant ◀de▶ choses qu’elle en cache. Et peut-être d’abord une certaine bonté, qui préfère se montrer rébarbative. (Elle est aussi, je crois, cette bonté naturelle, dans le renflement ◀de▶ la joue au niveau de la bouche.) Quel est, en somme, le rôle ◀de▶ l’expression, sinon ◀de▶ montrer surtout ce qui se cache, et ◀de▶ le montrer justement enrobé dans l’image et le signe physique ? Moustache ◀de▶ paysan, grosse ruse ◀de▶ paysan… Façons ◀de▶ parler tout à la fois carrées et très prudemment mesurées. Ainsi la dissimulation ◀de▶ ce visage est style.
Maintenant, les objets. Tout ce que le résumé critique ◀de▶ la figure n’a pas su dire, nous le retrouvons indiqué dans le chapeau, le verre, la lampe. Nous retrouvons le petit café vaudois autour duquel tourne la ◀vie▶ du pays recréé par Ramuz. Le « chant ◀de▶ notre Rhône », le vin blanc du Valais, des côtes ◀de▶ Laveaux et ◀de▶ la vallée méridionale, une certaine mystique raciale : c’est tout cela que symbolise le verre à pied saisi dans le mouvement du croquis. Et dans la lampe, il y a la mystique ◀de▶ l’objet utile : l’ustensile, si caractéristique ◀d’▶un certain réalisme populaire, dont Ramuz est peut-être le seul à avoir su montrer la nécessaire dignité. Le sens ◀de▶ l’objet, chez Ramuz, est lié à son sens goethéen du symbole. Il ne va pas au pittoresque dans les choses, mais au particulier, qui est la substance du général. La partie n’a ◀de▶ sens et ◀d’▶authenticité qu’autant qu’elle participe, c’est-à-dire initie au tout. Ainsi dans un autre domaine, faut-il comprendre le « régionalisme » ◀de▶ Ramuz : comme une introduction nécessaire à l’humain. (Si l’on veut voir dans l’auteur ◀d’▶Adam et Ève une sorte ◀de▶ folkloriste, il faudra considérer l’auteur ◀de▶ Phèdre comme un archéologue, auteur ◀de▶ drames historiques.)
Quant au chapeau, ce n’est point par hasard que Stravinsky l’a si bien dessiné. Ce chapeau est tout un programme, au sens agressif du terme. C’est le chapeau plat ◀de▶ feutre brun qu’arboraient les rédacteurs des Cahiers vaudois. Il traduit cet aspect ◀de▶ « manifeste » qu’ont certaines pages trop volontaires ◀de▶ Ramuz, écrites en réaction contre le bon goût helvétique. Il est la part des contingences dans cette curieuse ellipse ◀d’▶un visage.
IV
Formule ◀d’▶une personne
Leur poésie ne commence pas pour eux avec le commencement ◀de▶ leur personne ; elle ne commence à vrai dire que là où leur personne prend fin. Elle n’est pas dans le contact aussi direct que possible avec l’objet ; elle est dans la suppression ◀de▶ tout contact avec l’objet.
On croit voir transparaître dans ce passage des Six Cahiers le « négatif » ◀d’▶un portrait ◀de▶ Ramuz. Essayons ◀d’▶en tirer une épreuve positive : « Sa poésie commence avec le commencement ◀de▶ sa personne ; elle prend fin là où commence pour lui l’impersonnel. Elle est dans le contact aussi direct que possible avec l’objet ; elle est dans la volonté, dans l’amour, dans la création du contact avec l’objet. »
Mais on peut dire cela ◀de▶ Goethe aussi ? Et ◀de▶ bien d’autres réalistes ◀de▶ la forme ? ◀De▶ Goethe surtout. Il y a pourtant cette différence capitale que, chez Goethe, le contact n’est jamais « aussi direct que possible ». Goethe sait mal le grec, et connaît les statues par l’estampe. Il lui faut les intermédiaires ◀de▶ la culture, les assurances ◀d’▶une noble origine, un système délicat ◀de▶ conventions et ◀de▶ prudences.
Ramuz commence là où tous les intermédiaires sont supprimés. Goethe cherche une économie des moyens, qui permette ◀d’▶aller au-delà ◀de▶ ce que la civilisation lui donne de plus achevé. Le mouvement ◀de▶ Ramuz paraît inverse : par la ligne de plus grande résistance, il fait retour aux origines élémentaires. C’est limiter l’ampleur du fait humain, mais aussi garantir son unité concrète, esprit et corps. Les niveaux respectifs auxquels se placent un Goethe et un Ramuz déterminent deux formes ◀d’▶expérience apparemment incomparables. Tout l’appareil ◀de▶ la culture les sépare. Mais il ne faut pas oublier que la culture ◀de▶ notre temps n’est plus du tout ce qu’elle était au temps de Goethe. Plus encore que sa valeur, c’est sa fin qui est devenue contestable. Il se peut que l’effort réactionnaire ◀de▶ Ramuz, dans les contingences où nous sommes soit, plus qu’il n’y paraît, conforme à l’éducation goethéenne. Il se peut qu’en définitive, Ramuz ait fait pour la culture, en l’attaquant, plus que n’ont fait les défenseurs ◀d’▶une intelligence sans prises, ◀d’▶une pensée sans risques, et ◀d’▶un art sans piété.
Ramuz en veut à l’école, aux journaux, au langage noble, aux objets ◀de▶ vitrines, à la poésie poétique, à nos formes habituées. Il prétend qu’il lui a fallu quinze ans pour découvrir que le « gazouillis » des oiseaux pouvait être et était souvent le plus brutal des tintamarres, « un bruit ◀de▶ vitres cassées, ◀de▶ grincement pareils à ceux ◀d’▶un clou sur un caillou, un mélange ◀de▶ toux sèches ou rauques et ◀de▶ coups ◀de▶ pioche ou ◀de▶ marteau. » Les glaciers ne sont pas « sublimes » comme on chante dans les écoles suisses. Et il est faux ◀de▶ « chanter » la montagne : les montagnards l’appellent « le mauvais pays ».
On a vite fait ◀d’▶expliquer cette esthétique ◀de▶ l’objet brut par une mauvaise humeur ◀d’▶artiste en réaction contre l’académisme. Si puissantes que soient les conventions dans un pays, elles ne peuvent pas nourrir une réaction créatrice. Et ce n’est point en haine ◀de▶ la facilité qu’un homme recherchera jamais l’effort : mais par goût ◀de▶ l’effort.
Si Ramuz tend à rejeter tous les intermédiaires culturels, s’il critique le machinisme, s’il raille le confort ◀de▶ ses concitoyens, leurs assurances, leur hygiène proprette, leur idéal du bon-écolier-type, ce n’est jamais au nom d’un naturisme romantique78. C’est parce que toutes ces aides tendent à supprimer ce contact le plus nu et cette condition la plus humaine : le contact avec la matière résistante et le risque ◀de▶ l’homme créateur ◀de▶ sa forme. Si Ramuz n’aime pas les machines, s’il refuse l’économie ◀d’▶efforts qu’elles représentent, c’est que l’effort même, pour lui, garantit la réalité. L’effort est le concret ◀de▶ l’homme79. Saisir les choses et les êtres, tels qu’ils sont et tels qu’ils se montrent, dégradés, désunis, informes ; et par l’effort ◀d’▶une imagination qui retrouve leur raison ◀d’▶être, les pousser jusqu’à l’expression ◀de▶ leur nature primitive, produire au jour leur forme restaurée, — c’est le mouvement unique ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ Ramuz, et la définition ◀de▶ sa personne en exercice.
« Je ne distingue l’être qu’aux racines ◀de▶ l’élémentaire ». Parce que le critère du réel c’est l’effort ; parce que la chose brute exige le plus dur effort, parce que l’homme est le plus humain là où les choses et les êtres attendent tout ◀de▶ son pouvoir restaurateur : leur nom, leur nombre et leur emploi. Parce que le sens dernier ◀de▶ l’acte humain, c’est le retour au Paradis perdu.
Il faut citer ici une page des Souvenirs sur Stravinsky qui me paraît ◀d’▶une importance extrême, non seulement parce qu’elle est la plus clairvoyante que Ramuz ait écrite sur son art, mais aussi parce qu’elle indique, à peu près seule dans son œuvre, une perspective qui est je crois, celle ◀de▶ sa plénitude.
Par-delà tous les pays, il y a peut-être le Pays (perdu, puis retrouvé, puis perdu de nouveau, puis retrouvé pour un instant) où on a en commun un Père et une Mère, où la grande parenté des hommes est entre-aperçue pour un instant. Car c’est à la réapercevoir que tendent tous les arts, et à nulle autre chose ; à quoi tendent les notes et à nulle autre chose ; tous les mots qu’on écrit, les tableaux qu’on peint, les statues qu’on taille dans la pierre ou qu’on coule en bronze, — à cela, à nulle autre chose. Nous atteignons pour un instant à l’homme des commencements, à l’homme ◀d’▶avant la malédiction, ◀d’▶avant la grande première bifurcation dont chacun des embranchements a comporté ensuite une bifurcation nouvelle, et celle-ci une autre, et ainsi ◀de▶ suite à l’infini, de sorte que pour finir on est chacun tout seul sur son petit bout ◀de▶ sentier. Et il y a aussi cette malédiction, où on sent bien qu’on est (car rien autour de nous n’est vraiment éclos, vraiment abouti ; aucune musique n’est parfaite, aucun livre n’est parfait, aucun tableau n’est parfait ; et tout travail d’abord est dur, tout travail difficile, tout travail, toute espèce ◀de▶ travail se fait d’abord contre nous-mêmes et contre Quelqu’un, tout travail est malédiction), — jusqu’à ce que tout à coup, par une espèce ◀de▶ renversement, la bénédiction intervienne, tout à coup il y ait cette collaboration avec Quelqu’un, il y ait cette possibilité ◀de▶ retour, ce retour, ce « retrouvement ».
Sobriété, assobrissement faudrait-il dire80, éducation ◀de▶ la vision par l’acte. Instauration ◀de▶ la personne dans la tension entre l’objet et la volonté formatrice, rédemption par l’effort créateur… Autant ◀de▶ formules ◀d’▶un art dont la genèse se confond avec celle ◀de▶ la personne. Dans un essai où je crois distinguer l’aveu ◀de▶ soi le plus direct qu’ait jamais consenti Ramuz (c’est Une Main) je lis ceci : « Certains hommes tiennent pour un gain tout ce qui leur rapporte une facilité ; moi je ne tiens pour un gain que ce qui m’apporte un exemple. » Comment, ici encore, ne point songer à Goethe ? Mais à sa seule leçon, à l’équation fondamentale ◀de▶ sa ◀vie▶, non point certes aux contingences et au décor ◀de▶ son apparition. Aussi bien la suite du passage nous ramène au niveau proprement ramuzien : « J’ai la haine du confort. J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple une maison trop grande, un feu ◀de▶ bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui sont à leur façon, tandis que je suis à la mienne. »
Je vois, j’ai tenté ◀de▶ faire voir comment Ramuz existe à sa façon. Je vois que son pouvoir est sa présence active au monde. Toute résistance nous oblige à être présent. Je vois ce grand exemple ◀d’▶une volonté tendue vers l’origine ◀d’▶où procèdent à la fois les lois ◀d’▶un art, la coutume ◀d’▶un peuple et l’authentique raison ◀d’▶être, l’identité ◀d’▶une personne. Je vois, j’apprends, j’entends la voix ◀d’▶un homme. N’est-ce pas assez ? Cette voix n’est-elle pas émouvante ? — Oui, c’est beaucoup, la voix ◀d’▶un homme. C’est assez rare dans la littérature. Qui voudrait exiger davantage ? — J’imagine parfois davantage. Certaines paroles dites par cette voix.
Celui qui se refuse à poser les questions dernières, s’autorise à borner sa vision à son acte. Voilà l’utile ; et qu’on taise le reste, tout cela qui échappe à nos prises. Ainsi fait Goethe ; et telle est sa vertu. Mais notre siècle pose d’autres questions, des questions que Ramuz ne veut pas esquiver. Voici le temps où l’homme se voit mis en demeure ◀de▶ déclarer ses origines et ses fins. Voici le temps où l’homme est attaqué par des puissances qui veulent son abdication totale, — ou sa révolte, mais au nom d’une Vérité plus forte que tous nos idéals. Maintenant il y va ◀de▶ notre tout. La question dernière est posée : celle ◀de▶ notre origine décisive. Le silence perd alors son pouvoir ; mais la parole n’appartient plus à l’homme. Au comble ◀de▶ nous-mêmes il s’agit ◀d’▶autre chose que ◀de▶ nous. « Tout notre embrassement n’est qu’une question81 ». Or une question ne peut être sérieuse que si l’on sait que la réponse existe.
Il fallait nous apprendre cet embrassement, cette saisie des choses et des êtres, cette présence au monde et à soi-même, — l’originalité ◀de▶ l’homme « radical ». Ramuz l’a fait plus qu’aucun ◀de▶ nos maîtres. ◀De▶ lui donc, plus que ◀d’▶aucun autre, nous attendons qu’il aille jusqu’au tenue. Le fondement dernier ◀de▶ la personne est témoignage. Témoigner, c’est risquer en dépit de tout et ◀de▶ soi, ce qu’aucune sagesse n’a jamais justifié.