Tous démocrates (22 mai 1946)c
Je fus hier soir visiter un ami qui aime à se dire « un anarchiste catholique ». (Je le▶ crois seul de son parti.) Il avait l’air un peu nerveux. Voici notre conversation :
Moi. — Contre qui écrivez-vous aujourd’hui ?
Lui. — Je fais ◀le▶ plan d’une trilogie sur ◀les▶ trois grands régimes politiques de ce siècle. Je vais ◀les▶ caractériser par leurs armes ou leurs méthodes favorites. ◀Le▶ livre s’intitulera donc Crémation, liquidation, évaporation ! (Il prononça ces mots d’un ton rageur, qui me fit éclater de rire.)
Moi. — Quel beau programme ! Avouez que nous sortons enfin des petitesses de ◀l’▶ère bourgeoise, succédant aux ténèbres du Moyen Âge. Car ces trois armes bien modernes correspondent à trois conceptions grandioses de ◀la▶ vie. ◀La▶ crémation, c’est ◀la▶ purification par ◀le▶ feu ! ◀La▶ liquidation, c’est ◀la▶ vie même, toujours fluente et circulante, ◀le▶ sang, ◀les▶ sèves ! Quant à ◀l’▶évaporation atomique, eh bien, n’est-ce pas ◀le▶ symbole même de ◀l’▶idéalisme : tout monte et s’épanouit vers ◀le▶ ciel ! Notez que, dans ce système, ◀la▶ démocratie paraît supérieure au soviétisme et à ◀l’▶hitlérisme.
Lui. — Je vous entends ! J’entends ◀le▶ diable ! D’ailleurs, on n’entend guère que lui dans ce siècle trois fois maudit. Je ne vois plus d’espoir sérieux nulle part. ◀La▶ faillite morale est universelle, chez ◀les▶ individus comme sur le plan international.
Moi. — Pas d’accord ! Je distingue un espoir. Des trois régimes dont vous parlez, l’un est écrasé. ◀Les▶ deux qui restent, et qui se partagent ◀le▶ monde, se déclarent formellement démocrates. Donc, nous voilà tous démocrates, dans ◀le▶ monde entier, exception faite de deux pays de langue espagnole, que nous appellerons secondaires. Et voici mon espoir, dans cette situation : c’est qu’au lieu de défendre ◀la▶ Démocratie, en bloc, et comme une étiquette, contre ses adversaires déclarés, nous allions enfin pouvoir, entre nous, discuter ◀le▶ contenu véritable de ◀la▶ démocratie, sans passer aussitôt pour des fascistes.
Lui. — Autant dire que votre mot démocratie a perdu tout son pouvoir ! Une étiquette qui s’applique à tous ◀les▶ partis et à toutes ◀les▶ nations du globe ne signifie plus rien. Ou bien c’est un mensonge et une hypocrisie. Je vais vous en donner un exemple. ◀Les▶ Soviets, qui se disent démocrates, dénonçaient naguère encore ◀la▶ Suisse, qui est ◀la▶ plus vieille démocratie du monde, et ◀la▶ traitaient de « fasciste », parce qu’elle répugne, entre autres, à ◀la▶ nationalisation des banques. Peut-être a-t-elle tort, mais on n’a pas manqué de répondre que cette mesure est précisément celle qui fut prise en premier lieu par ◀les▶ États fascistes, aussi bien que par ◀les▶ Soviets et par ◀les▶ socialistes anglais.
Moi. — Voilà ◀le▶ problème embrouillé à souhait, et je vous vois sourire diaboliquement, à votre tour. Mais nous sommes peut-être d’accord, en réalité. Puisque tous sont devenus « démocrates », dans ◀le▶ monde de 1946, nous pouvons parler d’autre chose. Nous pouvons porter notre effort, désormais, non plus sur ◀la▶ défense d’un mot, d’un terme vague que personne n’attaque, mais sur ◀la▶ définition d’une réalité que ce terme symbolise et parfois dissimule : qu’est-ce que ◀la▶ liberté ? Et cela nous amènera bientôt à nous demander : qu’est-ce que ◀l’▶homme ? C’est ◀le▶ vrai débat. Si nous ◀le▶ reconnaissons, nous aurons fait un grand progrès, ◀le▶ seul peut-être que ◀la▶ guerre pouvait permettre…
Lui. — Mais avouez qu’aussi longtemps que vos hommes d’État démocratiques n’auront pas abordé ouvertement et sincèrement ces deux questions fondamentales, ◀l’▶étiquette « démocratie » ne signifiera rien du tout. Ou bien elle servira d’excuse et de prétexte cousu de fil blanc ou de fil rouge aux politiques ◀les▶ plus contradictoires, et parfois ◀les▶ plus tyranniques.
Moi. — Je ◀l’▶avoue. ◀La▶ liberté est certainement ◀le▶ problème numéro un de notre temps : car ◀les▶ problèmes se posent quand ◀les choses s’en vont…