Deux lettres sur le▶ gouvernement mondial (4 juin 1946)z
I. Problème curieux que pose ◀le▶ gouvernement mondial
Vous me dites que ce n’est point par mauvaise volonté, mais que vous avez grand-peine à vous représenter « pratiquement » un Pouvoir Mondial, et à vous en former une image convaincante. Voici comment j’explique, pour ma part, cette difficulté que nous éprouvons tous.
Un cabinet privé de ministère des Affaires étrangères nous paraît comme puni et humilié ; et sans ministère de ◀la▶ Guerre, il nous paraît dépourvu de sérieux. Or, ◀le▶ gouvernement mondial devrait se passer de ces deux ministères, en vertu de sa définition. De plus, comment imaginer un pouvoir digne de ce nom, s’il ne trouvait personne en face de lui avec qui échanger des notes ? Personne à craindre, personne à menacer ? Personne à qui répondre que ◀l’▶honneur du pays est en jeu, qu’on ne cédera plus d’une ligne, etc. ? Pour tout dire, pas de voisins, donc personne à qui faire ◀la▶ guerre ? À quoi cela ressemblerait-il ?
◀Les▶ nations et leurs gouvernements ne se posent qu’en s’opposant. C’est ◀la▶ menace extérieure qui « cimente leur unité », qui « galvanise leur énergie », et qui provoque ces magnifiques mouvements « d’union sacrée » où chacun s’écria dans sa langue « right or wrong, my country ! »
Mais ◀le▶ gouvernement mondial, où trouvera-t-il cet Autre indispensable à son prestige ? Je parie que vous venez de penser à ◀la▶ planète Mars, et à une guerre possible contre ◀les▶ Martiens ? Ne me dites pas non : votre première idée a été de supposer une guerre. Et cela pour essayer de vous mieux représenter ce qu’un pouvoir planétaire pourrait bien faire de ses dix doigts…
Pas de nations sans guerres avec d’autres nations. Je perdrais mon temps et le vôtre à fonder en logique, et, dans ◀l’▶Histoire, cette relation que le premier venu peut détecter dans sa conscience, et sans autre instrument qu’un peu de sincérité.
◀Les▶ nations produisent ◀les▶ guerres, ◀les▶ guerres produisent ◀les▶ nations, et ◀les▶ unes sans ◀les▶ autres ne seraient pas imaginables. Si vous me dites maintenant que c’est mon gouvernement mondial que vous ne voyez pas — car il supposerait une sorte de nation unique, sans voisins, donc sans guerre possible — cela revient à dire que c’est ◀la▶ paix elle-même que vous ne voyez pas. Je dis vous, et je m’en excuse. Vous représentez ici ◀l’▶humanité. Notre condition malheureuse veut que nous ne sachions imaginer ◀le▶ bien que par contraste avec un mal dont nous souffrons. Autrement, ◀le▶ bien — ou ◀la▶ paix — n’est à nos yeux qu’une fumée, une abstraction, c’est-à-dire, soyons francs, ◀le▶ comble de ◀l’▶ennui, si ce n’est pas une « utopie dangereuse »…
À propos de cette dernière expression, avez-vous remarqué qu’on ◀l’▶emploie de préférence pour dénigrer des projets de paix ? Pour qui sont-ils donc si dangereux ? Avez-vous également remarqué que ◀les▶ militaires qui prennent ◀la▶ plume (comme ils disent) ont coutume de dénoncer sous ◀le▶ nom d’« élément de désordre » ◀les▶ partisans de ◀la▶ paix en général ? Ces gens-là leur paraissent, évidemment, d’une moralité douteuse. Quant aux lance-flammes et aux bombardiers lourds, et quant à ceux qui donneront ◀le▶ signal de ◀les▶ utiliser au service des nations, gouvernants tout d’abord et généraux ensuite, ils représentent ◀les▶ « éléments d’ordre », à n’en pas douter. Il suffit de voir ◀l’▶état présent de ◀l’▶Europe.
J’ai cru longtemps que ◀la▶ guerre était ◀le▶ pire désordre imaginable à notre époque ; et que ceux qui ◀la▶ tenaient encore pour une nécessité, voire pour une vertu, étaient ◀les▶ véritables éléments de désordre ; et que ◀l’▶utopie ◀la▶ plus dangereuse était ◀la▶ théorie de ◀la▶ souveraineté sans limites des nations. C’était trop simple. Un colonel de cavalerie à qui vous fîtes imprudemment lire ma lettre sur ◀la▶ mort de ◀la▶ guerre militaire par suite de ◀l’▶invention de ◀la▶ bombe atomique, m’écrit que je suis un primaire.
Il m’assure que « à chaque guerre nous, cavaliers, avons prouvé que nous savions nous battre », ce qui est bien ◀la▶ preuve que j’ai tort, et d’ailleurs de n’importe quoi. Il ajoute que ma lettre, dans sa forme, est « nettement péjorative vis-à-vis de ◀l’▶armée, de ◀la▶ cavalerie en particulier », bref que je suis un « élément de désordre ».
Ce colonel m’a donné une idée. En reposant sa lettre je me suis écrié : « Vivement ◀la▶ Bombe ! Suprême élément d’ordre ! » Et ne croyez pas que je plaisantais. Car ◀la▶ Bombe seule peut nous débarrasser des armées, des souverainetés nationales, et de ◀l’▶anarchie qu’elles entretiennent sur ◀la▶ planète. Je dis que ◀la▶ Bombe peut nous délivrer de deux manières : soit en faisant sauter ◀le▶ tout, soit en nous forçant d’ici peu à fédérer ◀les▶ hommes au-delà des nations. Vous cherchiez l’Autre contre qui s’unir ? Il vous fallait une menace planétaire pour provoquer ◀l’▶union sacrée du genre humain ? Eh bien, madame, si j’ose ◀le▶ dire : vous êtes servie.
II. ◀L’▶État-nation
Non, je n’en veux pas un instant à votre ami ◀le▶ colonel. Dites-lui que je respecte ◀la▶ cavalerie : elle a fait ses preuves sous Murat. Mais revenons au xxe siècle.
◀L’▶idée que ◀les▶ nations puissent perdre leur souveraineté et leurs armées, vous attriste visiblement. Vous avez ◀l’▶impression que ◀la▶ civilisation et ◀la▶ culture y perdraient quelque chose de précieux. Nous serions tous fondus dans un magma informe de races, de langues, de religions et de coutumes, et toutes ◀les▶ différences qui font ◀le▶ goût de ◀la▶ vie s’évanouiraient sous vos beaux yeux.
Rassurez-vous. Je n’appelle pas ◀le▶ chaos. Je cherche un moyen de ◀l’▶éviter, ou plutôt d’en sortir un peu, car nous y sommes déjà bien engagés. Ce sont ◀les▶ guerres qui ◀le▶ produisent. Et ce sont ◀les▶ nations qui produisent ◀les▶ guerres… Mais je vois que ce mot de nation a créé entre nous une équivoque. Il a deux sens bien différents. Je n’ai parlé que du mauvais, jusqu’ici, parce que c’est de beaucoup ◀le▶ plus courant. Essayons de ◀les▶ distinguer.
Ce qu’il y a de précieux dans ◀les▶ nations, ce qui fait leur véritable originalité, n’est pas défini par leur souveraineté absolue, n’est pas limité par leurs frontières et ne saurait être défendu par leurs armées. En effet, supprimez ces trois éléments qui composent ◀l’▶idée moderne de nation, et ◀les▶ nations réelles subsisteront intactes, comme membres du corps de ◀l’▶humanité, comme foyers de rayonnement, et comme communauté de gens apparentés, soit par leurs traditions, soit par leurs idéaux, c’est-à-dire par destin ou par choix.
Croyez-vous sérieusement que ◀les▶ Français cesseront de parler français, de créer leur culture, et d’habiter paisiblement leur terre, si ◀la▶ France renonce un beau jour, en même temps que toutes ◀les▶ autres nations, à son armée, à ses douaniers et à son ministère des Affaires étrangères ? Et ne pensez-vous pas que si ◀le▶ gouvernement français n’a plus rien d’autre à faire qu’administrer ◀le▶ pays, il sera un meilleur gouvernement ? (Je vous pose ces questions simplistes pour répondre à vos craintes vagues.)
Ce qui détruit aujourd’hui ◀les▶ nations, dans ◀le▶ sens valable et fécond de ce mot, c’est qu’elles tendent à se confondre avec ◀l’▶État, et c’est ◀la▶ volonté qu’ont ◀les▶ États-nations ainsi formés, de se rendre autarciques en vue d’une guerre possible, soit qu’ils redoutent ou souhaitent cette éventualité. ◀L’▶État détruit nécessairement ◀l’▶originalité d’une nation, lorsqu’il prétend réglementer ses énergies d’après un modèle uniforme, qu’il s’agisse d’une nation latine ou anglo-saxonne, socialiste ou capitaliste. Ce modèle est celui de ◀l’▶État totalitaire, qui est ◀l’▶état de guerre en permanence.
Ainsi ◀l’▶ennemi des nations c’est ◀l’▶État ; et leur sauvegarde serait ◀le▶ gouvernement mondial. Ceux qui pensent que c’est tout ◀le▶ contraire prennent ◀le▶ mot patrie dans ◀le▶ sens de nation, ◀le▶ mot nation dans ◀le▶ sens d’État, ◀le▶ mot État dans ◀le▶ sens de souverain, dont ils font finalement un dieu, créant d’horribles confusions d’idées, qui se terminent en carnages périodiques.
Autre exemple. Pourquoi n’est-il question que de « nationaliser » tout ce qui peut ◀l’▶être à ◀l’▶intérieur des frontières, au lieu de multiplier ◀les▶ échanges internationaux, comme ◀le▶ bon sens et ◀l’▶économie ◀l’▶indiqueraient ?
C’est parce que certains pays ont préféré payer ◀le▶ prix exorbitant de ◀l’▶autarcie, plutôt que de se mettre hors d’état de faire ◀la▶ guerre, en se liant à des économies voisines.
Mais remarquez ◀l’▶hypocrisie du terme « nationaliser ». On n’ose pas dire « étatiser ». On veut encore tirer parti du prestige qui s’attache à ◀l’▶idée de nation… En fait, on étatise ◀la▶ nation.
Que penser de ces États-nations, de plus en plus nombreux, qui se referment sur eux-mêmes et sur leur budget militaire, qui se bardent de protections à ◀la▶ frontière, comme autrefois, en attendant que ◀la▶ Bombe vienne volatiliser leurs centres vifs en une seconde, négligeant ◀les▶ armées purement décoratives ?
Vous me direz que ◀la▶ France, par exemple, est entrée dans ◀la▶ voie de ◀l’▶étatisme parce qu’elle veut ◀la▶ justice sociale, et que cela n’a rien à voir avec ◀la▶ préparation à ◀la▶ guerre. Sans doute, mais je parlais moins des motifs que des effets inéluctables. ◀Le▶ désir de justice sociale est une noble passion, ◀la▶ socialisation de ◀l’▶industrie est une mesure économique partiellement souhaitable, mais je ne leur vois de commun, à priori, que trois syllabes. Cependant ◀l’▶on revendique ◀la▶ socialisation parce qu’elle contient ces trois syllabes sacrées, et ◀l’▶on traite de fasciste celui qui demande à voir. (◀La▶ prochaine fois que vous oserez me dire que ◀le▶ Social Register de New York n’est qu’un Bottin mondain, je vous dénonce dans ◀L’▶Humanité.) Vous sentez que je ne prends parti ni pour ni contre ◀la▶ socialisation, je note seulement qu’on prend parti sans en savoir plus que moi, et à cause de trois syllabes. Et que ◀l’▶on confond socialisation et nationalisation pour masquer ◀le▶ fait qu’il s’agit d’une étatisation. Je n’en ai qu’au cadre national.
Introduisez dans cette broyeuse automatique qu’est ◀l’▶État-nation de ◀la▶ démocratie ou marxisme, des idées libérales ou du planisme, ou même une belle passion de ◀la▶ justice sociale, ◀le▶ résultat sera ◀le▶ même : à l’autre bout, vous obtiendrez du totalitarisme en bâtons et une grêle de coups. Je suis sérieux. ◀Le▶ socialisme, non pas en soi, mais construit dans ◀le▶ cadre national conduit nécessairement à ◀l’▶État totalitaire, donc à ◀l’▶état de guerre larvé ou déclaré, qui est ◀le▶ pire des crimes sociaux.
On ne sortira de ce cercle vicieux qu’en supprimant ce qui permet ◀la▶ guerre, ou ◀la▶ provoque, c’est-à-dire en désintégrant ◀le▶ carcan des États-nations. Par quel moyen ? En remettant ◀le▶ soin de diriger ◀les▶ affaires internationales à des hommes qui ne représentent pas ◀les▶ nations, mais ◀l’▶humanité. Car ceux-là seuls seront qualifiés pour arbitrer. Autrement ce n’est qu’un jeu de force, et le premier qui tire aura gagné, quel que soit ◀le▶ mordant de ◀l’▶infanterie ou ◀la▶ bravoure de votre colonel.
Il n’aura pas d’adversaires à combattre à 2000 kilomètres à ◀la▶ ronde, sauf s’il saute à cheval par-dessus toute ◀l’▶Allemagne ou ◀l’▶océan. (Mettez-lui bien cela dans ◀la▶ tête.)