IX
Paralysie des hommes d’État
Notre monde du milieu du xxe siècle est gouverné par ceux qu’on nomme les▶ trois Grands. Ils se composent ◀d’▶un loup déguisé en mouton et ◀de▶ deux moutons vêtus ◀de▶ leur vraie peau. C’est donc au nom du Petit Père, et du Brave Garçon, et ◀de▶ ◀l’▶Esprit Bourgeois, que ◀la▶ Bombe doit être administrée. Notez que si elle ne ◀l’▶est pas, quelqu’un va nous ◀l’▶administrer. ◀L’▶alternative est entre ces deux sens du verbe. Et soudain je me demande pourquoi ces trois messieurs paraissent impuissants à décréter ◀les▶ moyens ◀d’▶une paix pourtant facile à concevoir.
Ne partagez-vous pas cette impression, avec ◀les▶ masses contemporaines : que ◀les▶ chefs responsables ◀de▶ notre sort sont en réalité irresponsables ? Et qu’ils usurpent ◀le▶ nom ◀de▶ gouvernants ?
J’essaie ◀de▶ me mettre à leur place. Staline voudrait ◀la▶ paix, car sa Russie blessée doit d’abord être reconstruite, mais il ne renonce pas aux plans ◀de▶ Pierre le Grand. Attlee voudrait ◀la▶ paix, car ◀l’▶Empire blessé est en pleine expérience socialiste, mais il ne renonce pas à faire tuer ◀les▶ indigènes qui se révoltent à Java contre un impérialisme démodé. Truman voudrait ◀la▶ paix, car ◀le▶ commerce et ◀l’▶industrie américains y trouveraient leur espace vital, mais il ne renonce pas aux barrières douanières, à ◀la▶ défense du capital d’abord, et à ◀la▶ peur (elle-même créatrice ◀de▶ conflit) ◀d’▶un conflit avec ◀la▶ Russie. Sans doute sont-ils tous ◀les▶ trois convaincus qu’ils aiment ◀la▶ paix en général, et pour elle-même, et qu’ils détestent ◀la▶ guerre : pourtant ils s’y préparent. Ce qui domine en fait leur politique, c’est ◀la▶ vision ◀de▶ ◀la▶ guerre, non pas celle ◀de▶ ◀la▶ paix.
Ils agissent donc comme des irresponsables, provoquant ce qu’ils veulent éviter. Et ◀le▶ public a l’air ◀de▶ trouver cela normal — ou ne trouve rien.
J’essaie encore ◀de▶ ◀les▶ comprendre, avant de ◀les▶ traiter ◀de▶ ce qu’ils ont l’air ◀d’▶être, quand on voit ce qu’ils vont faire ou laisser faire ◀de▶ nos vies.
Irresponsables moins par incapacité — ils suffiraient aux tâches courantes — que par ◀le▶ fait du problème posé, qui ◀les▶ dépasse comme ◀la▶ Bombe dépasse tout. Devant ◀le▶ monde à unifier, ils paraissent frappés ◀d’▶un vertige. Ils ne voient rien. Cette absence ◀de▶ pensée est plus dangereuse que n’importe quelle pensée fausse. Mais comment pourraient-ils penser ? Simplement, pratiquement, ils n’ont pas ◀le▶ temps. Pourquoi ? J’en vois une raison simple. Parce qu’ils gouvernent leur nation, et que c’est assez ou même trop pour un homme, tandis que ◀le▶ problème est mondial.
◀La▶ Bombe est un cas international, qui ne peut être résolu qu’à une échelle planétaire : or ces messieurs sont absorbés par ◀la▶ défense ◀d’▶intérêts locaux dits nationaux, trente visites par jour, des inaugurations, des banquets et des nominations. Il est clair que pour gouverner ◀les▶ nations, la première condition requise est ◀de▶ n’être pas ◀le▶ chef ◀d’▶une grande nation. Mais qui ◀l’▶a dit, jusqu’à ce jour ? Chacun sait que ◀l’▶arbitre ◀d’▶un match n’est jamais ◀le▶ capitaine ◀d’▶une des équipes. Qui ◀l’▶a rappelé au sujet des trois Grands ? Chacun sait que pour arbitrer ◀la▶ lutte entre ◀les▶ continents il faut d’autres talents et un autre savoir que pour équilibrer ◀les▶ démocrates du Sud et ceux du Nord, en présence des républicains, tout en gardant un œil sur ◀la▶ gauche naissante, ◀le▶ Sénat, ◀le▶ Congrès, ◀les▶ fonctionnaires et ◀la▶ presse. Mais qui ◀l’▶a dit au sujet de Truman ? ◀L’▶Amérique est trop grande pour lui, et ◀le▶ voici chargé du monde en plus ! Ainsi ◀d’▶Attlee et ◀de▶ Staline, bien que ce dernier me paraisse plus habile dans ◀le▶ grand art ◀de▶ prendre son temps. Je ◀les▶ plains. Cependant s’ils s’obstinent, je serai forcé ◀de▶ ◀les▶ traiter ◀d’▶usurpateurs. ◀L’▶incompétence des commandants en chef n’est-elle pas jugée criminelle par ◀l’▶opinion publique ◀de▶ leur patrie, et parfois par ◀les▶ tribunaux ?
Je demande à mes amis américains : imaginez-vous ce pays conduit non par un cabinet fédéral, mais par ◀les▶ gouverneurs des quarante-huit États de l’Union ? — Ce serait absurde, me disent-ils. — Eh quoi, c’est pourtant ce que nous offre, à quelques nuances près, ◀le▶ plan des Nations unies. Vos États n’ont fait un pays qu’en unissant leurs peuples et non leurs chefs, qui se sont effacés devant un pouvoir nouveau, sorti du peuple…
Mais si ◀l’▶on touche à ◀l’▶idée ◀de▶ nation, voilà tous ◀les▶ visages qui se ferment, et ◀les▶ esprits en état de siège. Sommes-nous fous ? Allons-nous continuer ce jeu jusqu’à ◀l’▶explosion ◀de▶ ◀la▶ Terre ? Allons-nous confier ◀le▶ destin ◀de▶ ◀la▶ planète à trois hommes surchargés, débordés, qui n’ont pas une minute pour réfléchir, et qui représentent ◀les▶ intérêts ◀de▶ leur nation, alors que c’est précisément aux dépens de ces intérêts que ◀l’▶humanité pourra s’unir ? ◀La▶ fonction même des chefs d’État ◀les▶ disqualifie, en principe, pour ◀l’▶entreprise dont ils se chargent, et ◀les▶ porte à ◀la▶ saboter. Leur métier même ◀les▶ rend inaptes à voir ce que ◀le▶ monde entier attend. Ils ne voient rien, c’est évident, car ◀les▶ visions ◀de▶ ◀l’▶avenir naissent ◀d’▶un loisir intense. Or ils ont à recevoir des députés.
Seule une cour internationale, formée ◀d’▶hommes désignés par ◀la▶ voie populaire, et qui n’auraient pas ◀d’▶autre affaire que ◀de▶ considérer ◀la▶ planète, puis ◀de▶ traiter ◀de▶ haut avec ◀les▶ chefs d’État…
Mais c’en est trop pour aujourd’hui. Et cette lettre est déjà bien pesante. Avant que vous n’en receviez ◀la▶ suite, puissent ◀les▶ trois Grands ne pas perdre ◀la▶ boule ! Car ◀le▶ fait est qu’il n’y en a qu’une ◀de▶ Boule, comme disait à peu près ◀le▶ regretté Wilkie, et qu’une erreur unique, désormais, pourrait ◀la rendre folle à tout jamais.