XII
Les Quatre Libertés
Puisque j’ai pris une espèce d’▶habitude ◀de▶ vous entretenir des lieux communs qui enchantent notre âge, comme la Bombe, la Guerre et la Paix, la Démocratie et le gouvernement du Monde, vous ne m’en voudrez pas ◀de▶ revenir aujourd’hui sur le thème des Quatre Libertés. Sans doute, vous autres réalistes européens jugerez-vous le sujet bien démodé : vous avez l’esprit si rapide, si vite occupé ◀d’▶autre chose. Et l’Amérique a la mémoire si courte : cela produit parfois les mêmes effets… Les Quatre Libertés n’en furent pas moins le but ◀de▶ guerre idéal des Nations unies, comme elles restent l’idéal officiel ◀de▶ la paix. Mais j’ai remarqué qu’assez peu de personnes sont capables ◀de▶ les énumérer. Il semble qu’on se soit battu pour quelque chose qui n’était pas trop clair, ni bien facile à retenir dans l’esprit… Vous rappelez-vous ? C’était Roosevelt qui les avait énoncées le premier au début ◀de▶ 1942 dans son discours sur l’état ◀de▶ l’Union : freedom of speech, freedom of religion, freedom from want, freedom from fear, ce qui se traduit un peu malaisément dans notre langue par liberté ◀de▶ parole et ◀de▶ religion, libération ◀de▶ la misère et ◀de▶ la crainte.
Donc les Nations unies ayant gagné la guerre, il est temps ◀de▶ nous demander quel est l’état présent des libertés qui faisaient l’enjeu ◀de▶ la lutte.
La deuxième, celle du culte ou ◀de▶ la religion, paraît en bonne voie ◀de▶ s’établir dans les pays récemment libérés, de même qu’en Russie soviétique et au Japon. On brûle encore, à l’occasion, quelques églises protestantes au Mexique, mais, dans l’ensemble, la situation n’est pas mauvaise. J’ignore d’ailleurs si ce progrès doit être attribué à moins ◀de▶ fanatisme de la part des masses religieuses, ou à plus ◀d’▶indifférence de la part des masses « éclairées », comme disent leurs chefs.
Quant aux trois autres libertés, voici le tableau : la liberté ◀de▶ parole se voit partout mise en échec par des censures officielles ou commerciales, la misère règne, la police règne, et les vainqueurs eux-mêmes vivent dans la peur les uns des autres. Quant à la Bombe, elle a multiplié par vingt mille la liberté ◀de▶ craindre le pire à chaque instant.
Tout cela, nous disent non sans raison les gouvernants, n’est que le résultat déplorable mais fatal ◀de▶ la guerre. (Étrange activité qui « fatalement » prolonge ou aggrave les tyrannies qu’elle avait pour seul but ◀d’▶écraser. Mais ceci est une autre histoire.) Ma génération est-elle donc condamnée à subir au double ou au triple tout ce qu’elle s’est épuisée à combattre ? Doit-elle accepter ◀de▶ se passer ◀d’▶au moins trois libertés sur quatre, avec l’espoir que ses enfants les recevront plus tard, — données par qui ? Sommes-nous voués à l’esclavage ◀d’▶État par nécessité matérielle ?
Vous m’en voudrez ◀de▶ poser ces questions, parce qu’elles ne paraissent comporter que des réponses amères et humiliantes, si l’on reste au niveau des faits, des dures nécessités, des ruines. Or le rappel des fameuses quatre libertés nous y rabat impitoyablement, par la comparaison qu’il nous oblige à faire ◀de▶ l’idéal et du présent.
Je propose donc que nous changions ce qui peut être immédiatement changé : notre idéal, en attendant le reste. Je propose que nous remplacions la revendication des quatre libertés pour le moment inaccessibles, par une affirmation unique ◀de▶ liberté indivisible, qu’il ne dépend que ◀de▶ nous ◀de▶ saisir à l’instant. Il n’y a pas quatre libertés. Il n’y a que la liberté, ou non. Je le prouverai par une parabole.
Je connais certains hommes qui jouissent en fait des quatre libertés susdites. Une : ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent à leurs voisins ; deux : ils reçoivent gratuitement les secours ◀de▶ la religion ◀de▶ leur choix ; trois : ils n’ont plus à se préoccuper ◀de▶ leur subsistance ; quatre : ils sont solidement protégés contre tous les périls extérieurs. Ce sont les détenus des prisons américaines. (On leur donne même des séances ◀de▶ cinéma.)
La liberté ne peut être détaillée ni débitée en tranches : elle est vivante. Elle ne peut pas non plus être donnée. Elle exige ◀d’▶être affirmée sur-le-champ, et coûte que coûte, quels que soient les obstacles. Il y aura toujours des obstacles. Ceux qui ont peur ◀d’▶être libres en feront leurs prétextes, comme l’ont fait les Allemands sous l’hitlérisme.
La liberté fondamentale dont tout dépend, c’est celle ◀de▶ se réaliser personnellement. Or nous ne pourrons jamais la recevoir ◀d’▶autrui. Sans elle, les autres libertés ne comptent guère. Par elle seule, elles peuvent être conquises. Nous l’affirmons et nous la démontrons par notre lutte contre toutes les « nécessités » qui s’y opposent sans relâche. Et cette lutte est toujours possible. Cette Résistance ne fait que commencer. Mais si nous décidons que les obstacles à l’exercice ◀de▶ notre liberté sont fatals, nécessaires et surhumains, aussitôt nous les rendrons tels, aussitôt nous cesserons ◀d’▶être libres. Et l’État aura tous les droits, puisque nous lui laisserons tous les devoirs.
Ce qu’il nous faut, ce n’est pas d’abord un monde bien arrangé autour de nous. (Les prisons sont bien arrangées.) Ce qu’il nous faut pour être libres, uniquement et tout simplement, c’est du courage.
Car nous sommes libres, si nous sommes prêts à payer le prix ◀de▶ la liberté, qui sera toujours : payer ◀de▶ sa personne. Un homme libre, c’est un homme courageux, non pas un homme qui aurait reçu (◀de▶ qui ?) trois ou quatre ou trente-six libertés. On entend dire : « X est un esprit libre. » ◀De▶ qui tient-il sa liberté ? Ni ◀de▶ l’État, ni ◀de▶ la révolution, ni des Soviets, ni ◀de▶ la démocratie, et surtout pas ◀de▶ leurs experts. Il la tient ◀de▶ sa vision seule et ◀de▶ son courage à lutter pour la joindre. Lénine sous le tsarisme était plus libre qu’un fonctionnaire du parti sous Staline. Et George Washington était plus libre qu’un citoyen américain qui tourne le bouton ◀de sa radio. Ils combattaient.
Et nous ? Nous ne serons libres dans la paix que si nous combattons encore.