Préface pour l’▶édition ◀de▶ 1946
Daté ne veut pas dire nécessairement caduc. Ce recueil « ◀d’▶essais ◀de▶ circonstances » porte en toute évidence ◀la▶ marque des années au cours desquelles il fut écrit et dit. Cependant, je ne ◀l’▶ai guère modifié. (Quelques pages ont été coupées, parce qu’elles contenaient trop ◀d’▶allusions à des incidents oubliés ; et j’ajoute une Ve partie, qui précise ◀la▶ visée religieuse ◀de▶ ma conception propre du personnalisme.)
Bien sûr, après une douzaine ◀d’▶années — cette douzaine-là ! —, ◀l’▶insuffisance ◀de▶ plusieurs pages, ◀l’▶outrance ou ◀l’▶étroitesse ◀de▶ tel jugement que je confondais sans doute avec ◀de▶ ◀la▶ rigueur, ne vont-elles pas sans me gêner. Mais on ne récrit pas un livre ◀de▶ ce genre sans lui faire perdre sa vertu ◀de▶ prise ◀de▶ position dans ◀le▶ vif, à tous risques. Et surtout, je n’ai pas éprouvé un seul instant, tout en relisant ce recueil, ◀le▶ besoin ◀de▶ corriger ses diagnostics pour ◀les▶ rendre après coup plus conformes au développement, désormais historique, des maladies que j’étudiais.
Ce n’est point que je considère mes essais comme assez abstraits pour s’appliquer à n’importe quelle époque ◀de▶ ◀l’▶histoire. Mais, au contraire, je tiens ◀la▶ situation présente pour essentiellement identique à celle ◀de▶ ◀l’▶entre-deux-guerres. ◀Le▶ danger totalitaire n’est pas moindre, ◀les▶ erreurs du marxisme stalinien ne sont pas corrigées, ◀le▶ régime bourgeois-capitaliste subsiste dans beaucoup de nos démocraties. Que ce danger, que ces erreurs, que ce régime aient survécu à ◀la▶ Seconde Guerre mondiale, ne ◀les▶ rend que plus redoutables. Quelques-uns ◀de▶ nos adversaires ◀les▶ plus bruyants ont été abattus, il est vrai. Mais leur esprit menace plus que jamais ◀d’▶envahir à la fois leurs vainqueurs et leurs victimes épuisées, cependant que ◀la▶ misère et ◀les▶ ruines aggravent ◀l’▶urgence ◀d’▶instaurer un ordre libertaire, personnaliste. Sinon, nous subirons ◀la▶ police imbécile, au service ◀de▶ régimes qui n’osent pas dire leur nom.
Ce qui a beaucoup évolué, par contre, depuis ◀l’▶année où ce recueil parut, c’est ◀le▶ mouvement personnaliste lui-même.
En tant qu’organisation ◀de▶ groupes ou ◀d’▶embryons ◀de▶ groupes ◀d’▶action (en France, en Belgique et en Suisse, principalement), il s’est dissout et dispersé pendant ◀la▶ guerre. En tant que doctrine, je serais tenté ◀de▶ dire qu’il a subi ◀le▶ même destin ; mais ◀la▶ dispersion des idées n’entraîne pas ◀les▶ mêmes conséquences que celle des groupes organisés, bien au contraire.
Qu’un Ribbentrop, lecteur assidu ◀de▶ nos revues, ait volé à l’une ◀d’▶elles ◀le▶ terme ◀d’▶« Ordre nouveau », aux fins que ◀l’▶on sait, c’est un accident bien vexant mais qui relève en fin de compte du calembour. ◀La▶ ville ◀de▶ Lyon n’est pas tenue pour responsable des méfaits perpétrés par un lion du désert. Mais que Vichy ait pu tromper son monde en abusant, surtout aux premiers jours, ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ nos slogans personnalistes, voilà qui nous oblige à certaines révisions du vocabulaire primitif.
Cette mise au point se trouve grandement facilitée par ◀le▶ fait que ◀la▶ Résistance, dans plusieurs pays ◀de▶ ◀l’▶Europe, absorba ◀le▶ mouvement personnaliste, son esprit, ses mots-clés, et ses hommes. Soit qu’il s’agît dans quelques cas précis ◀d’▶influences personnelles exercées par nos militants, soit que ◀la▶ situation dictât des réactions fort analogues à celles dont étaient nés nos groupes, il est certain que ◀la▶ Résistance européenne redécouvrit bon nombre ◀de▶ nos positions, mit au point dans ◀la▶ lutte nos principes ◀de▶ tactique, et leur donna ◀le▶ baptême du feu. Nous sommes bien loin de nous sentir dépossédés par cette mise dans ◀le▶ domaine public ◀de▶ nos idées.
D’autre part, ◀le▶ succès que rencontre aujourd’hui ◀la▶ doctrine existentialiste semble indiquer que ◀les▶ esprits s’éveillent à certain ordre ◀de▶ réalités que nous tenions dès ◀le▶ début pour décisives. ◀Le▶ personnalisme s’est formé dans ◀l’▶atmosphère philosophique définie par ◀les▶ noms ◀de▶ Kierkegaard, ◀de▶ Berdiaev et ◀de▶ Marcel, ◀de▶ Heidegger et ◀de▶ Jaspers. Notre insistance sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀l’▶engagement et notre conception ◀de▶ ◀la▶ personne comme être à la fois libre et engagé, contrebattues ◀de▶ tous côtés et peu comprises avant ◀la▶ guerre, sont devenues comme on sait ◀le▶ pont aux ânes ◀d’▶une école dont on parle beaucoup. (Je ne vois pas cette école, il est vrai, bien engagée dans ◀le▶ drame politique du siècle : mais elle ne pourra pas s’y refuser longtemps, si elle prend au sérieux ses propres exigences.)
Ainsi je trouve à mon retour, après six ans, dans une Europe mal relevée ◀d’▶une grave opération à chaud, ◀les▶ symptômes du même mal, localement extirpé, mais maintenant diffus dans ◀le▶ corps entier. Je trouve aussi qu’en divers points ◀de▶ ce corps malade, certaines antitoxines commencent à « prendre ». Et peu importe qu’elles soient ou non ◀de▶ notre marque, si elles agissent dans ◀le▶ sens que nous préconisions.
Quelles sont ◀les▶ perspectives du personnalisme en ◀l’▶année 1946 ? ◀Les▶ faits ont confirmé ◀les▶ prévisions sceptiques que j’énonçais page 185, mais aussi quelques-uns des espoirs plus lointains qui me poussaient malgré tout à publier mon livre.
C’est ainsi que ◀le▶ numéro ◀de▶ janvier 1946 ◀d’▶ Esprit nous apprend qu’en Hollande « ◀le▶ personnalisme s’est constitué en force autonome et occupe aujourd’hui ◀le▶ pouvoir. ◀Le▶ mouvement socialiste personnaliste a donné, en effet, à ◀la▶ libération hollandaise son Premier ministre et plusieurs ministres ».1
Des échos moins sonores, mais fort encourageants, nous parviennent également ◀de▶ Pologne, ◀d’▶Italie, ◀de▶ Yougoslavie, du Danemark. Des revues personnalistes viennent ◀d’▶apparaître, deux en Suisse, une en Angleterre… Partout ◀le▶ mot ; ◀la▶ chose suivra-t-elle ? Que peut encore ◀l’▶Europe, terre des droits ◀de▶ ◀la▶ personne, prise entre ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Russie ?
Mais ◀les▶ faits sont des preuves ambiguës. Et de même qu’ils ne peuvent prévaloir contre ◀la▶ vérité ◀de▶ ◀l’▶homme créateur, celui-ci se gardera ◀d’▶en tirer ses vrais motifs ◀d’▶espérance ou ◀de▶ doute. Quoi qu’il arrive demain, je m’en tiens, pour ma part, au pessimisme actif qui inspira ces essais.