(1981) Articles divers (1978-1981) « 1979 [Iran, Three Mile Island, Cambodge…] (2 janvier 1980) » p. 7

1979 [Iran, Three Mile Island, Cambodge…] (2 janvier 1980)ba

« Ce qui se passe en Iran — écrivais-je ici même en février de cette année — est un tournant de l’histoire : premier exemple d’un rejet de la civilisation industrielle occidentale par tout un peuple du tiers-monde. » Ce diagnostic posé à chaud, les mois suivants l’ont confirmé au-delà de tout ce qu’on pouvait craindre.

Dans ses Mémoires, le shah déclare qu’il souhaitait « donner à son peuple ce qu’il y avait de meilleur au monde », c’est-à-dire la civilisation industrielle introduite à marche forcée avec ses rythmes inhumains, ses pollutions et ses centrales nucléaires. Avant la fin du siècle, l’Iran devait devenir la cinquième puissance industrielle du monde. Ce procédé péremptoire de civilisation a été ressenti comme un viol dans les profondeurs du pays, et les mollahs chiites l’ont crié par la voix de leur chef religieux. On a cru que la révolte éclatait contre les exactions de la Savak, police d’État. On se trompait. Ce n’était qu’un prétexte, on l’a vu, les justiciers n’ont pas fait mieux. L’imam, comme on l’appelle aujourd’hui, n’a pas refusé seulement nos machines et nos armes, n’a pas rompu seulement les contrats en dollars qu’avait multipliés le shah : tricher ne l’intéresse pas, ce qu’il rejette, c’est le principe même des règles du jeu imposées depuis le siècle dernier par la diplomatie occidentale, avec l’appui de quelques canonnières. D’où la prise des otages diplomatiques, dont plusieurs, selon toute vraisemblance, font du renseignement comme il s’en fait partout.

Nous en sommes au moment tragique de l’affrontement sans merci entre une nation qui croit aux lois internationales et un chef religieux qui n’y voit qu’hypocrisie. Pour Carter, ces lois interdisent de livrer le shah et de prendre des otages, qu’ils soient reconnus coupables ou non, l’un comme les autres, par un tribunal compétent. Pour l’imam, il s’agit tout crument d’échanger un criminel contre des espions.

Carter est-il fidèle à l’Évangile et l’imam fidèle au Coran, quand l’un protège un empereur coupable et quand l’autre menace de tuer des innocents dans une partie où se joue la paix, c’est-à-dire la survie du genre humain ? L’accusé véritable en cette affaire n’est-il pas le modèle occidental, non seulement de civilisation mais de loi internationale ?


Dans le même temps, notre modèle industriel a subi deux échecs retentissants : l’incident nucléaire de Three Mile Island, et l’accident pétrolier d’Ixtoc II.

Ce qu’il y a de plus inquiétant, dans les deux cas, c’est le mensonge sur l’un et le silence sur l’autre.

Tous les experts européens envoyés par leurs gouvernements sont revenus de Harrisburg avec des récits lénifiants : c’est tellement mieux chez nous, rien de pareil n’arriverait, d’ailleurs il n’est rien arrivé. Tel est le résumé des rapports officiels sur un simple « incident » qui eut pu faire 100 000 morts mais n’en a pas fait un, soyez donc rassurés.

Les rapports publiés aux USA et les lettres de lecteurs aux journaux racontent une histoire différente. Infiniment plus inquiétante. Mais on n’en dit rien en Europe.

Et de même, après des récits et films dramatiques à la TV, on a cessé très curieusement de nous renseigner sur le déversement de centaines de millions de tonnes de pétrole dans le golfe du Mexique. Ils coulent toujours, mais ce n’est plus une « nouvelle ». C’est simplement la plus grande catastrophe énergétique du siècle. Personne n’en voit l’issue, ou n’oserait la dire.


Nos journaux ne se sont pas interdit de parler de « foules fanatisées » au sujet des défilés monstres dans les rues de Téhéran ou de Tabriz. Mais parlant des voyages de Jean Paul II en Pologne, en Irlande, au Mexique, à New York, ils n’ont parlé que de ferveur et de piété.

Il s’agit, à vrai dire, dans les deux cas, d’un retour du religieux trop longtemps refoulé par le rationalisme plat du xixe et prétendument scientifique du xxe siècle.

Face à la renaissance spectaculaire de l’islam combattant, on comprend que le pape Jean Paul II, venu du monde communiste, ait voulu relever un double défi et tester la vitalité du christianisme dans les masses. On sait les résultats spectaculaires qu’il a obtenus dans tous les pays catholiques. La seule limite qu’il ait rencontrée étant bien sûr celle que l’islam ne pouvait pas manquer de lui poser en Turquie.

Ce qui demeure certain, c’est le retour en force du fait religieux, après cent ans de matérialisme professé par les bourgeois, par les marxistes, par les intellectuels, etc.


Les événements atroces ou pittoresques de cette année, « boat people » et chute de trois dictateurs, ne relèvent pas moins que ceux de l’Iran de notre responsabilité occidentale.

Bokassa ier , ex-sergent-chef, copiait Napoléon lorsqu’il s’est fait sacrer, et la France le soutenait parce que la Centrafrique détient beaucoup d’uranium dans son sol. (D’où la chute de l’empereur, sitôt qu’il a traité avec le « fou d’Allah » qu’est Kadhafi.)

Somoza était soutenu par les USA, comme le furent vingt autres dictateurs considérés comme défenseurs de l’ordre mais sacrifiés dès que le rapport des forces entre eux et leur peuple s’est inversé.

Quant au drame du Cambodge, il s’agit, si l’on veut en juger moralement, de se rappeler ses origines : la colonisation de l’Indochine par la France, la guerre perdue par les Français à Diên Biên Phu ; le régime de Diem, renversé par les services secrets de Washington, puis la guerre et le rejet des troupes américaines par les Viets.

Ce qui se passe, en 1979, c’est l’attaque du Vietnam à l’ouest, au nom du communisme russe, contre le régime de Pol Pot qui massacrait au nom du communisme chinois. Et c’est le rejet à l’est de dizaines de milliers d’opposants, jetés à la mer contre argent comptant.


Une lueur d’espoir dans tout cela : les 22 démocraties que compte l’Europe de l’Ouest — depuis que la Grèce, l’Espagne et le Portugal ont chassé leurs régimes fascistes sans faire une seule victime ! — sont en train de s’accorder sur deux points décisifs : l’énergie et les régions.

— Des mesures d’économie d’énergie ont été adoptées dans la plupart des pays européens ;

— Le droit à l’autonomie des régions a été reconnu par la Constitution espagnole, et il est au centre des débats sur la constitution fédéraliste du Royaume de Belgique.

Ainsi l’Europe a-t-elle entrepris de donner au tiers-monde la seule chose qu’il accepte : un exemple.