I
Destin du siècle ou vocation personnelle ?7
Depuis des années, dans toutes les▶ conférences, dans tous ◀les▶ journaux ◀d’▶opinion, dans tous ◀les▶ manifestes ◀de▶ partis ou ◀de▶ ligues, une expression revient comme une véritable hantise, comme ◀le▶ grand lieu commun ◀de▶ ◀la▶ peur qui s’est emparée des hommes. On ne nous parle plus que du « désarroi actuel ».
Il n’est pas ◀d’▶expression plus juste, pour qui se borne à considérer notre époque et ◀les▶ doctrines infiniment contradictoires qui s’affrontent au milieu du désordre. Il n’est pas ◀d’▶expression plus fausse, et même plus dangereuse, pour qui veut prendre position et pénétrer dans ◀la▶ bagarre universelle.
Je vois bien ◀le▶ désordre et ◀la▶ contradiction. ◀L’▶argent règne sur notre monde, comme une puissance occulte et pourtant méticuleusement tyrannique, comme une divinité qui, depuis peu, serait devenue folle. Des peuples entiers s’exaltent pour une dictature qui tire son seul prestige ◀de▶ ◀la▶ misère et ◀de▶ ◀la▶ lâcheté publique. Des provinces entières sont ruinées par des exploitations dont ◀les▶ bénéfices s’engloutissent en deux heures ◀de▶ panique boursière. ◀Les▶ inventeurs se voient refuser des brevets parce que chaque machine nouvelle, au lieu de libérer ◀les▶ travailleurs, crée du chômage8. Et, cependant, ◀les▶ peuples ◀de▶ toute ◀la▶ terre continuent ◀de▶ croire au Progrès et aux bienfaits ◀de▶ ◀la▶ richesse. ◀Les▶ campagnes se vident ; ◀les▶ jeunes gens n’ont plus goût à y vivre. ◀Les▶ villes se congestionnent et ◀la▶ jeunesse y traîne une misère fiévreuse. Et, cependant, ◀les▶ politiciens ◀de▶ tous bords consacrent leur astuce à équilibrer des budgets, dont ils seront ◀les▶ seuls bénéficiaires. ◀La▶ corruption s’étale, flétrie avec grandiloquence par des journaux qui vivent ◀de▶ fonds secrets.
C’est à tout cela que ◀l’▶on pense lorsqu’on nous parle du « désarroi actuel ».
Croit-on vraiment que tout cela soit si nouveau ? Croit-on vraiment que, jusqu’à ces dernières années, ◀la▶ civilisation ◀de▶ ◀l’▶Occident ait permis plus ◀d’▶espoirs, favorisé plus ◀de▶ vertu, mieux assuré ◀la▶ paix du monde et ◀les▶ rapports normaux entre ◀les▶ hommes ? Croit-on vraiment que ◀le▶ « désarroi » soit seulement « actuel », et ne veut-on parler ◀de▶ « désarroi » que lorsque ◀les▶ valeurs boursières et ◀la▶ tranquillité publique sont menacées ?
◀La▶ vérité, c’est que ◀la▶ situation du monde a été ◀de▶ tout temps désespérée. Seulement, maintenant, cela se voit.
Depuis ◀la▶ chute du premier homme, depuis ◀le▶ déluge, ◀le▶ monde se débat dans une crise dont ◀les▶ périodes dites « prospères » ne sont que ◀les▶ temps ◀de▶ répit, souvent déshonorés par ◀la▶ culture des illusions et ◀la▶ dégradation du sens ◀de▶ ◀la▶ révolte. ◀L’▶histoire du monde, bien loin ◀d’▶être ◀l’▶histoire ◀d’▶un progrès continu, nous apparaît plutôt comme une solennelle dégringolade, une contagion ◀de▶ déséquilibres, dévorant successivement toutes ◀les▶ possibilités ◀d’▶aménagement ◀de▶ ◀la▶ terre.
Pourtant, certaines époques ont connu ◀la▶ grandeur. Ce ne furent pas ◀les▶ moins corrompues ◀de▶ ◀l’▶histoire, mais celles où ◀la▶ corruption permanente fut ouvertement reconnue, dénoncée et battue en brèche. Notre époque, elle aussi, possède sa chance ◀de▶ grandeur. Je dirai même qu’elle a plus ◀de▶ chances qu’aucune autre. ◀Le▶ vieux « désordre » qui couvait sous des apparences paisibles est soudain devenu flagrant. Il promène par ◀les▶ rues ◀de▶ nos villes européennes ◀de▶ grands panneaux-réclame qui parlent un langage clair. Jamais il ne fut plus facile ◀de▶ reconnaître ◀les▶ choix nécessaires. Désordre, oui, et plus grand que jamais. Désarroi ? Non. ◀Les▶ doctrines sont contradictoires ? ◀Les▶ évaluations morales sont devenues presque impossibles ? Oui, certes ! Sur le plan ◀de▶ ◀la▶ connaissance désintéressée, nous ne trouvons jamais aucun principe qui unifie. Mais, au contraire, dès que nous nous posons la question ◀de▶ ◀l’▶homme, du rôle ◀de▶ ◀l’▶homme, du destin ◀de▶ ◀l’▶homme en face du destin du siècle, tout se simplifie aussitôt ; et si, faisant un pas de plus, nous posons la question ◀de▶ notre destin personnel, en face des destins collectifs, ◀le▶ choix nécessaire apparaît avec une netteté qui, je ◀le▶ répète, est ◀la▶ chance ◀de▶ notre époque.
Je voudrais décrire cette époque, telle qu’elle nous apparaît ◀de▶ ce point de vue, en quelques traits fort simples. J’insiste sur ◀le▶ mot simple, qui me paraît caractériser notre siècle. On dit ◀le▶ contraire un peu partout, je ◀le▶ sais bien. On répète que ◀les▶ événements nous dominent et qu’ils sont incompréhensibles et impensables. Ce n’est pas vrai ! C’est encore un vieux raisonnement que nous connaissons trop bien, et dont nous connaissons aussi ◀la▶ signification réelle. C’est ◀l’▶argument des gens en place qui, chaque fois que nous venons dire : voici ce qu’il faut faire, nous répondent : attention ! ◀le▶ problème est plus complexe ! Non, ◀les▶ problèmes ne sont pas si complexes, en réalité, ou, s’ils ◀le▶ sont, osons ◀les▶ simplifier. Ce qui est difficile, ce n’est pas ◀de▶ voir ◀le▶ vrai, c’est ◀d’▶oser ◀les▶ actes qu’il faut, et que nous connaissons très bien. Trop souvent, nos maîtres nous ont fourni des méthodes ◀d’▶évasion dans ◀la▶ complexité. Trop souvent ils nous ont mis en garde contre un « certain esprit simpliste », qui est, au vrai, ◀l’▶esprit ◀de▶ décision et ◀d’▶engagement concret dont nous avons ◀le▶ plus besoin. Cessons ◀de▶ nous réfugier derrière des complexités que nous créons à plaisir, qui ne sont pas dans ◀la▶ situation et qui sont autant ◀de▶ prétextes à refuser ◀de▶ prendre position, comme si ce n’était pas là, déjà, prendre une position, mais, à coup sûr, ◀la▶ pire ! Nous nous sommes laissés endormir. Nos maîtres ◀les▶ plus respectés ont été trop souvent pour nous des professeurs ◀d’▶abstention distinguée, des grands prêtres ◀de▶ ◀l’▶insoluble.
Mais, un beau jour, ◀les▶ événements nous réveillent brusquement. Maintenant, il va falloir choisir. ◀La▶ pensée redevient un danger, un facteur ◀de▶ choix et ◀de▶ risque, et non plus un refuge idéal. Ne nous en plaignons pas : ◀le▶ risque est ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ pensée.
Destin du siècle : ◀l’▶expression est courante, mais suspecte9. Si nous y regardons ◀de▶ près, nous allons voir que ◀le▶ simple assemblage ◀de▶ ces deux mots, destin et siècle, contient peut-être ◀le▶ secret du mal dont nous souffrons. Il suffit, pour ◀le▶ faire apparaître, ◀de▶ poser cette simple question : comment un siècle peut-il avoir un destin ?
En réalité, il n’y a ◀de▶ destin que personnel. Seul un homme peut avoir un destin, un homme seul, en tant qu’il est différent des autres hommes. Napoléon, César, Lénine ont un destin. Mais aussi chacun ◀de▶ nous a un destin, dans ◀la▶ mesure où chacun ◀de▶ nous possède une raison ◀d’▶être, quelle qu’elle soit, une servitude particulière, une passion qui est bien à lui, une vocation. Si ◀l’▶on admet facilement ◀de▶ nos jours, qu’un siècle ait un destin, c’est que ◀l’▶on a pris ◀l’▶habitude ◀d’▶attribuer une sorte ◀de▶ valeur indépendante à des êtres collectifs. Je m’explique. Quand nous disons : ◀le▶ siècle, ◀le▶ xxe siècle, par exemple, nous entendons par là une réalité historique très composite, très générale, qui englobe toute ◀l’▶humanité, et dont ◀les▶ éléments sont presque tous ◀de▶ nature collective. ◀L’▶histoire ◀d’▶un siècle, c’est ◀l’▶histoire des collectivités, c’est ◀l’▶histoire des peuples, des nations, des classes, des races, des entreprises publiques ou privées. Ce n’est que très accessoirement ◀l’▶histoire des personnes, ◀de▶ quelques génies, par exemple. Quand nous disons destin du siècle, nous disons destin des nations, destin du prolétariat, destin du capitalisme, destin du machinisme. ◀Le▶ destin du siècle, c’est ◀le▶ destin des ismes, qui sont — en fin de compte — des abstractions. Et, je ◀le▶ répète, pour que ces ismes aient, à nos yeux, un destin, il faut que nous ayons pris ◀l’▶habitude ◀de▶ ◀les▶ considérer comme autant ◀de▶ réalités autonomes, possédant leurs lois propres, échappant à notre domination et poursuivant, en dehors de nos prises personnelles, leur évolution fatale, leur destinée.
Autant dire que nous avons fait ◀de▶ toutes ◀les▶ réalités collectives des divinités nouvelles, des divinités presque toujours menaçantes, et dont nous essayons avec angoisse ◀de▶ scruter ◀les▶ caractères, ◀les▶ habitudes, ◀les▶ intentions secrètes, — ◀les▶ destins.
Notre siècle, en tant que siècle, est athée, totalement athée, et consciemment athée. Mais, en même temps, il est polythéiste et superstitieux au dernier degré. ◀La▶ grande majorité ◀de▶ nos contemporains ne croit pas en Dieu et sait qu’elle n’y croit pas. Mais elle garde chevillé au cœur ◀le▶ besoin ◀d’▶obéir à des forces invisibles et ◀de▶ leur rendre un culte ◀de▶ latrie.
Tous, nous servons ces dieux, tous, nous leur obéissons, et certains d’entre nous sont prêts à leur sacrifier leur vie même. ◀Les▶ noms ◀de▶ ces divinités, vous ◀les▶ connaissez bien : ce sont ◀l’▶État, ◀la▶ nation, ◀la▶ classe, ◀la▶ race, ◀l’▶argent et ◀l’▶opinion publique. Elles ont encore un autre nom, et qui leur est commun à toutes : c’est ◀le▶ Nombre, c’est peut-être Légion… Sans doute n’avons-nous pas toujours conscience ◀de▶ ◀les▶ servir. Vous me direz peut-être que, pour votre compte, ◀la▶ classe ou ◀la▶ race vous importent assez peu. Vous jouez, vis-à-vis de ces divinités, ◀le▶ rôle ◀d’▶incroyants, ◀de▶ sceptiques ou même ◀d’▶adversaires. Mais il y a d’autres dieux pour cette espèce-là ◀d’▶incroyants, et ce sont, par exemple, ◀l’▶opinion publique et ◀la▶ presse, auxquelles nul d’entre nous n’échappe, ni ne songe à échapper.
◀La▶ classe et ◀la▶ race : voilà peut-être ◀les▶ divinités maîtresses ◀de▶ cette première moitié du siècle. Qu’il s’agisse bien là ◀de▶ dieux, c’est ce que nous prouvent abondamment leurs exigences, qui sont ◀la▶ foi aveugle et ◀les▶ sacrifices humains. Ces dieux ont même leur théologie, scientifique, bien entendu, et dont ◀les▶ deux disciplines principales sont ◀l’▶Histoire et ◀la▶ Sociologie.
Nous trouverons ◀les▶ meilleurs exemples ◀de▶ cette théologie dans ◀les▶ écrits marxistes, plus intelligents et plus logiques surtout que ceux des fascistes et racistes. Prenez le dernier article ◀de▶ Trotski contre Hitler. C’est ◀d’▶une logique parfaite. Tout s’y enchaîne en une démonstration inattaquable, une fois ◀les▶ prémisses admises. Quelles sont ces prémisses ? ◀La▶ principale, c’est que toute notre idéologie, toutes nos révoltes, toute notre attitude pratique s’expliquent ◀d’▶une manière suffisante par notre appartenance à une classe déterminée. Hitler, selon Trotski, s’explique entièrement par ◀le▶ fait qu’il était, à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ guerre, caporal dans ◀l’▶armée allemande. Son idéologie n’a rien ◀de▶ personnel, c’est ◀l’▶idéologie des petits gradés ◀d’▶une armée vaincue. ◀L’▶hypothèse est séduisante, vraisemblable même. Que répondra Hitler ? Il répondra que tout ce que dit Trotski s’explique simplement par ◀le▶ fait que Trotski est un Juif. Voilà, n’est-ce pas, deux points de vue inconciliables et contradictoires ? Sur le plan politique tout au moins, ils paraissent s’opposer avec une certaine violence ; mais par rapport à ◀l’▶homme, ils sont absolument semblables et nous pouvons ◀les▶ renvoyer dos à dos. L’un et l’autre tendent à nous faire croire que ◀l’▶homme n’est rien, mais moins que rien, et que tout ce qui se passe dans ◀le▶ monde obéit à des lois générales et historiques qui échappent à notre volonté et sur lesquelles nos révoltes sont sans prise, puisque ces révoltes sont elles-mêmes prévues et déterminées par notre classe ou notre race. Destin du siècle contre destin ◀de▶ ◀l’▶homme.
Il faut bien reconnaître qu’en cette année 1934, ◀l’▶homme se défend très mal. Et comment se défendrait-il, quand il adore tout ce qui veut sa perte ?
Nos camarades marxistes ou racistes ont bien vu ◀le▶ danger. Mais ils en tirent une conclusion inattendue. Reprenant ◀le▶ mot ◀de▶ Goethe, sans ◀le▶ savoir, ils nous enseignent que ◀la▶ loi seule nous conduit à ◀la▶ liberté. Adhérez au déterminisme ◀de▶ ◀l’▶histoire, abandonnez votre cher petit moi, fondez votre destin dans celui du prolétariat ou ◀de▶ ◀la▶ race aryenne, et toutes vos inquiétudes s’apaiseront.
Bien. Mais il faut prendre garde d’abord ◀de▶ confondre ◀le▶ sacrifice et ◀le▶ suicide.
◀L’▶élan qui jette des millions ◀de▶ nos contemporains dans ◀les▶ destins du siècle, c’est peut-être ◀l’▶élan ◀d’▶une fuite devant ◀le▶ destin particulier et ◀la▶ responsabilité ◀de▶ chacun.
◀Les▶ brigadiers ◀de▶ choc et ◀les▶ miliciens hitlériens s’indignent ◀de▶ ce reproche. Ils nous répondent, avec raison, que leur action n’a pas ◀les▶ apparences ◀d’▶une évasion, ◀d’▶une démission ; qu’ils n’ont pas fui ◀les▶ risques et qu’ils ont exposé leurs vies. Enfin, qu’ils sont animés par une foi constructive que bien des jeunes bourgeois railleurs devraient leur envier. C’est juste. Aussi bien ◀la▶ question revient-elle en définitive à savoir si ◀la▶ foi des marxistes et des racistes est vraie.
Sur quoi se fonde-t-elle ? Quelles réalités sont à sa base ? ◀De▶ ◀l’▶aveu même des sociologues marxistes ou hitlériens, ce sont des réalités générales, ◀d’▶ordre statistique ; des considérations, par exemple, sur ◀le▶ développement économique des siècles passés, quand ce ne sont pas des statistiques ◀de▶ phrénologues. Ce sont toujours des réalités passées, historiques, achevées, mortes comme toutes ◀les▶ moyennes et, dans ce sens, abstraites.
Sur quoi peut bien se fonder une loi historique ? Sur ce qui a été fait. Toute loi qu’on découvre dans ◀la▶ société humaine repose sur ◀le▶ principe démissionnaire par excellence du déterminisme, qui peut se formuler ainsi : qui a bu boira !
Or, ◀la▶ seule chose intéressante au monde — et je dis intéressante au sens ◀le▶ plus profond du terme, ◀la▶ seule chose qui intéresse chacune ◀de▶ nos vies —, c’est qu’il y ait parfois, par exemple, un ivrogne qui s’arrête ◀de▶ boire, ne fût-ce que pour faire mentir ◀le▶ proverbe.
◀Les▶ lois générales, économiques ou sociales, sont toujours justes, dans ◀la▶ mesure où nous démissionnons ◀de▶ notre rôle ◀d’▶hommes responsables et créateurs. Leur rigueur mesure exactement notre dégénérescence.
◀Le▶ philosophe Léon Chestov disait un jour à quelques amis :
Il paraît qu’il existe deux théories tout à fait opposées concernant ◀l’▶origine du genre humain. ◀Les▶ uns prétendent que ◀l’▶homme descend du singe, ◀les▶ autres croient qu’il a été créé par Dieu. Ils se disputent énormément. J’estime qu’ils ont tort ◀de▶ se disputer, parce qu’ils ont raison ◀les▶ uns et ◀les▶ autres. Ma théorie est ◀la▶ suivante : ceux qui pensent que ◀l’▶homme descend du singe, descendent en effet du singe et constituent une race à part, à côté de ◀la▶ race des hommes créés par Dieu, et qui, eux, croient et savent qu’ils ont été créés par Dieu.
Cette petite histoire ne s’applique pas seulement aux partisans attardés ◀de▶ Darwin, mais aussi bien aux partisans ◀de▶ Marx et ◀de▶ Gobineau. Il est tout à fait vrai que ◀les▶ adeptes du marxisme et du racisme sont entièrement dominés par ◀la▶ classe ou ◀la▶ race, et c’est perdre son temps que ◀de▶ contester leur croyance. Ces hommes-là savent au moins ce qui ◀les▶ mène, ils poussent ◀le▶ monde dans ◀la▶ direction où il doit tomber fatalement, si on ◀le▶ laisse tomber. En cela, ils sont peut-être supérieurs aux libéraux et aux dilettantes qui tombent, eux aussi, mais continuent ◀d’▶évoquer ◀la▶ liberté et ◀les▶ idéaux supérieurs dont ils s’éloignent de plus en plus.
Mais j’ai beau ne pas croire, pour mon compte, à ◀la▶ réalité ◀de▶ tous ces mythes, j’ai beau ne pas croire qu’ils aient ◀le▶ droit ◀de▶ disposer ◀de▶ nos vies, je suis bien obligé ◀de▶ reconnaître qu’en fait, ils nous dominent. Ne fût-ce que par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ presse. On peut dire, sans exagérer, que ◀les▶ journaux disposent ◀de▶ nos vies. Sans eux, ◀la▶ préparation des esprits qui prélude à toute guerre moderne bien comprise serait impossible. Sans eux, ◀les▶ partis politiques seraient sans force, ◀les▶ luttes sociales perdraient beaucoup de leur violence. Sans eux, nous ne saurions pas grand-chose des dieux du siècle, et peut-être aurions-nous un peu plus ◀d’▶attention pour ◀les▶ vrais problèmes ◀de▶ nos vies.
Mais si ◀les▶ journaux disposent ◀de▶ nos vies, ◀l’▶argent dispose des journaux. Et voilà le dernier anneau ◀de▶ ◀la▶ chaîne ◀de▶ notre destin. Abrégeons, car, avec ◀l’▶argent, nous n’en finirions pas. ◀L’▶argent est partout, il est dans tout, il est tout et tous ◀le▶ servent.
Destin du siècle, destin des ismes, dévorants et inhumains.
Je voudrais, avant de poursuivre, dissiper un malentendu que cette description a pu faire naître dans ◀l’▶esprit ◀de▶ quelques-uns.
Je sais que ◀le▶ bon ton, dans certains milieux bien-pensants, veut qu’on dénonce ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ masse. On s’indigne du nivellement universel, à quoi doit aboutir ◀le▶ communisme. On raille ◀le▶ caporalisme des jeunes miliciens en chemise brune. On nous dit que ◀la▶ vie, en Amérique, est impossible, parce que tous ◀les▶ appartements sont pareils et qu’un homme n’a pas ◀le▶ droit ◀de▶ sortir dans ◀la▶ rue coiffé ◀d’▶un chapeau ◀de▶ paille avant ◀la▶ date fixée par ◀les▶ grands fournisseurs. On prétend que ◀l’▶individu se perd de plus en plus dans ◀la▶ masse anonyme.
Je crois que c’est là ce qu’il peut faire ◀de▶ mieux. ◀L’▶individu, tel que ◀le▶ concevait le dernier siècle, ◀l’▶homme isolé qui cultivait jalousement sa petite vie intérieure, à ◀l’▶abri ◀de▶ ◀la▶ Déclaration des droits de l’homme, ne mérite pas qu’on ◀le▶ pleure. ◀L’▶individu des libéraux, c’était, par excellence, un homme sans destin, un homme sans vocation ni raison ◀d’▶être, un homme dont ◀le▶ monde n’exigeait rien. Cet être-là, fatalement, devait désespérer ◀de▶ soi-même et ◀de▶ tout. Et nous vîmes, tôt après ◀la▶ guerre, reparaître ◀le▶ fameux « mal du siècle ». ◀La▶ jeunesse découvrait avec angoisse qu’elle n’avait plus rien ni personne à servir. C’est ◀l’▶état ◀le▶ plus dégradant.
On vit alors, chez ◀les▶ meilleurs ◀de▶ ces jeunes gens, se déclarer une épidémie ◀de▶ suicides, qui ne prit pas toujours ◀la▶ forme romantique du coup ◀de▶ revolver, qui prit même beaucoup plus souvent ◀la▶ forme ◀d’▶un enrôlement dans quelque troupe ◀d’▶assaut.
En vérité, ce serait une erreur insondable que ◀de▶ voir ◀le▶ salut ◀de▶ notre époque dans un retour à ◀l’▶individu. ◀L’▶individu est ◀l’▶origine ◀la▶ plus certaine du triomphe des masses. C’est parce que ◀l’▶individu des libéraux était sans destin, qu’il a cru au destin des autres ; c’est parce qu’il n’avait pas ◀de▶ vocation, qu’il a voulu servir ◀la▶ seule vocation ◀de▶ sa race. ◀La▶ meilleure preuve, d’ailleurs, ◀de▶ ◀l’▶origine individualiste des mythes collectifs, je ◀la▶ vois dans ◀l’▶aboutissement ◀de▶ ces mythes.
On a cru trouver en eux ◀les▶ principes ◀d’▶une communauté nouvelle que ◀l’▶individualisme avait dissoute. Il n’y a jamais eu autant ◀de▶ ligues, ◀de▶ groupements, ◀de▶ partis et ◀d’▶associations qu’aujourd’hui, mais aussi jamais moins d’accord réel, jamais plus ◀de▶ haine déclarée. ◀L’▶amour des hommes, transposé dans ◀la▶ collectivité, devient automatiquement ◀de▶ ◀la▶ haine. On me dira que ◀la▶ solidarité entre ◀les▶ peuples est désormais un fait acquis, une réalité économique. Nous devons au progrès mécanique que désormais ◀le▶ globe entier apparaisse solidaire ◀d’▶une même civilisation. Mais cette solidarité, que vaut-elle ?
Le premier exemple qui vous vient à ◀l’▶esprit, lorsqu’on vous dit que désormais « tout se tient » dans ◀le▶ monde, c’est ◀l’▶exemple suivant : ◀le▶ krach ◀d’▶une banque à Paris peut ruiner des petits rentiers belges et jeter sur ◀la▶ paille des milliers ◀d’▶ouvriers annamites. Oui, certes, tout se tient désormais. Mais ◀la▶ solidarité des masses est toujours une solidarité catastrophique. Oui, ◀le▶ destin du siècle, ◀le▶ destin des ismes ne nous laisse rien prévoir ◀d’▶autre qu’un monde chaotique hautement organisé, une monstrueuse agglomération ◀d’▶individus assemblés par ◀la▶ peur et ◀la▶ faim, et ◀la▶ haine, parqués dans des casernes ou des camps ◀de▶ travail — et mourant ◀de▶ solitude.
J’ai terminé ma description du siècle.
Est-elle pessimiste à ◀l’▶excès ? Ce n’est pas cela qu’il nous importe ◀de▶ savoir. Si j’ai simplifié ◀le▶ tableau, c’est que je veux maintenant dégager ◀le▶ choix, ◀la▶ décision que chacun d’entre nous peut prendre.
Destin du siècle ou destin ◀de▶ ◀l’▶homme ? Loi historique ou acte personnel ? Irresponsable ou responsable ? Telle est, je crois, en définitive, ◀la▶ question simple que nous pose ◀l’▶époque.
Vous avez pressenti ◀le▶ parti que j’embrasse. Il me reste à ◀le▶ définir en termes positifs, cette fois.
◀Les▶ dieux, ◀les▶ mythes du siècle, sont tout puissants sur nous. Dénoncer leurs méfaits, ce n’est pas encore leur échapper. ◀Les▶ nier purement et simplement, ou désirer leur destruction, c’est ◀de▶ ◀l’▶utopie. Ils sont là, et ils ont probablement leur raison ◀d’▶être. ◀La▶ classe, ◀la▶ race, jouent dans ◀le▶ monde ◀le▶ même rôle que ◀l’▶instinct dans ◀l’▶homme. ◀La▶ culture du xixe siècle a voulu ◀les▶ ignorer et nous assistons à leur vengeance. ◀Le▶ spiritualisme ◀les▶ a déclarés vulgaires, et ◀l’▶individualisme ◀les▶ a rationnellement ignorés. ◀Les▶ voilà qui reviennent sous ◀le▶ couvert ◀de▶ ce cheval ◀de▶ Troie qui se nomme déterminisme historique. Il faut croire qu’ils ont ◀la▶ vie dure, et que ◀le▶ mieux à faire pour nous, c’est encore ◀de▶ compter avec eux. Mais, compter avec eux, ce n’est pas abdiquer sous leur implacable destin. Ceux qui ◀l’▶ont fait et qui ◀le▶ font encore, je vois bien ce qui ◀les▶ poussait, je vois bien ce qu’il y avait ◀d’▶émouvant dans leur élan vers une nouvelle communauté humaine. Mais ils se sont cruellement trompés ◀de▶ porte en s’adressant aux mythes collectifs. C’était ◀l’▶homme qu’il fallait refaire. Nous avons oublié ce fait très simple : que ◀la▶ société doit être composée ◀d’▶hommes réels. Nous avons tout calculé, sauf ce qui est en effet incalculable : ◀l’▶acte ◀de▶ ◀l’▶homme. Mais ◀le▶ temps vient où ◀les▶ hommes se lassent ◀de▶ théories qui expliquent tout sauf ◀l’▶essentiel. Voici notre dilemme : voulons-nous être des éléments ◀de▶ statistique, ou bien des hommes ◀de▶ chair et ◀de▶ sang, reconnaissant leur condition concrète, mais connaissant aussi leur dignité, leur raison ◀d’▶être personnelle ? Voulons-nous être des personnes ?
Voilà ◀le▶ mot lâché. Je connais ◀la▶ réaction qui ◀l’▶accueille. Hé quoi ! dit-on, en face de tous ces monstres menaçants, vous n’avez rien à proposer que votre chétive personne ? Vous serez emportés comme ◀les▶ autres. Votre réaction est disproportionnée au danger. Et d’ailleurs qu’est-ce que cette personne, dont on nous parle tant depuis quelques années ?
Permettez-moi ◀de▶ renverser ◀la▶ question : que sont ces dieux et ces mythes collectifs sous lesquels on prétend nous courber ?
J’ai essayé ◀de▶ vous montrer qu’ils sont des créations ◀de▶ ◀l’▶homme, et particulièrement ◀de▶ ce personnage égoïste et, en somme, assez lâche, qu’on appelle ◀l’▶individu. Il faut aller plus loin : ◀les▶ mythes collectifs n’expriment rien de plus qu’une certaine attitude, ◀l’▶attitude démissionnaire ◀de▶ ◀l’▶homme en fuite devant sa vocation.
◀Les▶ fantômes collectifs, comme tous ◀les▶ fantômes, n’ont ◀de▶ réalité que celle qu’on leur prête. Si personne n’y croyait, ils n’existeraient pas. Dès que ◀l’▶on croit à ◀la▶ personne, on limite effectivement leur pouvoir. Mais si ces mythes représentent ◀l’▶attitude démissionnaire ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ somme ◀de▶ toutes ◀les▶ démissions particulières, — ◀la▶ personne, au contraire, représente ◀l’▶attitude créatrice, ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶homme.
Tout, en définitive, se joue dans ◀l’▶homme et se rapporte à sa réalité. Dans ◀l’▶homme, ◀la▶ masse n’a pas plus ◀de▶ puissance que ◀la▶ personne. Et c’est dans ◀l’▶homme qu’a lieu ◀le▶ choix, et non pas dans ◀la▶ rue, dans ◀l’▶opinion, dans ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶évolution. ◀Le▶ lieu ◀de▶ toute décision qui crée, c’est ◀la▶ personne.
Et votre rôle ◀d’▶étudiants, c’est-à-dire ◀d’▶intellectuels, m’apparaît alors dans toute sa grandeur. C’est à vous ◀de▶ rechercher dans vos pensées ◀les▶ origines concrètes ◀de▶ ces grands faits qui bouleversent ◀le▶ monde. C’est à vous ◀de▶ déceler, par exemple, ◀l’▶origine permanente et virtuelle des dictatures, dans un fléchissement, en vous, du sens ◀de▶ votre destinée personnelle. À ◀l’▶origine ◀de▶ tout, il y a une attitude ◀de▶ ◀l’▶homme. J’ai essayé ◀de▶ vous montrer ◀l’▶attitude ◀de▶ celui qui se réfugie dans ◀l’▶Histoire10, qui pense par périodes séculaires, qui rêve et qui, pour comble, se croit seul éveillé et conscient des réalités. J’ai essayé ◀de▶ vous montrer qu’en ne pensant qu’historiquement, il fonde en lui ◀la▶ dictature du nombre et ◀de▶ ◀l’▶irresponsable.
Je pourrais maintenant vous donner une contrepartie, tenter ◀de▶ vous décrire ◀la▶ pensée personnaliste, ◀la▶ pensée qui ne veut s’attacher qu’aux seules tâches immédiates. ◀La▶ personne, au contraire de ◀l’▶individu perdu dans ◀l’▶Histoire, vit ◀d’▶instant en instant, ◀d’▶une tâche à une autre, ◀d’▶un acte à un autre acte, toujours imprévisible, toujours aventureux. Elle vit dans ◀le▶ risque et dans ◀la▶ décision, au lieu que ◀l’▶homme des masses vit dans ◀l’▶attente, ◀la▶ révolte et ◀l’▶impuissance. Je pourrais encore vous montrer quelles conséquences politiques commande une telle attitude et quelles révolutions, enfin réelles, elle prépare. Mais ce serait là une autre conférence.
Il reste une question grave, une question dernière que je ne veux pas esquiver. C’est une question qu’on pose souvent aux groupements révolutionnaires que je vous ai cités. Je voudrais y répondre ici en mon nom personnel.
Quel est donc, nous dit-on, ◀le▶ fondement réel ◀de▶ ◀la▶ personne ? Est-ce une vue philosophique ? Est-ce une attitude nietzschéenne ? Est-ce un choix subjectif ? Vous préférez ◀l’▶homme créateur à ◀l’▶homme qui s’abandonne au destin collectif, mais c’est peut-être votre orgueil qui parle ? Sur quelle vérité supérieure se fonde votre personnalisme ?
Je ne vois qu’une réponse à toutes ces questions, c’est ◀la▶ réponse ◀de▶ ◀l’▶Évangile.
Faites toutes ◀les▶ sociétés que vous voudrez, bouleversez ◀les▶ institutions, organisez ◀le▶ monde par ◀la▶ contrainte ou dans ◀la▶ liberté, vous ne ferez pas une société si vous n’avez pas, avant tout, retrouvé ◀le▶ rapport primitif, ◀le▶ rapport véritablement humain, celui qui unit ◀l’▶homme à son prochain.
Or, ce prochain, ◀l’▶Évangile seul nous ◀le▶ désigne, bien plus : il nous ordonne ◀de▶ ◀l’▶être. Et voilà ◀la▶ réalité décisive. Tous, nous avons reçu ◀de▶ Dieu cet ordre : tu aimeras ton prochain comme toi-même. Tous donc, nous avons reçu, chacun à notre place et dans nos circonstances particulières, une vocation personnelle. Personne et vocation ne sont point séparables. Et toutes deux ne sont possibles que dans cet acte, unique ◀d’▶obéissance à ◀l’▶ordre ◀de▶ Dieu, qui s’appelle ◀l’▶amour du prochain.
Je dis bien : acte, et il faut insister là-dessus. ◀Le▶ monde s’est emparé des paroles du Christ et il ◀les▶ a complètement perverties. On nous a présenté cet amour du prochain comme un sentiment bienveillant, une tolérance à l’égard du voisin, une façon plus commode ◀de▶ vivre en société. On a transporté dans ◀l’▶histoire cet amour qui doit être un acte, une présence et un engagement immédiat.
Acte, présence et engagement, ces trois mots définissent ◀la▶ personne, mais aussi ce que Jésus-Christ nous ordonne ◀d’▶être : ◀le▶ prochain.
Lorsque ◀les▶ docteurs ◀de▶ ◀la▶ loi voulurent éprouver Jésus, l’un d’entre eux se leva et lui dit : mais qui est mon prochain ? Ce docteur se disait sans doute : aimer son prochain, c’est bien vague, cela me paraît assez sentimental… Jésus lui répondit par une parabole, celle du Bon Samaritain. Et ◀le▶ docteur ◀de▶ ◀la▶ loi découvrit cette vérité que toute sa religion n’avait pas pu lui faire comprendre : ◀le▶ prochain, c’est celui qui exerce, en actes, ◀la▶ miséricorde.
Cet acte, en chacun ◀de▶ nous, peut être vainqueur ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Cet acte, à chaque fois qu’il nous est donné ◀de▶ ◀le▶ faire, rétablit ◀le▶ rapport humain, fonde notre destin personnel et fonde aussi ◀la▶ seule société possible.
Ne nous y trompons pas : ◀l’▶acte ◀de▶ ◀la▶ miséricorde, c’est ◀l’▶acte ◀le▶ plus révolutionnaire qui ait jamais paru dans notre monde. Lui seul suffit à vaincre ◀les▶ destins du siècle, lui seul atteint ◀le▶ mal à sa racine, qui est en nous, qui est au fond ◀de▶ notre désespoir.
◀Les▶ grandes lois historiques et révolutionnaires peuvent bien nous servir ◀de▶ refuge, ◀de▶ prétextes et ◀d’▶arguments au service ◀de▶ nos passions, au secours ◀de▶ notre misère matérielle. Mais elles ne pénètrent jamais dans ◀l’▶intimité ◀de▶ notre être, là où réside ◀le▶ désespoir ◀de▶ ◀l’▶homme qui ne connaît pas son destin. Après tout, ◀l’▶homme désespéré, ce qu’il veut, ce n’est pas une explication du désespoir qui ◀le▶ possède, mais c’est une consolation. Je prends ce mot dans son sens ◀le▶ plus fort, tel que ◀le▶ donne ◀l’▶étymologie. Consoler, c’est littéralement : rendre complet, unifier ◀l’▶être, réunir.
◀L’▶homme désespéré, ◀l’▶homme sans vocation personnelle, c’est un homme incomplet, désuni. Et ce n’est pas ◀la▶ connaissance intellectuelle du destin ◀de▶ sa classe ou ◀de▶ sa race qui va suffire pour ◀l’▶arracher à sa misère ; il lui faut une rencontre, un événement, un acte.
Et voilà ◀le▶ mystère devant lequel je vous laisse maintenant. Nous ne rencontrons personne au monde, avant ◀d’▶avoir rencontré Dieu.