XII
Communauté révolutionnaire
L’▶époque où nous vivons cherche ◀la▶ paix comme d’autres ont cherché ◀la▶ puissance, ou ◀l’▶ordre, ou ◀l’▶aventure, ou ◀le▶ plaisir. Cette ardeur est évidemment maladive. ◀L’▶homme sain ne s’excite pas sur ◀l’▶idée ◀de▶ sécurité. Il demande un principe ◀de▶ grandeur, ou simplement quelque chose à faire. ◀La▶ paix n’est pas une occupation, ni un but. Du moins pour notre civilisation, elle n’est rien que ◀l’▶absence obsédante ◀de▶ ◀la▶ guerre. Tout cela est assez connu, mais peu de personnes en tiennent compte. Si nous ◀le▶ répétons, c’est afin d’insister, une fois de plus, sur cette absence ◀de▶ tout principe vivant ◀d’▶unité et ◀d’▶union, qui est ◀la▶ marque ◀de▶ notre temps, et ◀la▶ cause ◀de▶ notre psychose ◀de▶ sécurité. Tant que cette carence fondamentale ne sera pas dénoncée, reconnue et combattue, on perdra son temps à dénoncer et à combattre ◀les▶ instruments ◀de▶ ◀la▶ guerre menaçante : politiciens, maîtres ◀de▶ forges, journalistes. ◀La▶ corruption est tellement générale que ces dénonciations perdent toute efficacité. Elles sont d’ailleurs filtrées et maquillées par ◀la▶ Presse, c’est-à-dire par l’un des agents ◀les▶ plus puissants qui travaillent pour ◀la▶ guerre. ◀Les▶ communistes ont parfaitement raison ◀de▶ soutenir que ◀le▶ régime est organiquement lié à ◀la▶ guerre, et que ◀la▶ guerre est une des pièces indispensables du système capitaliste. Mais ils s’arrêtent à ◀la▶ dénonciation des moyens et des personnes. ◀Le▶ danger est beaucoup plus profond : il est dans ◀la▶ conception rationaliste ◀de▶ ◀l’▶État moderne et dans ◀la▶ conception abstraite ◀de▶ ◀l’▶homme considéré comme individu indifférencié. Or ces deux conceptions sont également à ◀la▶ base ◀de▶ tout ◀le▶ système marxiste-stalinien. Elles y sont même plus rigoureusement formulées que dans ◀le▶ système parlementaire. C’est pourquoi nous considérons ◀le▶ communisme comme ◀l’▶agent ◀le▶ plus perfectionné ◀de▶ ◀la▶ désagrégation atomique ◀de▶ notre monde, — désagrégation dont ◀l’▶aboutissement fatal serait ◀la▶ ruine ◀de▶ toute vie organique et ◀de▶ toute solidarité réelle, tandis qu’il était, en régime capitaliste, ◀la▶ guerre du droit et ◀de▶ ◀la▶ justice.
Ces simplifications résument des études que nous avons, ailleurs, poussées dans ◀le▶ détail53. Elles nous permettent ◀de▶ situer notre opposition au monde actuel. Elles nous permettent aussi ◀de▶ donner sa réelle et pratique importance, dans ◀l’▶ordre des sanctions immédiates, à une opposition ◀d’▶apparence toute philosophique : celle ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀de▶ ◀la▶ personne.
◀L’▶égalité contre ◀la▶ fraternité
Considérer ◀l’▶homme en tant qu’individu abstrait (principes ◀de▶ 89) et fonder sur cet individu toutes ◀les▶ institutions, et ◀la▶ morale, c’est méconnaître ◀la▶ nature concrète ◀de▶ ◀l’▶homme, qui comporte ◀le▶ conflit.
◀Les▶ institutions, n’ayant pas compté avec ◀l’▶homme concret, n’ont pas compté avec ◀le▶ principe ◀de▶ tout conflit, et sont sans forces contre ◀les▶ conflits qui surgissent.
Elles essaient alors ◀de▶ déshumaniser ◀les▶ hommes. Elles cherchent ◀la▶ paix par ◀la▶ stérilisation. — D’ailleurs, elles échouent. ◀Les▶ conflits qui éclatent sont alors sanglants.
◀L’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ notion ◀d’▶individu, ◀d’▶homme en soi, ◀d’▶homme type, est trop connue pour que nous ◀la▶ reprenions ici. On sait comment cette notion a passé dans ◀les▶ mœurs au cours du xviiie siècle, à ◀la▶ faveur des théories rationalistes et matérialistes ◀de▶ ◀l’▶Encyclopédie. ◀Les▶ théoriciens des droits de l’homme, ayant cru remarquer que tous ◀les▶ conflits humains naissaient des différences entre ◀les▶ hommes, conçurent cette utopie ◀de▶ supprimer ◀les▶ différences. Ils se flattaient ainsi ◀d’▶établir une paix définitive. Ce qui leur permettait ◀de▶ croire possible une telle égalisation, c’était peut-être ◀l’▶importance qu’avait prise, à leur époque, ◀l’▶argent. ◀L’▶argent devenait ◀le▶ principal facteur ◀de▶ différenciation entre ◀les▶ hommes. Du moins ◀le▶ plus visible. Il se peut que ce fait ait contribué à disqualifier ◀les▶ différences humaines et à faire croire qu’elles étaient accidentelles et méprisables. Les premières revendications ◀d’▶égalité furent néanmoins ◀d’▶ordre strictement politique. On voulait un système fondé sur ◀l’▶homme-en-général. On se battit pour ce système et on ◀l’▶obtint. On perdit ◀de▶ vue ◀les▶ hommes, dans leur diversité. ◀L’▶État devint une réalité indépendante, ◀l’▶expression ◀de▶ ◀la▶ collectivité des égaux.
Or ces égaux n’existaient pas. Il fallait ◀les▶ créer. ◀L’▶égalité, ce fut en fait ◀l’▶égalisation à tout prix. À la fois pour dissimuler ◀la▶ brutalité ◀de▶ cette action, et pour ◀la▶ rendre populaire, on eut recours à des mots d’ordre véritablement humains, mais que cette action même rendait inefficaces : ◀l’▶Égalité parut glorieusement encadrée par ◀la▶ Liberté et ◀la▶ Fraternité.
En fait, ◀l’▶égalisation était une atteinte à ◀la▶ liberté, et ◀la▶ rendait humainement impossible au moment même où elle ◀l’▶imposait sur le plan ◀de▶ ◀l’▶État. On ne ◀le▶ vit pas tout de suite : ◀l’▶État commença par détruire certaines injustices criantes, détournant ◀l’▶attention ◀de▶ ◀l’▶injustice permanente et sournoise qu’il établissait parmi ◀les▶ hommes. Ce ne fut que lorsque ◀les▶ citoyens eurent compris que leur égalité purement politique était fictive54 qu’ils commencèrent à soupçonner ◀la▶ duperie. Il leur reste à comprendre que ◀l’▶Égalité n’est pas seulement fictive, mais encore que sa revendication est nécessairement tyrannique.
D’autre part, et ceci est plus grave, ◀l’▶égalisation rendait impossible toute fraternité véritable.
Elle introduisait en effet, dans notre monde tel qu’il est, un principe entre tous néfaste : celui ◀de▶ ◀la▶ comparaison perpétuelle. À qui fallait-il être égal ? Sur le plan politique, ◀la▶ réponse était facile ; mais elle ne satisfaisait pas ◀le▶ besoin qu’on avait créé55. Dans ◀la▶ vie ◀de▶ tous ◀les▶ jours, ◀la▶ revendication ◀de▶ ◀l’▶égalité ne pouvait se traduire que par un mécontentement confus et inextinguible. ◀Le▶ soin ◀de▶ fixer empiriquement ◀le▶ niveau ◀de▶ ◀l’▶égalité idéale revint à ◀l’▶Opinion publique, c’est-à-dire à ◀la▶ Presse (payée par ◀l’▶État, ◀les▶ banques et ◀le▶ capital) et à ◀la▶ Publicité. ◀L’▶homme n’eut plus ◀de▶ « prochain », mais seulement, comme ◀le▶ dit Keyserling, des « voisins inévitables » qu’il fallait, selon ◀les▶ cas, envier ou mépriser.
Ainsi, ◀la▶ revendication égalitaire, qui devait dans ◀l’▶esprit des théoriciens supprimer ◀les▶ conflits en supprimant ◀les▶ différences, aboutit à rendre ◀les▶ différences insupportables et scandaleuses. ◀L’▶homme cessa ◀de▶ croire à ses besoins, à ses désirs réels, et s’hypnotisa sur ◀l’▶idée du standard ◀de▶ vie, défini par comparaison avec « ◀les▶ autres », déterminé par une série ◀de▶ facteurs plus ou moins abstraits, artificiels, imposés du dehors et purement statistiques. ◀Le▶ lien entre ◀les▶ hommes ne repose plus, aujourd’hui, que sur des valeurs extérieures à ◀l’▶homme. Il n’est plus assuré par ◀la▶ responsabilité ◀de▶ chacun, mais par ◀le▶ cadre policier ◀de▶ ◀l’▶État, par ◀l’▶ambiance morale que créent ◀la▶ Presse et ◀la▶ Publicité, et par ◀la▶ peur des bouleversements, qui apparaissent d’ailleurs de plus en plus inévitables.
On n’a pas établi ◀l’▶Égalité. Mais on a limité ◀les▶ libertés, et détruit ◀la▶ fraternité. Capital, police, lutte ◀de▶ classes, guerre.
◀La▶ Personne : fondement ◀de▶ ◀la▶ Communauté
◀La▶ personne, c’est ◀l’▶homme en acte, c’est-à-dire ◀l’▶homme consciemment et volontairement engagé dans ◀le▶ conflit vital qui ◀l’▶unit et ◀l’▶oppose à son prochain.
◀La▶ personne, c’est ◀l’▶homme en tant qu’il a une vocation particulière dans ◀la▶ société.
- Considérer ◀l’▶homme en tant que personne et fonder sur cette personne toutes ◀les▶ institutions, c’est reconnaître ◀la▶ nature concrète ◀de▶ ◀l’▶homme, qui comporte ◀le▶ conflit.
- ◀Les▶ institutions qui comptent avec ◀l’▶homme concret, comptent avec ◀le▶ principe ◀de▶ tout conflit, et ont pour but ◀de▶ rendre ◀les▶ antagonismes féconds pour ◀l’▶ensemble du corps social.
- Elles cherchent à humaniser ◀les▶ hommes. Elles veulent ◀l’▶union par et dans ◀la▶ diversité créatrice. Fortes ◀de▶ leur souplesse, elles empêchent ◀les▶ conflits ◀de▶ s’accumuler et ◀d’▶éclater en désordres sanglants.
Si le dernier paragraphe ◀de▶ cette thèse peut paraître encore utopique, remarquons toutefois qu’il ne ◀l’▶est pas davantage que ◀la▶ prétention égalitaire. D’autre part, il exprime un espoir fondé sur ◀la▶ réalité humaine telle que nous ◀la▶ constatons parfois réalisée, alors que ◀l’▶utopie individualiste fondait son espoir sur une réalité déjà utopique elle-même. ◀Les▶ personnes existent, bien que brimées. ◀L’▶individu n’a jamais existé qu’à ◀l’▶état ◀de▶ définition.
Partir des conflits quotidiens, des conflits ◀d’▶intérêts et ◀d’▶idéaux, des conflits qui naissent ◀de▶ ◀la▶ diversité des régions et des races, — pour ◀les▶ utiliser. Telle est ◀la▶ formule fondamentale ◀de▶ notre politique. Elle entraîne immédiatement cette constatation : c’est qu’il ne s’agit pas pour ◀le▶ légiste ◀d’▶établir des équilibres stériles ou forcés, ni des compromis dégradants pour l’une et l’autre partie, mais ◀d’▶assurer ◀le▶ jeu des tensions normales.
◀Le▶ groupe ◀de▶ L’Ordre nouveau a exposé dans un ensemble ◀de▶ travaux ◀de▶ détail comment il entendait sauvegarder et orienter ces tensions créatrices, sur le plan économique et sur le plan politique. (Tension organique entre ◀la▶ corporation ou ◀le▶ syndicat d’une part, ◀le▶ centre directeur du service civil ◀de▶ l’autre. Tension organique entre ◀la▶ commune ou ◀la▶ région d’une part, et ◀la▶ fédération ◀de▶ l’autre.) Je ne puis m’attacher ici qu’à définir une attitude spirituelle.
◀Les▶ principes qui seront à ◀la▶ base ◀de▶ ◀l’▶économie et ◀de▶ politique nouvelles sont identiques à ceux qui seront à ◀la▶ base ◀de▶ ◀la▶ vie sociale quotidienne. Nous n’établissons pas ◀de▶ distinction théorique et inopérante entre ◀la▶ vie privée et ◀la▶ vie publique. Nous n’avons pas deux morales. Et tout ce que nous disons sur ◀la▶ morale sociale doit et peut être immédiatement traduit en institutions économiques par exemple.
Dans l’Ordre nouveau, ◀la▶ véritable cellule sociale, c’est ◀la▶ personne, et non point ◀la▶ famille, qui lui est subordonnée. ◀La▶ personne, telle que je viens de ◀la▶ définir, n’est pas un état, mais un acte. ◀L’▶homme devient personne dans ◀la▶ mesure où il se manifeste concrètement, ◀d’▶une façon qui lui est particulière, dans une tâche qui lui est propre et pour laquelle il est responsable. Alors que « ◀l’▶individu » se balade au gré des théories dans ◀le▶ monde abstrait et juridique ◀de▶ ◀l’▶égalité, ◀la▶ personne s’enracine au contraire dans ◀le▶ concret ◀d’▶une vocation.
◀L’▶apparition ◀de▶ ◀la▶ personne est liée à ◀l’▶apparition ◀d’▶une tension. Car, d’une part, elle est déterminée par ◀les▶ conditions données, d’autre part, elle a pour but ◀de▶ ◀les▶ dépasser et ◀de▶ ◀les▶ rendre créatrices. ◀Le▶ type même ◀d’▶une telle tension est celle qui s’établit entre deux hommes qui se rencontrent pour exécuter une tâche commune, soit que l’un vienne en aide à l’autre (c’est ◀la▶ définition chrétienne du « prochain »), soit que tous deux, apportant des aptitudes différentes, ◀les▶ composent en une force nouvelle.
◀L’▶homme n’est humain que lorsqu’il manifeste sa raison ◀d’▶être particulière. Mais dès qu’il ◀la▶ manifeste, il crée une nouveauté, c’est-à-dire un risque. Et toute sa dignité consiste à assumer ce risque. ◀La▶ dignité ◀de▶ ◀l’▶homme, c’est ◀d’▶être responsable. ◀Le▶ monde actuel est peuplé ◀d’▶irresponsables. ◀Le▶ « prolétaire » tel que ◀le▶ fabrique ◀le▶ capitalisme est défini par son irresponsabilité, et c’est pourquoi sa condition est dégradante. Mais elle ne ◀l’▶est guère plus que celle du bourgeois attaché à son bas ◀de▶ laine ou prisonnier des assurances. Pour nous, ◀la▶ liberté ne consistera jamais dans ◀la▶ suppression des obligations, mais dans ◀la▶ possibilité pour chacun ◀de▶ courir son risque propre. Ainsi, ◀la▶ valeur suprême ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est, à ◀la▶ limite, ◀l’▶héroïsme.
Nous savons bien que ce mot introduit une équivoque grave. ◀Les▶ fascismes régnants en ont fait un abus qui tend à ◀le▶ disqualifier. Ils ont assimilé ◀l’▶héroïsme au sacrifice ◀de▶ toute vocation personnelle, à ◀l’▶anéantissement ◀de▶ ◀l’▶homme dans ◀le▶ groupe pour ◀le▶ plus grand bien ◀de▶ ◀l’▶État. Cette inversion flagrante ne nous empêchera pas ◀de▶ prononcer un mot auquel il est urgent ◀de▶ rendre son prestige et sa valeur ◀d’▶appel. ◀L’▶héroïsme véritable, c’est ◀la▶ pointe extrême ◀de▶ ◀la▶ vocation, c’est-à-dire, pour un chrétien, ◀la▶ fidélité ◀de▶ ◀l’▶homme à persévérer dans sa mission particulière en dépit de toutes ◀les▶ dégradations que ◀le▶ milieu inerte lui propose ou que ◀l’▶État veut lui imposer. ◀Le▶ héros véritable, ◀la▶ personne dans sa pureté, c’est ◀l’▶obstacle irréductible que rencontre ◀le▶ fascisme, qu’il soit ◀de▶ Berlin ou ◀de▶ Moscou. C’est ◀l’▶homme ◀le▶ plus humain. C’est aussi ◀l’▶homme ◀le▶ plus utile.
◀La▶ morale ◀de▶ l’ordre nouveau, ce sera ◀la▶ morale ◀de▶ ◀l’▶homme debout, ◀de▶ ◀l’▶homme en acte. Non pas une morale qui impose un certain nombre ◀de▶ vertus officielles, et qui prenne pour modèle ◀le▶ Citoyen-Respectable ou ◀le▶ Travailleur en soi. Mais une morale qui exige ◀de▶ chaque homme qu’il tienne sa place unique dans ◀la▶ communauté. Qu’il ait à en répondre. Il n’y a ◀d’▶ordre qu’à ce prix. Une paix véritable ne saurait résulter ◀de▶ ◀l’▶affaiblissement systématique des antagonismes. ◀La▶ paix, ◀l’▶ordre, ◀la▶ solidarité que nous voulons se fonderont sur cette affirmation antiégalitaire, personnaliste, et par là même solidariste : il faut que chacun soit à sa place.
Est-ce trop simple pour ◀les▶ évasifs et ◀les▶ désespérés qui nous entourent ? Est-ce « trop subtil », trop « intellectuel », trop « théorique » pour ◀les▶ assis et ◀les▶ vautrés qui ressassent ◀les▶ droits de l’homme et savent si bien ◀l’▶empêcher ◀d’▶en user ? Sans doute. Et nos « valeurs » ne seront jamais cotées sur leurs marchés. Mais nous nous adressons à des hommes réveillés.
Nous n’appelons pas un chef, ni des meneurs, mais des hommes humains. On ne refait un monde qu’avec des hommes responsables.