Fédéralisme et œcuménisme (octobre 1946)ab ac
Le▶ mouvement œcuménique ne deviendra réel aux yeux des peuples qu’à partir du jour où il sera capable ◀de▶ répondre avec force et autorité aux questions politiques ◀de▶ notre temps.
Qu’il ◀le▶ pressente, qu’il ait au moins une sorte ◀de▶ conscience anxieuse ◀de▶ ◀l’▶œuvre à faire, c’est ce que prouvent ses « encycliques » improvisées à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ guerre. Qu’il soit encore très loin ◀d’▶une vision dynamique ◀de▶ ◀l’▶action immédiate, c’est ce que prouvent ces mêmes déclarations. Elles souffrent avant tout ◀d’▶un manque ◀de▶ ton, qui révèle un manque ◀de▶ nécessité intérieure. Elles expriment ◀l’▶accord ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ bonnes volontés, non pas ◀l’▶élan ◀d’▶une volonté précise et combative. Elles sont un respectable résultat, mais non pas un point ◀de▶ départ. Sans doute garderont-elles une valeur historique. Mais comme beaucoup de documents qui prennent par ◀la▶ suite une valeur historique, elles auront passé inaperçues en leur temps.
Ce manque ◀d’▶efficacité des messages œcuméniques, dans ◀le▶ plan politique, provient sans doute du fait qu’ils sont des compromis, des accords minima, obtenus non sans peine et forcément trop généraux. Mais il y a plus. ◀L’▶erreur commise jusqu’ici a été ◀d’▶essayer ◀de▶ choisir prudemment une attitude politique plus ou moins juste d’une part, plus ou moins acceptable ◀de▶ l’autre. Sans doute n’était-il pas possible ◀de▶ faire davantage à ce moment. En fait, on a examiné ◀la▶ situation mondiale et ◀l’▶on a tenté ◀de▶ ◀l’▶améliorer, conformément à des principes indiscutés ◀de▶ morale chrétienne et naturelle. Or ◀le▶ réformisme moral n’a jamais pu influencer ◀le▶ cours des événements. ◀L’▶histoire est faite ◀d’▶initiatives, non ◀de▶ retouches, ◀de▶ vœux et ◀d’▶amendements. Et pour qu’une initiative aboutisse, il faut qu’elle représente un risque autant et plus qu’une prudence, il faut qu’elle soit portée par une passion qui jaillisse du tréfonds ◀de▶ sa foi créatrice. ◀Les▶ hommes qui ont fait ◀l’▶histoire sont ceux qui avaient une vision passionnée ◀de▶ leur but et qui ont su plier ◀les▶ circonstances à leur dessein. Dans un certain sens, nous dirons qu’ils partaient sans cesse ◀d’▶eux-mêmes, ◀de▶ leur foi ou ◀de▶ leur ambition, ◀la▶ plus profonde, et non pas des données et des aspirations plus ou moins exactement connues ou supposées ◀de▶ leur époque. Leur action fut puissante dans ◀la▶ mesure exacte où elle fut ◀l’▶expression directe ◀de▶ leur être.
Si ◀le▶ mouvement œcuménique veut agir, et il ◀le▶ doit, il faut qu’il reconnaisse d’abord cette loi fondamentale ◀de▶ ◀l’▶action. En d’autres termes, il faut que son action politique parte ◀de▶ lui-même, ◀de▶ ce qu’il a, ◀de▶ ce qu’il est, et ◀de▶ sa foi constitutive. Il n’a pas à emprunter ici et là pour composer une mosaïque ◀de▶ mesures désirables, mais au contraire sa position politique doit exprimer ◀d’▶une façon nécessaire sa nature même. Ses déclarations doivent traduire en termes d’organisation pratique ◀les▶ principes qui sont impliqués dans ◀la▶ vision ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme. Rien que cela, mais tout cela, avec confiance, mais aussi avec une inflexible conséquence.
Résumons-nous : il ne s’agit pas ◀d’▶adopter une politique accidentellement ou indirectement « chrétienne », mais il s’agit ◀d’▶actualiser ◀la▶ politique impliquée dès ◀le▶ début dans ◀la▶ volonté et ◀l’▶espérance œcuménique.
◀Le▶ présent essai n’a ◀d’▶autre ambition que ◀d’▶esquisser ◀les▶ grandes lignes ◀de▶ ce développement, et ◀d’▶en indiquer ◀les▶ articulations. Que ◀l’▶on excuse ◀le▶ schématisme des pages qui suivent : c’est celui ◀d’▶un plan ◀de▶ travail, ◀d’▶un sommaire.
Certains conflits permanents ◀de▶ ◀l’▶histoire ont pris ◀de▶ nos jours un caractère ◀de▶ violence sans précédent. À travers ◀les▶ complexités infinies ◀de▶ nos difficultés économiques, sociales, politiques et religieuses, ils se dégagent avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ simplicité qu’ils ont atteint un climat presque mortel. Conflit politique et économique entre ◀l’▶État totalitaire et ◀les▶ droits de l’homme. Conflit moral entre ◀le▶ collectivisme oppressif et ◀l’▶individualisme anarchisant. Conflit idéologique et religieux entre ◀l’▶unité imposée et ◀la▶ division irréfléchie, entre ◀la▶ centralisation rigide et ◀l’▶éparpillement poussiéreux. Remarquons tout de suite que ces divers conflits ne sont en réalité que ◀les▶ aspects ◀d’▶une seule et même opposition fondamentale, réfractée à des niveaux différents. Remarquons ensuite que chacun ◀de▶ ces termes opposés deux à deux est également faux en soi, c’est-à-dire à la fois excessif et incomplet. Il s’ensuit que dans leur plan, il n’y a pas ◀de▶ solution possible. Ils sont inconciliables parce que, ◀de▶ ◀la▶ combinaison ◀de▶ deux erreurs, on ne peut faire sortir une vérité, mais seulement une erreur aggravée. De même ◀l’▶orthodoxie ne sera jamais retrouvée en faisant une somme ◀d’▶hérésies. Du conflit politique et économique, résultent pratiquement ◀la▶ guerre et ◀la▶ révolution. Du conflit moral résultent ◀la▶ tyrannie et ◀l’▶anarchie. Du conflit idéologique et religieux résultent des mises au pas de plus en plus indiscrètes et des schismes multipliés.
Pour résoudre ◀l’▶opposition unité-division, il serait vain ◀de▶ rechercher une solution intermédiaire ou « libérale », à mi-chemin des deux erreurs en lutte. Il faut changer ◀de▶ plan, et retrouver ◀l’▶attitude centrale dont ces deux erreurs ne sont que des déviations morbides. Entre ◀la▶ peste et ◀le▶ choléra, il n’y a ni « juste milieu » ni synthèse possible. Il faut revenir à ◀la▶ santé. Et tout d’abord, il faut se ◀la▶ représenter.
◀La▶ santé politique et économique s’appelle fédéralisme. ◀La▶ santé morale et civique s’appelle personnalisme. ◀La▶ santé religieuse s’appelle œcuménisme.
Nous allons définir ces trois termes en insistant sur leur liaison fondamentale et sur leur nécessaire hiérarchie. Notre thèse étant ◀la▶ suivante : ◀La▶ théologie ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme implique une philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne dont ◀l’▶application est une politique du fédéralisme.
1. Théologie ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme
Écartons d’abord ◀le▶ malentendu que pourrait suggérer ce titre : nous ne voulons pas parler ◀d’▶une « théologie œcuménique », synthèse utopique des théologies existantes, ou doctrine nouvelle qui risquerait ◀de▶ n’être compatible avec aucune des théologies existantes. Ce qui nous intéresse ici, c’est ◀la▶ doctrine concernant ◀l’▶Église universelle, implicitée par ◀le▶ fait même qu’il existe un effort œcuménique. Nous supposons cette doctrine, dès lors que nous prononçons : « Je crois ◀la▶ sainte Église universelle. » Et nous nous bornerons ici à en souligner quelques traits qui importent à notre entreprise.
◀Le▶ principal est celui-ci : ◀la▶ théologie ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme subsiste et tombe avec ◀la▶ foi dans ◀l’▶union des chrétiens en Christ, cette foi pouvant être connotée par ◀le▶ rejet ◀de▶ ◀l’▶hérésie unitaire.
Certes, il n’est pas ◀de▶ pire menace pour ◀le▶ mouvement œcuménique que ◀l’▶utopie et ◀la▶ tentation ◀d’▶une unité formelle, humainement vérifiable, assurée et définitive. Car c’est précisément cette utopie qui a produit ◀les▶ schismes et ◀les▶ oppositions que ◀le▶ mouvement œcuménique se propose ◀de▶ surmonter. C’est dans ◀la▶ mesure exacte où ◀les▶ Églises ont voulu transformer ◀la▶ foi à ◀l’▶Una Sancta en une assurance visible et restrictive ◀de▶ ◀l’▶unité (◀d’▶organisation ou ◀de▶ doctrine), c’est dans ◀la▶ mesure exacte où elles ont douté ◀d’▶une union par essence incontrôlable, qu’elles ont perdu leur communion réelle. Rappelons ici ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ tour ◀de▶ Babel : ◀la▶ volonté ◀de▶ bâtir un monument visible à ◀la▶ gloire ◀de▶ ◀l’▶unité des hommes, conduisit à ◀la▶ division ◀de▶ leur langage.
Il convient ◀de▶ laisser aux théologiens ◀le▶ soin ◀de▶ définir ◀la▶ doctrine positive ◀de▶ ◀l’▶union au nom de laquelle doit être condamnée ◀l’▶hérésie unitaire. Doctrine ◀de▶ ◀la▶ multiplicité des dons accordés par ◀le▶ seul et même Père, ou doctrine ◀de▶ ◀la▶ pluralité des demeures dans un seul et même ciel, ou encore doctrine ◀de▶ ◀la▶ diversité des membres ◀d’▶un seul et même corps : quel que soit ◀le▶ nom qu’on lui donne, en aucun cas elle ne manquera ◀de▶ fondements bibliques indiscutables. (Pour ma part, je n’en vois pas ◀de▶ meilleur que la première Épître aux Corinthiens : c’est dans ses appels à ◀l’▶union, précisément, que Paul établit avec ◀le▶ plus ◀de▶ force ◀la▶ légitimité des diversités. Ce qui me paraît ◀d’▶une excellente méthode.) Est-il permis ◀d’▶en appeler aussi au précédent des sept églises ◀d’▶Asie, possédant chacune leur ange ? Ou à ◀la▶ parole « Soyez un comme ◀le▶ Père et moi sommes un », qui établit ◀le▶ modèle même ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ distinction des personnes ? Posons ces questions-là aux docteurs ◀de▶ ◀l’▶Église. Mais voici ce que nous devons affirmer dès maintenant : ◀la▶ théologie ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme considère que ◀la▶ diversité des vocations divines n’est pas une imperfection ◀de▶ ◀l’▶union, mais sa vie même.
Un deuxième trait, complémentaire d’ailleurs, doit être au moins rappelé ici : ◀la▶ théologie ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme ne vise pas à démanteler ◀les▶ orthodoxies existantes, dans ◀les▶ diverses Églises, mais au contraire, elle a pour premier effet ◀de▶ ◀les▶ renforcer en ◀les▶ rendant plus conscientes ◀de▶ leurs valeurs authentiques, et c’est par ce détour, précisément, qu’elle espère atteindre une communion ◀d’▶esprit en profondeur. En d’autres termes, ◀l’▶appel à ◀l’▶union ne s’adresse pas aux dissidents virtuels ◀de▶ chaque Église, mais à leurs membres ◀les▶ plus fidèles.
Toutefois, cette méthode n’est compatible qu’avec des orthodoxies que j’appellerai ouvertes. Elle ne peut embrasser une orthodoxie qui céderait consciemment à ◀la▶ tentation unitaire, c’est-à-dire qui tendrait à se fermer sur elle-même et à n’admettre plus ◀de▶ recours direct au chef ◀de▶ ◀l’▶Église, lequel est au ciel à ◀la▶ droite ◀de▶ Dieu, et non pas sur ◀la▶ terre, dans telle ville, ou dans tels écrits, ou dans tel prophète local. Certes, aucune église ou secte n’a jamais été capable, grâce à Dieu, ◀de▶ se fermer totalement aux inspirations du Saint-Esprit. Aucune église ou secte n’a jamais nié que son chef réel fût au ciel, mais plusieurs ont agi comme s’il était sur ◀la▶ terre, c’est-à-dire à leur disposition. Plusieurs ont identifié ◀l’▶Una Sancta avec leur organisation ou leur doctrine particulière. Au principe ◀d’▶union transcendant qui assure ◀la▶ permanence ◀de▶ ◀l’▶Église universelle, certaines ont ajouté, et peu à peu substitué en fait, un principe ◀d’▶unité immanent, c’est-à-dire humainement contrôlable. C’est ◀la▶ formule même ◀de▶ ◀la▶ tyrannie. Car, contre un principe ◀d’▶unité immanent, mais pratiquement puis théoriquement absolutisé, il n’y a pas ◀de▶ recours ou ◀d’▶appel possibles de la part du fidèle. Il doit se soumettre ou sortir. S’il se soumet, il court ◀le▶ risque ◀d’▶obéir aux hommes plutôt qu’à Dieu. S’il sort, c’est avec amertume, et ◀l’▶Église qu’il fondera peut-être sera opposée à ◀l’▶ancienne, au lieu d’être seulement plus vraie, donc plus universelle. Elle sera déformée à rebours, au lieu d’être réformée, je n’épiloguerai pas ici sur ◀l’▶unité ◀d’▶organisation romaine, considérée comme nécessaire au salut. Mais je rappellerai ◀les▶ critiques que Karl Barth adressait à ◀l’▶orthodoxie protestante du xviiie siècle : une certaine manière ◀de▶ proclamer ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶inspiration littérale des Écritures, par exemple, revient à disposer humainement des Écritures. Car aussitôt que ◀le▶ principe ◀d’▶unité apparaît humainement vérifiable, ◀l’▶orthodoxie ◀de▶ ◀l’▶Église se « ferme » sur elle-même. ◀D’▶où ◀les▶ schismes nombreux, dès cette époque, dans ◀les▶ Églises calvinistes.
Une Église qui prétend se suffire et posséder son principe ◀d’▶unité, une Église qui tend à se fermer par ◀le▶ haut pour mieux assurer sa cohésion humaine, devient à la fois isolée et génératrice ◀de▶ schismes. Son attitude est donc doublement antiœcuménique. Sa volonté ◀d’▶unité s’oppose à ◀l’▶union. Elle transforme ◀la▶ diversité en division. Alors il y a scandale, et c’est alors que ◀le▶ corps souffre dans son chef et dans ses membres !
◀La▶ vie normale du corps dépend ◀de▶ ◀la▶ vitalité ◀de▶ chacun ◀de▶ ses membres, et ◀la▶ vie ◀d’▶un membre dépend ◀de▶ son harmonie avec ◀les▶ autres membres, assurée par ◀l’▶appartenance à un même chef. Nous retrouverons plus loin, et à plusieurs reprises, ce thème ◀de▶ ◀l’▶harmonie organique opposé au thème ◀de▶ ◀l’▶unité systématique.
Notons qu’il n’entraîne aucunement un éloge ◀de▶ ◀la▶ « tolérance » libérale à base ◀d’▶indifférence dogmatique. Car ◀l’▶harmonie des membres n’est pas une tolérance, mais une nécessité vitale. ◀Le▶ poumon n’a pas à « tolérer » ◀le▶ cœur ! Il doit être un vrai poumon, et dans cette mesure même, il aidera ◀le▶ cœur à être un bon cœur.
Notons aussi que ◀les▶ Églises qui ne représentent pas spirituellement une fonction distincte, mais seulement ◀la▶ division ou ◀la▶ duplication accidentelle ◀d’▶un même organe, n’ont rien ◀de▶ mieux à faire qu’à fusionner ◀le▶ plus tôt possible.
2. Philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne
◀Les▶ positions œcuméniques que nous venons ◀d’▶esquisser enveloppent une doctrine ◀de▶ ◀l’▶homme. Au conflit qui oppose ◀l’▶unité et ◀la▶ division dans ◀le▶ plan ◀de▶ ◀l’▶Église, correspond terme à terme ◀le▶ conflit qui oppose ◀la▶ collectivité et ◀l’▶individu dans ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ société. Et de même que ◀l’▶œcuménisme retrouve ◀la▶ position spirituelle centrale qui fonde ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, nous avons à chercher ◀la▶ position philosophique centrale qui fonde ◀la▶ communion humaine dans ◀la▶ liberté. Je ◀l’▶appelle ◀le▶ personnalisme.
Cherchons à illustrer ◀les▶ notions ◀d’▶individu, ◀de▶ collectivité, et ◀de▶ personne par des exemples historiques susceptibles ◀de▶ faire image.
◀L’▶individu est une invention grecque, et sa naissance signale ◀la▶ naissance même ◀de▶ ◀l’▶hellénisme. C’est ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ tribu qui se met à réfléchir « pour son compte », et qui, ◀de▶ ce fait même, se distingue et s’isole. Raisonner, c’est d’abord douter, et c’est bientôt se révolter contre ◀les▶ tabous et ◀les▶ conventions sacrées du groupe. Alors ◀le▶ groupe expulse ◀le▶ « non-conformiste ». Ce sont ces expulsés ◀de▶ divers groupes qui fondent les premières thiases grecques, communautés comparables à ◀la▶ cité moderne, et basées non plus sur ◀le▶ sacré, ◀le▶ sang et ◀les▶ morts, mais sur ◀l’▶intérêt commun et ◀les▶ contrats. Tous ◀les▶ membres ◀de▶ ◀la▶ tribu devaient agir ◀de▶ ◀la▶ même manière, minutieusement prescrite par ◀les▶ usages, et toute dissidence ◀de▶ conduite entraînait ◀l’▶exécration ou ◀la▶ mort. Dans ◀la▶ cité, au contraire, chacun cherche à se distinguer, à se singulariser. Concurrence, originalité, droits privés, conscience ◀de▶ soi, succèdent au respect des tabous et à ◀la▶ stricte observance du sacré collectif.
Mais ce mouvement centrifuge par rapport à ◀la▶ communauté ◀d’▶origine, s’il se confond d’abord avec ◀l’▶intelligence et ◀la▶ raison, ne tarde pas à affaiblir ◀le▶ lien social. Il s’oriente vers ◀l’▶anarchie. À ce moment se crée un sentiment ◀de▶ vide social. C’est une sorte ◀d’▶angoisse diffuse ◀d’▶où naît ◀l’▶appel à une communauté nouvelle et plus solide, où ◀l’▶individu isolé retrouve des contraintes qui ◀le▶ rassurent, et où ◀l’▶État reprend sa puissance.
C’est Rome alors qui nous donnera ◀le▶ symbole éternel ◀de▶ ◀la▶ réaction collective. ◀La▶ victoire ◀de▶ Rome sur ◀la▶ Grèce est la première victoire fatale ◀de▶ ◀l’▶étatisme sur ◀l’▶individualisme devenu anarchique. Entre individualisme et dictature, ◀l’▶opposition n’est pas aussi profonde qu’on ◀l’▶imagine. Il s’agit plutôt ◀d’▶une succession inévitable. ◀L’▶individu ne s’oppose à ◀l’▶État qu’à ◀la▶ manière dont ◀le▶ vide s’oppose au plein : plus ◀le▶ vide est absolu, plus ◀l’▶appel est puissant. À bien des égards même, ◀l’▶étatisme ne fait qu’achever ◀le▶ processus ◀de▶ dissolution commencé par ◀l’▶individualisme : il liquide ◀les▶ groupes existants pour mieux accomplir son unification, sa « mise au pas ». C’est avec ◀la▶ poussière des individus que ◀l’▶État fait son ciment. Mais cet État centralisé, cette unité rigide et trop contrôlée écrase bientôt toutes ◀les▶ initiatives individuelles. N’admettant pas ◀de▶ recours au-delà ◀de▶ son pouvoir, il se prive ◀de▶ toute inspiration créatrice. ◀L’▶homme n’est plus qu’une fonction sociale, un « soldat politique », dirait-on ◀de▶ nos jours. Et ◀l’▶esprit périclite, faute de liberté. ◀La▶ Grèce individualiste a triomphé ◀de▶ ◀la▶ communauté barbare du sang. Mais plus tard elle a sombré dans ◀l’▶anarchie. Rome a triomphé ◀de▶ ◀l’▶anarchie et sombre maintenant sous ◀le▶ poids ◀de▶ son appareil collectiviste. De nouveau se recrée ◀le▶ vide social. Quelle sera ◀la▶ nouvelle société ?
En ce point crucial ◀de▶ ◀l’▶histoire — dans une situation qui rappelle étrangement ◀la▶ lutte présente entre démocratie individualiste et étatisme totalitaire — se produit ◀l’▶événement unique ◀de▶ ◀l’▶Incarnation. Et il apporte à ◀la▶ question des temps ◀la▶ réponse éternelle ◀de▶ ◀l’▶Église.
Qu’est-ce que ◀l’▶Église primitive, dans ◀la▶ perspective sociologique où nous nous plaçons ici ? Une communauté spirituelle formée ◀de▶ communautés locales ou « cellules ». Celles-ci ne se fondent pas sur ◀le▶ passé ou sur des origines communes : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec. » Elles ne se fondent pas sur ◀la▶ classe ou ◀la▶ race, ni sur quelque autre réalité collective. Leur lien n’est pas terrestre d’abord, ni leur chef : il s’est assis au ciel à ◀la▶ droite ◀de▶ Dieu. Leur ambition non plus n’est pas terrestre : elles attendent ◀la▶ fin des temps. Et cependant, elles constituent bel et bien ◀les▶ germes ◀d’▶une société véritable. Elles ont leur organisation sociale, leurs chefs locaux, leurs hiérarchies, leurs assemblées. ◀L’▶homme qui se convertit et s’incorpore à l’un ◀de▶ ces groupes y trouve d’une part une activité sociale qui ◀le▶ relie à ses « frères » et ◀le▶ sauve ◀de▶ ◀la▶ solitude ; d’autre part, il revêt une dignité humaine nouvelle, puisqu’il a été racheté, et qu’il a reçu ◀la▶ promesse ◀de▶ sa résurrection individuelle. Il est donc à la fois engagé et libéré, et ceci en vertu d’un seul et même fait : ◀la▶ vocation qu’il a reçue ◀de▶ ◀l’▶Éternel.
Cet homme ◀d’▶un type nouveau n’est pas ◀l’▶individu grec, puisqu’il se soucie davantage ◀de▶ servir que ◀de▶ se distinguer. Il n’est pas non plus ◀le▶ simple rouage, ◀la▶ simple fonction dans ◀l’▶État qu’était ◀le▶ citoyen romain, puisqu’il possède une dignité indépendante ◀de▶ son rôle social. Comment ◀le▶ baptiser ? Il faut un mot nouveau. Ou plutôt, on va prendre un mot déjà connu, mais auquel on donnera un sens nouveau.
Pour désigner ◀les▶ relations constituant ◀la▶ Trinité, ◀les▶ docteurs grecs avaient adopté ◀le▶ terme latin ◀de▶ persona (rôle social). C’est ce même terme qui servira aux premiers philosophes chrétiens à désigner ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶homme dans un monde christianisé. Car cet homme est, lui aussi, à la fois autonome et en relation. Ainsi, ◀le▶ mot personne avec son sens nouveau, et ◀la▶ réalité sociale qu’il désigne, sont bel et bien des créations chrétiennes, ou pour mieux dire, des créations ◀de▶ ◀l’▶Église chrétienne.
Dans ◀la▶ personne ainsi définie se résout ◀l’▶éternel conflit entre ◀la▶ liberté individuelle et ◀les▶ devoirs vis-à-vis de ◀la▶ collectivité. C’est ◀le▶ même Dieu qui, par ◀la▶ vocation qu’il envoie à ◀l’▶homme, distingue cet homme ◀de▶ tous ◀les▶ autres et ◀le▶ remet en relations concrètes avec ses semblables. ◀La▶ liberté est assurée par ◀la▶ possibilité constante ◀de▶ recourir directement à ◀l’▶Éternel, au-dessus ◀de▶ ◀la▶ communauté. Et ◀la▶ communauté est liée par sa fidélité à ◀l’▶Éternel. Ainsi ◀les▶ droits et ◀les▶ devoirs du particulier ont ◀le▶ même fondement que ◀les▶ droits et ◀les▶ devoirs ◀de▶ ◀l’▶ensemble. Ils ne sont plus contradictoires. Ce qui libère un homme est aussi ce qui ◀le▶ rend responsable vis-à-vis ◀d’▶autrui. En retour, ce qui unit ◀la▶ communauté est aussi ce qui ◀l’▶oblige à respecter ◀les▶ vocations individuelles.
◀La▶ liberté du siècle présent se réclame du slogan utopique : à chacun sa chance. Mais ◀la▶ liberté et ◀l’▶engagement ◀de▶ ◀la▶ personne chrétienne se définissent du même coup par ◀la▶ formule : à chacun sa vocation.
Nous avons retrouvé, dans cette doctrine ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀les▶ mêmes structures que dans ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶Église universelle esquissée plus haut ; ◀la▶ même position centrale définissant à la fois ◀l’▶union et ◀la▶ diversité, ◀l’▶engagement et ◀la▶ liberté, ◀les▶ droits du tout et ◀les▶ droits des parties. De même que ◀la▶ théologie ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme prévient d’une part ◀l’▶orthodoxie fermée, d’autre part ◀la▶ dissidence obstinée, ◀la▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne prévient d’une part ◀le▶ collectivisme oppressif, d’autre part ◀l’▶individualisme anarchisant.
Mais ici encore, insistons sur ce point : ◀la▶ personne n’est pas un moyen-terme entre ◀l’▶individu trop flottant et ◀le▶ soldat politique trop esclave. Elle est ◀l’▶homme intégral, dont ◀les▶ deux autres ne sont que des maladies. Dans ◀le▶ plan humain immanent, il n’y a pas ◀d’▶équilibre possible entre ◀l’▶anarchie et ◀l’▶unité forcée, ◀l’▶individu et ◀l’▶État. Mais dès qu’intervient ◀la▶ transcendance, il y a mieux qu’un équilibre, il y a un principe vivant ◀d’▶union. Là où est ◀l’▶Esprit, là est ◀la▶ liberté, mais là aussi est ◀la▶ vraie communion.
Il nous reste à développer maintenant ◀les▶ implications politiques ◀de▶ cette théologie et ◀de▶ cette philosophie.
3. Politique du fédéralisme
Nous en avons assez dit pour qu’il soit désormais facile ◀de▶ voir qu’à ◀l’▶attitude œcuménique en religion ne peut correspondre que ◀l’▶organisation fédéraliste en politique. Quant à ◀la▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne, elle sera normalement celle du bon citoyen ◀d’▶une fédération. ◀La▶ devise paradoxale du fédéralisme helvétique : « Un pour tous, tous pour un », est également valable sur ces trois plans.
◀L’▶œcuménisme exclut ◀l’▶orthodoxie fermée, créatrice ◀de▶ schismes, et ◀la▶ dissidence obstinée. ◀Le▶ fédéralisme exclut de même ◀l’▶impérialisme, générateur ◀de▶ guerres, et ◀le▶ régionalisme borné et égoïste. (Remarquons d’ailleurs que ◀l’▶impérialisme n’est que ◀l’▶individualisme ◀d’▶un groupe ; et ◀l’▶individualisme, ◀l’▶impérialisme ◀d’▶un homme isolé. De même que ◀l’▶État cesse ◀d’▶être un vrai État dès qu’il se veut souverain absolu, ◀l’▶homme cesse ◀d’▶être un homme intégral dès qu’il absolutise sa liberté.)
◀Le▶ fédéralisme part des groupes locaux (région, commune, entreprises, etc.) et ◀l’▶œcuménisme reconnaît pareillement leur valeur (églises diverses, paroisses, ordres, etc.). C’est en effet dans ◀le▶ groupe local que ◀la▶ personne peut se réaliser. Car ◀les▶ tâches civiques y sont à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀l’▶engagement concret dans ◀la▶ communauté y devient donc possible. Dans ◀la▶ petite congrégation, on se connaît, on sait à quels hommes et à quels problèmes publics on a affaire. Si ◀l’▶on se trouve en opposition avec ◀le▶ groupe, on a ◀la▶ possibilité matérielle ◀d’▶y faire entendre sa voix. Si cela ne suffit pas, on peut changer ◀de▶ groupe. ◀L’▶on n’est donc pas isolé, comme ◀l’▶individu se trouve isolé dans une grande ville moderne ou dans un vaste État centralisé. D’autre part, on n’est pas non plus tyrannisé par une loi rigide et uniforme, puisque dans une fédération ◀l’▶on peut toujours adhérer à divers groupes, l’un religieux, l’autre social, le troisième culturel ou politique, ou professionnel. Cette pluralité ◀d’▶appartenances — qui trouverait son équivalent dans ◀l’▶œcuménisme ecclésiastique — est exclue par ◀le▶ régime totalitaire, qui prétend faire coïncider ◀les▶ frontières ◀de▶ ◀l’▶État avec celles ◀de▶ toutes ◀les▶ activités sociales, spirituelles ou privées — ce qui est ◀la▶ définition même ◀de▶ ◀l’▶oppression.
◀Le▶ fédéralisme, comme ◀l’▶œcuménisme, reconnaît que ◀les▶ diversités régionales sont ◀la▶ vie même ◀de▶ ◀l’▶Union. Mais par ◀l’▶organe central qui lie toutes ◀les▶ régions, il ménage un recours au citoyen contre ◀les▶ abus ◀de▶ pouvoirs locaux. Il cherche ◀la▶ coopération organique ◀de▶ ses membres et non cette caricature ◀de▶ ◀l’▶ordre qu’est ◀l’▶unité dans ◀l’▶uniformité. Au lieu de pétrifier ◀les▶ frontières extérieures des groupes qui forment ◀la▶ fédération, il cherche à vivifier leurs foyers. Et ◀de▶ ◀la▶ sorte, à ◀l’▶équilibre méfiant et statique des puissances affrontées, il substitue ◀l’▶émulation vivante des valeurs originales. Spinoza définit ◀la▶ paix comme « ◀l’▶harmonie des âmes fortes ». Nous pourrions pareillement définir ◀l’▶œcuménisme et ◀le▶ fédéralisme en remplaçant « âmes » par « églises » et par « régions ».
Enfin nous ne devons pas hésiter à compléter notre tableau en indiquant au moins ceci : que ◀le▶ fédéralisme implique dans ◀l’▶ordre économique ◀la▶ vitalité des syndicats ouvriers et patronaux, et ◀la▶ substitution au régime capitaliste (centralisateur et individualiste à la fois) ◀d’▶un régime coopératif. Mais ceci nous entraînerait dans un exposé qui déborde ◀le▶ cadre ◀de▶ ce schéma doctrinal.
Notre objet était ◀d’▶établir ◀les▶ relations suivantes : ◀l’▶œcuménisme, ◀le▶ personnalisme et ◀le▶ fédéralisme sont ◀les▶ aspects divers ◀d’▶une seule et même attitude spirituelle. Ils s’engendrent l’un l’autre et s’appuient mutuellement. Ils ont ◀les▶ mêmes structures et ◀les▶ mêmes ambitions. Ils opposent également à ◀la▶ notion ◀d’▶unité rigide celle ◀de▶ communion ; à ◀l’▶Empire, ◀le▶ Commonwealth ; à ◀l’▶ordre unitaire et géométrique ◀la▶ collaboration pluraliste et organique ; au couple ◀de▶ frères ennemis que forment ◀l’▶individu déraciné et ◀la▶ masse totalitaire, ◀le▶ couple ◀de▶ frères amis que forment ◀la▶ personne et ◀la▶ communauté fédérale.
Vouloir ◀le▶ fédéralisme sans accepter ◀l’▶œcuménisme, ce serait priver ◀l’▶organisation politique ◀de▶ ses fondements spirituels. Mais accepter ◀l’▶œcuménisme sans vouloir également ◀le▶ fédéralisme, ce serait ne pas accepter vraiment ◀l’▶œcuménisme, j’entends avec toutes ses conséquences. Car ◀la▶ foi sans ◀les▶ œuvres n’est pas ◀la▶ foi.
Note. — On s’étonnera peut-être ◀de▶ ne pas voir figurer ◀le▶ terme ◀de▶ démocratie dans ce qui précède. C’est qu’il recouvre actuellement ◀de▶ trop graves malentendus et abus. ◀L’▶œcuménisme n’a pas à ◀les▶ reprendre à sa charge. Et ◀les▶ peuples européens ne sont nullement prêts à se soulever pour rétablir ce qu’on nommait chez eux ◀la▶ « démocratie ». Ils attendent un régime qui puisse allier ◀la▶ liberté à ◀la▶ communauté. Dans ◀le▶ fédéralisme, démocrates et totalitaires ◀de▶ droite et ◀de▶ gauche pourront trouver ◀la▶ plénitude ◀de▶ leurs idéaux incomplets, séparés, et par là même déformés. À mon sens, ◀le▶ fédéralisme est ◀la▶ seule possibilité pratique ◀de▶ réaliser ◀la▶ vraie démocratie. Mais il a ◀le▶ grand avantage ◀de▶ réaliser en même temps ce qu’il y a ◀de▶ valable dans ◀l’▶appel communautaire que ◀le▶ totalitarisme a diaboliquement utilisé et dévié.
4. Mission fédératrice ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme
Et maintenant nous voici dans ◀le▶ drame ◀de▶ ◀l’▶année 194173. Nous constatons que ◀le▶ conflit en cours est insoluble dans son plan. Si ◀le▶ totalitarisme triomphe définitivement des démocraties, ce sera ◀la▶ mort ◀d’▶une culture et ◀d’▶une économie, sans doute, mais ce sera surtout ◀la▶ suppression ◀de▶ toute possibilité œcuménique, ◀la▶ subversion des valeurs universelles créées par ◀l’▶évangélisation ◀de▶ ◀la▶ conscience occidentale. D’autre part, si ◀les▶ démocraties capitalistes et individualistes triomphent, aucun problème ne sera résolu ◀de▶ ce fait. Tout le monde sent ou pressent d’ailleurs que ◀les▶ deux termes ◀de▶ cette alternative sont également improbables, et que ◀les▶ destructions en cours et à venir supprimeront pratiquement toutes possibilités ◀de▶ victoire réelle ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre parti. ◀L’▶examen objectif des forces en présence ne permet ◀d’▶envisager pour ◀l’▶Europe et ◀le▶ monde ◀de▶ demain qu’une période ◀de▶ chaos étatisé ; je ne dis même pas ◀de▶ « révolution ». Car pour qu’une révolution se déclenche, il faut une vision, une doctrine et une tactique nouvelles. Mais où sont-elles ? Qui ◀les▶ prépare ? ◀Le▶ capitalisme et ◀l’▶individualisme ont reçu en Europe des coups mortels, dans ◀les▶ deux camps. ◀Le▶ totalitarisme est un état ◀de▶ guerre, qui ne peut subsister normalement. Il ne reste donc à prévoir qu’un vide économique, idéologique et social sans précédent dans notre histoire.
◀La▶ seule espérance et aussi ◀la▶ seule possibilité qui demeure, c’est ◀l’▶organisation fédéraliste du monde. Elle seule apporte du nouveau. Elle seule répond à la fois aux aspirations confuses des peuples et aux nécessités pratiques ◀de▶ ◀la▶ paix. Elle seule s’oppose à la fois au capitalisme individualiste et au totalitarisme qui en est né.
Mais qui peut aujourd’hui proposer cette réponse ?
◀Le▶ rôle ◀d’▶Hitler est ◀de▶ détruire. Il détruit ◀les▶ contradictions intolérables ◀d’▶une Europe qui s’obstinait à parler ◀de▶ justice et ◀de▶ droit en restant capitaliste et nationaliste, et qui refusait ◀de▶ se fédérer. Hitler abat ◀les▶ barrières, ◀le▶ passé. C’est toute sa force, et sa victoire même ◀l’▶épuiserait. Il n’y aurait plus qu’une table rase couverte ◀de▶ ruines pulvérisées. ◀Le▶ rôle ◀de▶ Churchill est ◀de▶ faire ◀la▶ guerre. Mais il ne pourra pas ◀la▶ gagner réellement s’il ne propose rien aux peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe. Or il dit qu’il n’en a pas ◀le▶ temps… Quant au rôle ◀de▶ Staline, il paraît être ◀de▶ profiter ◀de▶ ◀la▶ guerre des autres pour consolider ◀l’▶autarcie russe…
Cette carence générale des chefs, des doctrines et des partis est un appel à une autorité nouvelle. Si ◀les▶ Églises n’y répondent pas, personne ◀d’▶autre, je ◀le▶ crains, ne répondra. Avant même ◀de▶ se demander si ◀les▶ Églises peuvent répondre, il faut qu’elles comprennent qu’elles ◀le▶ doivent. Mais ◀les▶ deux termes ne se confondent-ils pas dans ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ foi ? Certes ! Si ◀les▶ Églises sont fidèles à leur chef, elles savent qu’il règne et crée pour ceux qui croient ◀la▶ possibilité ◀de▶ faire ce qu’il demande. Dans ◀l’▶état ◀d’▶impuissance apparente où se voient aujourd’hui ◀les▶ Églises, si cette foi seule demeure, elle sera suffisante.
Aussi bien, certaines raisons ◀de▶ croire que ◀l’▶Église peut agir, raisons que nous allons énumérer, sont-elles moins destinées à combattre des doutes qu’à fortifier des espérances ou à nourrir des volontés.
1. ◀L’▶histoire du monde christianisé nous montre que ◀les▶ structures ecclésiastiques ont souvent précédé et prédéterminé ◀les▶ structures politiques ◀d’▶une nation.
J’indiquerai trois groupes ◀d’▶exemples ◀de▶ cette précédence des facteurs religieux. Voilà le premier. A-t-on remarqué qu’il existe une forme ◀de▶ totalitarisme correspondant à ◀la▶ Russie orthodoxe, une seconde, correspondant à ◀l’▶Allemagne en majorité luthérienne, et une troisième correspondant à ◀l’▶Italie et à ◀l’▶Espagne catholiques romaines, — alors qu’il n’en existe aucune qui se soit développée en pays calvinistes, ou seulement influencés par des éléments calvinistes, même laïcisés, comme ce fut ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ France sous la Troisième République ? Comment expliquer ce fait ? À défaut ◀d’▶une étude nuancée, — dont je ne puis donner ici que ◀le▶ thème — je dirai ceci : en Russie, en Allemagne, en Italie et en Espagne, ◀la▶ distinction entre ◀l’▶Église et ◀l’▶État n’avait jamais été établie ◀d’▶une manière satisfaisante. Il en résultait, dans ◀le▶ peuple, ◀le▶ sentiment que ◀l’▶Église et ◀l’▶État formaient un tout, et constituaient à eux deux ◀le▶ Pouvoir. Renverser l’un, c’était donc fatalement s’attaquer à l’autre. Et comme une révolution copie toujours ◀la▶ structure du pouvoir qu’elle renverse, un Staline, un Hitler et, dans une mesure moindre, un Mussolini, se virent contraints par ◀le▶ sentiment général ◀de▶ reprendre à leur compte ◀le▶ césaropapisme ou ◀la▶ théocratie dont ils triomphaient : ils réclamèrent à la fois ◀le▶ pouvoir temporel et ◀l’▶autorité spirituelle, et devinrent donc totalitaires. Dans ◀les▶ pays calvinistes, au contraire, ◀la▶ séparation ◀de▶ ◀l’▶Église et ◀de▶ ◀l’▶État a toujours été réelle — même lorsqu’elle n’était pas strictement établie par ◀la▶ loi. De même ◀les▶ devoirs ◀de▶ ◀la▶ vocation personnelle ont toujours été mis au-dessus des devoirs envers ◀le▶ Pouvoir politique. Lors donc que ◀la▶ foi s’est affaiblie dans ces pays, cette carence ne s’y est pas traduite par ◀l’▶éclosion ◀d’▶une anti-religion totalitaire, mais par un phénomène contraire ◀de▶ dispersion individualiste.
Autre exemple : ◀l’▶Angleterre et ◀les▶ pays scandinaves, au xvie siècle, ont accompli leur Réforme au sein de ◀l’▶Église traditionnelle, sans rupture violente (surtout en Suède). Un contenu nouveau, calviniste ou luthérien, s’est introduit dans ◀les▶ cadres et ◀les▶ rites anciens, jugés utilisables. Or, nous voyons ce processus ecclésiastique se répéter ◀de▶ nos jours dans ces mêmes pays, cette fois-ci dans ◀l’▶ordre politique et social. ◀Les▶ cadres traditionnels subsistent — royauté, hiérarchies sociales — mais il s’y introduit un contenu socialiste. (Là encore avec moins ◀de▶ secousses en Scandinavie qu’en Angleterre.)
Troisième exemple : Calvin s’est toujours refusé à établir une uniformité ◀de▶ gouvernement pour ◀les▶ diverses Églises qui se réclamaient ◀de▶ sa réforme. ◀L’▶Una Sancta nous apparaît ici-bas, selon ses propres termes, dans ◀la▶ diversité « des Églises et des personnes particulières ». Elle doit donc s’organiser en fédération ◀de▶ paroisses et ◀de▶ provinces, par synodes. Ce type ◀de▶ relations ecclésiastiques devait trouver sa traduction politique dans un fédéralisme plus ou moins accentué selon ◀les▶ nations : Confédération helvétique, Provinces-Unies des Pays-Bas, Commonwealth britannique, États-Unis d’Amérique. (◀La▶ forme ◀de▶ « ◀l’▶individualisme par groupes » dans ce dernier pays, étant prédéterminée par ◀le▶ fait — ◀d’▶ordre ecclésiastique — qu’il fut fondé par des seceders.) Et ◀l’▶on sait que ◀les▶ réformés ◀de▶ France, au xvie siècle, préconisèrent une organisation fédérative du royaume, cependant que Sully, leur chef, concevait son « Grand Dessein », c’est-à-dire le premier plan ◀d’▶une Europe confédérée.
Il serait aisé ◀de▶ développer, ◀de▶ nuancer et ◀de▶ multiplier ◀de▶ tels exemples. Je ne ◀les▶ indique ici que pour montrer : 1° que ◀la▶ connaissance intime des processus religieux dans un pays donné fournit une clé des processus politiques qui s’y manifesteront tôt ou tard ; 2° que ◀l’▶action, que ◀le▶ mouvement œcuménique peut et doit exercer sur ces processus religieux, préparera ◀le▶ terrain pour une action politique réaliste, c’est-à-dire tenant compte des données empiriques et des diversités spirituelles sur ◀la▶ connaissance desquelles se fonde nécessairement tout effort fédératif sérieux.
2. ◀La▶ théologie ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme, et ◀la▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne qu’elle implique, sont ◀les▶ seules bases actuellement concevables pour un ordre nouveau du monde. (◀La▶ « religion ◀de▶ ◀l’▶homme » que certains nous proposent est une contradiction dans ◀les▶ termes, à moins qu’elle ne soit ◀la▶ formule ◀de▶ ◀la▶ religion totalitaire, sans transcendance, que précisément ◀l’▶on se propose ◀de▶ combattre !) D’autre part, ◀la▶ théologie ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme et ◀la▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne sont ◀les▶ seules bases actuellement existantes, et sur lesquelles on puisse construire dès maintenant. (◀La▶ « religion ◀de▶ ◀l’▶homme », ou du surhomme, est encore à créer, et ◀le▶ temps presse !) Chargées ◀d’▶éléments traditionnels, condensant tout ce que nous avons ◀d’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ paix, elles convoient et contiennent en même temps un indiscutable dynamisme révolutionnaire.
3. ◀L’▶organisation du Conseil œcuménique se trouve être ◀de▶ fait ◀la▶ seule Internationale en formation. On sait assez que ◀les▶ Internationales idéologiques et politiques se sont désintégrées au cours des deux dernières décades. (◀Les▶ partis socialistes subsistant dans ◀les▶ pays où ◀les▶ Soviets ne règnent pas, sont en voie ◀de▶ divergence et non ◀de▶ convergence, sur le plan international. On a vu ◀les▶ socialistes anglais collaborer avec ◀les▶ conservateurs anglais, non pas avec ◀les▶ syndicalistes russes, ni même américains, pour ne donner qu’un exemple.) À part ◀la▶ Croix-Rouge, dont ◀la▶ tâche est strictement limitée, rien ne subsiste en dehors de ◀l’▶œcuménisme, qui permette ◀de▶ mettre en relations des groupes nationaux non étatiques. Ce fait simple institue pour ◀le▶ mouvement œcuménique une possibilité historique sans précédent, une lourde responsabilité humaine, et, n’hésitons pas à ◀le▶ dire, une vocation.
4. ◀La▶ renaissance liturgique qui va ◀de▶ pair, dans toutes ◀les▶ Églises, avec ◀l’▶effort œcuménique, est en train de recréer un langage commun, un ensemble ◀de▶ communes mesures spirituelles. Ce langage au-dessus des langages répond exactement aux besoins ◀les▶ plus légitimes ◀de▶ notre temps. Il nous rend ◀les▶ vraies formules ◀de▶ ◀la▶ communauté vivante, celle qui rassemble ◀les▶ personnes, et non pas celle qui fond, en une masse informe et grossièrement encadrée, ◀les▶ individus privés ◀de▶ leur conscience normale. Du point de vue sociologique, ◀la▶ renaissance liturgique, favorisée par ◀le▶ mouvement œcuménique, marque ◀l’▶avènement ◀d’▶une attitude personnaliste, au-delà ◀de▶ ◀l’▶antinomie individu isolé-masse militarisée.
5. ◀La▶ théologie ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme, ◀la▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne et ◀la▶ politique du fédéralisme sont seules en mesure, aujourd’hui, ◀de▶ synthétiser ◀les▶ vérités disjointes et tournées en erreurs, qui subsistent dans ◀les▶ démocraties et dans ◀les▶ mouvements totalitaires. Ceci résulte, théoriquement, ◀de▶ ce que nous avons exposé aux chapitres 1-3. ◀Le▶ mouvement œcuménique est donc seul en mesure ◀de▶ préparer ◀la▶ réconciliation des adversaires actuels. Il ne se fonde pas sur un compromis entre des erreurs opposées, mais sur une attitude centrale qui dépasse ces erreurs en même temps qu’elle ré-axe ◀les▶ vérités égarées dans ◀les▶ deux camps. (N’oublions pas que ◀l’▶on combat, ◀de▶ part et ◀d’▶autre, sans grand espoir mais avec une pathétique sincérité.)
◀Le▶ tableau que nous venons ◀d’▶esquisser est ambitieux. Il veut ◀l’▶être, parce qu’il doit ◀l’▶être.
◀L’▶action du chrétien n’est jamais partie ◀de▶ ◀la▶ prudente considération des forces dont il croyait pouvoir disposer, mais ◀de▶ ce que Dieu voulait qu’il fît. C’est toujours une utopie apparente ; en réalité, ce n’est qu’une réponse. Une fois parti, je m’aperçois bientôt que je n’étais faible que parce que je me tenais immobile, dans ma prudence. ◀L’▶action risquée m’apporte ◀les▶ forces dont je manquais.
De toutes parts, un appel est ressenti : je ◀le▶ nommerai ◀la▶ nostalgie fédéraliste. Des auteurs isolés ◀l’▶ont fait entendre. Des groupes ◀d’▶intellectuels ont tenté ◀de▶ formuler certaines réponses partielles. ◀Le▶ sentiment obscur des peuples n’attend que des réponses plus claires et convaincantes pour devenir une volonté.
Ce qui manque à ces tentatives dispersées, c’est un arrière-plan spirituel commun (œcuménisme), et une vision précise des liens nécessaires unissant cet arrière-plan aux réalités morales et politiques (personnalisme). Point ◀d’▶action constructive sans idéologie. Mais point ◀d’▶idéologie valable sans théologie. Et point ◀de▶ théologie efficace sans ◀le▶ soutien ◀d’▶une catholicité réelle, ◀d’▶une communauté humaine fondée dans ◀la▶ communion des saints.
Cette communauté ne se révélera pas dans des congrès, mais se manifestera dans une action risquée. De même que nous avons vu ◀les▶ Églises nées des missions en terre païenne se placer à ◀l’▶avant-garde du mouvement vers ◀l’▶union, nous ne verrons ◀l’▶œcuménisme se réaliser avec puissance que dans ◀l’▶épreuve missionnaire universelle, qu’il doit affronter maintenant.