Prologue
Sentiment de▶ ◀l’▶Amérique
Cinq ans déjà, et chaque matin je m’étonne encore ◀de▶ me réveiller en Amérique. J’ai vécu en Suisse, en Autriche, en Italie, en Allemagne et en France : quelques mois et j’étais acclimaté. J’oubliais que ◀le▶ pays n’était pas le mien. C’était ◀l’▶Europe. C’est ici ◀l’▶Amérique, et je n’ai pas fini ◀de▶ m’en ébahir. Ce Nouveau Monde m’apparaît à chaque pas, sinon neuf, du moins différent ◀de▶ ce que mes réflexes attendaient.
Des amis débarquant ◀de▶ France me disent : « Alors, qu’en pensez-vous ? » ◀De▶ ◀l’▶Amérique ? Tout ce que je vais vous en dire, tout ce que ◀l’▶on peut en dire en général sera vrai selon ◀les▶ temps et ◀les▶ lieux, et tout sera contradictoire, et rien ne sera suffisant.
New York a ◀les▶ plus hauts gratte-ciel du monde, c’est vrai. Mais ◀Le▶ Corbusier, promené pendant une heure dans ◀la▶ ville par des journalistes, et finalement interrogé sur ses impressions ◀d’▶architecte, répondit, m’assure-t-on : « ◀Les▶ maisons sont trop basses. » Et c’était vrai, car la plupart ont trois étages. Ainsi du reste : ce pays si religieux n’a guère ◀le▶ sens du spirituel ; on y est tour à tour plus formaliste et plus sans-façons qu’en Europe ; plus avide ◀de▶ nouveauté et plus respectueusement conservateur ; plus réaliste et plus idéaliste ; plus efficace dans ◀la▶ rationalisation, et plus gaspilleur ; plus puritain et plus libre ◀de▶ mœurs. ◀L’▶Amérique ne se définit pas. Elle ne s’explique pas dans ◀l’▶ensemble. Elle se sent. ◀L’▶Amérique, c’est d’abord un sentiment.
J’avais avant ◀d’▶y venir vu tant de films et lu tant de romans américains : ils donnaient, je ◀le▶ sais aujourd’hui, des images vraies ◀de▶ ◀la▶ vie d’ici, surtout dans leurs passages ◀les▶ moins frappants, ◀les▶ plus quelconques. Mais je ne voyais pas ◀l’▶Amérique dans ces photos et ces livres, où elle est. Et quand j’y ai débarqué, je n’ai rien reconnu ◀de▶ ce qu’une douzaine ◀d’▶ouvrages européens, tous fort exacts dans leurs informations, ◀de▶ Tocqueville à André Siegfried, m’en avaient appris à ◀l’▶avance. C’était cela, ◀les▶ gratte-ciel et Broadway, ◀les▶ grandes plaines couvertes ◀d’▶usines, ◀les▶ villages, aux maisons ◀de▶ bois blanc sur des pelouses bien peignées, ◀le▶ drapeau ◀de▶ ◀la▶ boîte aux lettres… et c’était tout à fait autre chose — une autre civilisation.
◀L’▶Amérique est un continent dont je tiens pour possible et même facile ◀de▶ parler fort correctement sans y être jamais allé ; la plupart des lieux communs qui circulent à son sujet sont justifiés, de même que ◀les▶ critiques à ◀la▶ Duhamel et ◀les▶ enthousiasmes à ◀la▶ Jules Romains ; mais rien ◀de▶ tout cela n’empêchera ◀le▶ voyageur, debout sur ◀le▶ pont du bateau qui remonte lentement ◀les▶ passes ◀de▶ ◀l’▶Hudson vers Manhattan, ◀d’▶être saisi par ◀l’▶émotion ◀d’▶une nouveauté qui, dans mon cas, après cinq ans reste nouvelle.
Du sentimentalisme à ◀l’▶épopée, ◀l’▶Amérique ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne, comme celle du mythe politique et planétaire, est un immense glissement à travers ◀le▶ temps et ◀l’▶espace. Tout glisse et passe ici, vers ◀l’▶oubli, vers ◀la▶ vie. ◀La▶ jeune Américaine quitte son fiancé qui s’embarque pour une guerre lointaine : elle pleure un peu ou pas du tout, agite ◀la▶ main, s’en va ◀d’▶un pas étrangement souple avec un sourire parfait, un pas où ◀l’▶on pressent déjà ◀la▶ danse, un sourire gentiment courageux — vous alliez croire à ◀de▶ ◀l’▶insouciance — vers une party… « J’espère que tu t’amuses, que tu as du fun », écrit ◀l’▶ami, du fond du Pacifique. Je pense aussi à celle qui s’était remariée croyant son mari tué en Chine. On ◀le▶ retrouve. Elle déclare aux reporters : « Jim est simplement épatant, mais c’est Joe que j’aimais, je ◀l’▶attends, je vais me séparer ◀de▶ Jim, et, je suis sûre qu’il comprendra très bien… » Un mois plus tard, Jim et Joe boivent ensemble à ◀la▶ santé du couple réuni. Ils aiment tout ce qui passe, fait sensation, va plus loin et se perd on ne sait où, dans un autre rêve naissant, dans ◀le▶ rêve du bonheur ◀d’▶un autre… Tout est possible. Il y en a pour tout ◀le▶ monde. ◀La▶ jalousie n’est pas américaine.
Comment décrire ces légers déplacements ◀d’▶accent, vers ◀le▶ sérieux ou vers ◀l’▶humour cocasse, qui créent dans ◀l’▶ensemble une allure, une atmosphère si différente ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Cela tient à des riens ; mais ◀de▶ ces riens multipliés dans ◀la▶ vie quotidienne, naît une aisance générale. ◀L’▶Américain ne supporte pas ◀d’▶être gêné aux entournures, matériellement ou moralement. Dès ◀l’▶enfance, il s’arrange pour ménager du jeu dans sa conduite, dans ses relations, dans ses vêtements. Un peu plus ◀d’▶ampleur aux épaules, ◀de▶ larges plis sur ◀le▶ devant des costumes ◀d’▶hommes ; un peu plus ◀de▶ souplesse aux chevilles des jeunes femmes ; un peu plus ◀de▶ sourires sans raison échangés avec ◀les▶ passants, ◀les▶ voisins ◀d’▶autobus ou ◀de▶ train. Et je me sens moins jugé, moins jaugé, pour tout dire moins vu qu’en Europe. Parce qu’ils sont moins conscients ◀de▶ leur vie et ◀d’▶autrui, ils me tolèrent davantage. Ce n’est pas qu’ils m’ignorent ou ◀le▶ feignent, mais ils m’acceptent avant tout examen, sans examen. Si je leur parais bizarre par mon costume, par ma conduite ou mon accent, ils n’ont pas l’air ◀d’▶en faire un cas, ◀de▶ se croire obligés ◀de▶ prendre position ou ◀d’▶essayer ◀de▶ m’influencer par quelques remarques ironiques pour m’accorder à leurs manières. Il y a tant de bizarreries dans ◀le▶ monde, et dans ce continent américain on en voit chaque jour tant ◀d’▶exemples. Tant ◀d’▶espèces ◀de▶ gens, et ◀de▶ gens sans espèce ; tant de races et ◀de▶ mélanges ◀de▶ races ; tant de fous qui réussissent ou qui amusent ; et aussi tant ◀d’▶efforts gaspillés pour se faire remarquer, pour être différent, car ici différent veut dire original ; et crazy, qui veut dire toqué, loufoque, n’est pas un adjectif dépréciatif, bien au contraire, qu’on ◀l’▶applique à un film, à un chapeau, à un grand général, ou même à un industriel entreprenant. Cette nuance me paraît capitale : elle suffit à changer ◀l’▶atmosphère.
◀L’▶avouerai-je ? Aux premiers contacts, dans ◀la▶ rue ou à ◀la▶ maison, je ◀les▶ trouvais tous un peu crazy, ◀les▶ gens d’ici. Ils entraient et sortaient sans saluer, sans dire pourquoi ils étaient venus ; ils se versaient à boire, et ◀les▶ pieds sur une chaise, me posaient avec naturel des questions follement indiscrètes, me racontaient leur vie sans ◀le▶ moindre souci ◀de▶ se faire bien ou mal juger, m’appelaient par mon prénom au bout de cinq minutes, et sortaient tout ◀d’▶un coup avec un signe ◀de▶ ◀la▶ main, un so long, un bye bye négligent…
Je m’étais à peine habitué, non sans plaisir, à cette suppression générale ◀de▶ nos cérémonies, précautions oratoires, méfiances paysannes ou réserves mondaines, que je découvrais un aspect tout contraire ◀de▶ ◀la▶ coutume américaine : ◀le▶ formalisme et ◀la▶ passion du décorum dès qu’il s’agit ◀de▶ manifestations publiques.
Ceci compense cela, sans doute, par une mécanique inconsciente.
On n’en finirait pas ◀d’▶énumérer ◀les▶ exemples courants et voyants ◀de▶ leur goût baroque des fêtes, et ◀de▶ leur respect ◀de▶ ◀la▶ mise en scène solennelle. Je me borne à citer dans des domaines hétéroclites à souhait : ◀le▶ déploiement des costumes sacerdotaux, des drapeaux, des chœurs en robes et des processions, jusque dans ◀les▶ églises protestantes ◀de▶ ◀la▶ campagne ; ◀les▶ garçons ◀d’▶ascenseur galonnés comme des généraux ◀d’▶opérette ; ◀le▶ culte méticuleux ◀de▶ ◀la▶ bannière étoilée inculqué chaque matin aux enfants des écoles ; ◀la▶ multiplication des jours fériés ; ◀les▶ cortèges ◀de▶ carnaval, avec fanfares, avant ◀les▶ grands matches ◀de▶ football ; ◀les▶ cérémonies ◀d’▶ouverture et ◀de▶ clôture des universités ; et ◀l’▶Inauguration des présidents…
Qu’il y ait là quelque chose ◀de▶ typiquement américain, j’en vois ◀la▶ preuve dans ◀les▶ formalités ◀d’▶une nature pour ◀le▶ moins particulière qui précèdent obligatoirement ◀l’▶acte ◀de▶ naturalisation. Je ◀les▶ crois sans exemple dans ◀l’▶Histoire, et sans équivalent dans nul autre pays. Un étranger résidant aux États-Unis, même depuis dix ou vingt ans, s’il veut devenir Américain, doit se soumettre au rite suivant : il lui faut tout d’abord quitter ◀le▶ pays — un petit voyage au Canada ou au Mexique — pour rentrer deux ou trois jours plus tard, en qualité formelle et déclarée ◀de▶ candidat à ◀la▶ citoyenneté. Cette opération, fort coûteuse si ◀l’▶on habite loin ◀d’▶une frontière, n’a ◀de▶ toute évidence qu’une portée symbolique et rituelle. Autrement, elle ne sert à rien. Mais personne ne paraît s’en étonner, tant est puissant ◀le▶ sens des conventions publiques dans ce peuple qui, par ailleurs, a poussé plus loin que tout autre ◀le▶ sans-gêne ou ◀la▶ simplicité dans ◀les▶ relations ◀de▶ ◀la▶ vie privée.
Giraudoux a écrit quelque part que ◀l’▶Amérique n’est pas une nation comme ◀les▶ autres, mais un club. Cette remarque explique bien des choses, et en particulier ◀le▶ paradoxe qu’on vient de relever. ◀L’▶entrée dans ◀le▶ club est un acte public qui s’accompagne tout naturellement ◀d’▶opérations conventionnelles et ◀d’▶un cérémonial ◀d’▶initiation, calculés de manière à inspirer ◀le▶ respect ◀de▶ ◀l’▶institution et ◀l’▶orgueil ◀d’▶y appartenir. Mais aussitôt que vous serez un membre régulier, vous aurez tous ◀les▶ droits, on ne s’occupera plus ◀de▶ vous, et vous vivrez à votre guise dans toute ◀l’▶enceinte démesurée du club.
Je ne vous ai pas parlé ◀d’▶actualités brûlantes, dans cette préface à quelques articles sur ◀l’▶Amérique. C’est que je crois aux signes plus qu’aux faits ; aux courants ◀d’▶opinion ou ◀de▶ sensibilité plus qu’aux chiffres et aux statistiques ; à ce qui prépare et fait mûrir lentement ◀les▶ événements, plus qu’aux incidents ◀de▶ ◀la▶ semaine. Il me semble assez important, pour faire comprendre à des Français certaines démarches surprenantes ◀de▶ ◀la▶ diplomatie américaine, ◀de▶ parler tout d’abord et surtout ◀de▶ ce qu’on ne dit pas dans ◀les▶ dépêches, ◀de▶ ce qui n’est pas matière ◀d’▶enquêtes et ◀de▶ reportages, ◀de▶ ces nuances ◀de▶ sentiments ou ◀de▶ coutumes qui qualifient ◀la▶ vie et ◀la▶ vision ◀d’▶un peuple, et qui par là, vont peut-être expliquer ◀l’▶histoire du siècle, notre histoire réelle. Car celle-ci dépend ◀de▶ deux peuples — l’autre est ◀le▶ russe — dont toutes ◀les▶ réactions intimes et sautes ◀d’▶humeur vont affecter notre sort matériel, aussi directement que naguère ◀les▶ crises ◀d’un certain névropathe.