II
Vie culturelle et religieuse
Une presse qui informe ses lecteurs
Peu de temps avant la▶ guerre, à Paris, un grand journal du soir qui disposait ◀d’▶un poste ◀de▶ radio, m’interviewa au sujet du petit livre que je venais de publier sur ◀l’▶Allemagne. J’expliquai que ◀la▶ presse hitlérienne me paraissait meilleure que celle ◀de▶ France, parce qu’elle donnait plus ◀de▶ nouvelles, du monde, et ◀d’▶une manière plus objective, du fait même que ses partis pris étaient connus et déclarés. ◀Le▶ directeur du journal en question censura cette partie ◀de▶ ◀l’▶interview, en vertu de ◀la▶ politique qu’on attribue par erreur à ◀l’▶autruche. Je suis certain qu’il avait tort, comme ◀la▶ suite ◀l’▶a prouvé d’ailleurs. ◀Le▶ directeur ◀de▶ Carrefour admettra-t-il que je récidive à propos cette fois-ci ◀de▶ ◀l’▶exemple américain ?
Je tiens compte des difficultés que rencontrent aujourd’hui ◀les▶ journaux parisiens : ◀le▶ manque ◀de▶ papier tout d’abord. Il peut y avoir plus que du mauvais goût à mettre en regard ◀les▶ réalisations ◀d’▶un pays riche et celles ◀d’▶une nation que ◀la▶ guerre a ruinée. Mais je ne juge pas du point de vue ◀de▶ Sirius. Je propose une comparaison que j’estime utile et nécessaire, et quelques conclusions aisément applicables.
◀Les▶ grands journaux américains admettent dans leurs colonnes ◀l’▶exposé ◀de▶ points de vue contradictoires, et je précise : ils ◀l’▶admettent justement à ◀l’▶occasion des débats ◀les▶ plus graves et ◀les▶ plus passionnés, tels que ceux que provoquent une période ◀de▶ grèves, ◀le▶ renvoi bruyant ◀d’▶un ministre, ou même une élection présidentielle. Dans quel autre pays ◀de▶ notre monde du xxe siècle verrait-on un journal ◀de▶ ◀l’▶importance du New York Times donner une page entière au discours ◀de▶ son candidat, et une page entière, en regard, au discours ◀de▶ son adversaire ? Cependant que ◀l’▶éditorial commente en termes mesurés ◀les▶ mérites respectifs des personnes en présence ? Et s’il s’agit ◀d’▶une grève ◀de▶ vastes dimensions, comme celle que ◀l’▶on vit interrompre pendant plusieurs mois ◀la▶ production ◀de▶ ◀la▶ General Motors, vous trouverez tous ◀les▶ jours ◀les▶ points de vue affrontés du patronat et ◀de▶ ◀l’▶union syndicale, dont ◀les▶ déclarations officielles seront citées in extenso.
Ainsi ◀la▶ controverse réelle est exposée, pièces à ◀l’▶appui, devant ◀le▶ lecteur. Mais ce que vous ne verrez jamais, dans ce même journal, c’est une polémique contre un autre journal. Ceci me paraît très important. En France, il arrive trop souvent que ◀le▶ débat réel reste mal défini, ◀les▶ positions des parties en présence n’ayant pas été déclarées dans ◀les▶ termes exacts où elles s’arrêtent. Ce que ◀l’▶on trouve dans son journal, c’est un débat à propos d’un débat. C’est un torrent ◀de▶ jugements contradictoires, mais trop exactement prévus — sous ◀la▶ rubrique revue ◀de▶ ◀la▶ presse — au sujet ◀d’▶un problème qui, semble-t-il, importe moins en soi que ce qu’en disent ◀les▶ partis. Ainsi ◀l’▶on peut « causer » à ◀l’▶infini, mais sans trop ◀de▶ chance ◀de▶ se former une opinion plausible ou réaliste. Tartempion pense ceci, Durand déclare cela, mais l’un est radical et l’autre communiste, je ◀le▶ savais bien, parbleu ! comme dirait Gide, et je savais que quel que fût ◀le▶ problème posé, ils resteraient attachés « indéfectiblement », comme des moules, à leurs vieux principes. Mais ◀le▶ problème subsiste et je voudrais qu’on me dise comment ◀le▶ résoudre pratiquement. Au lieu de quoi Tartempion me ressasse que Durand n’est qu’un radical. ◀De▶ quoi donc parlait-on ? Qu’allons-nous faire ?
Ce n’est pas que ◀les▶ journaux américains craignent ◀la▶ discussion violente, ◀la▶ dénonciation personnelle ou ◀le▶ scandale. Quand ils s’y lancent, ils n’y vont pas ◀de▶ main morte. Mais leur objectif principal, ou si ◀l’▶on veut, leur arme favorite, reste ◀l’▶information toute nue, ou presque. Sur 32 pages ◀de▶ leur édition quotidienne, ◀le▶ Times ou ◀le▶ Tribune consacrent à peu près deux tiers ◀de▶ page à leurs éditoriaux, dont ◀la▶ moitié traite ◀de▶ ce qui se passe dans tel pays ◀de▶ ◀l’▶Amérique du Sud ou ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Le▶ reste du journal se compose ◀de▶ dépêches ◀d’▶agence, récrites et délayées sous forme ◀d’▶articles signés, et ◀d’▶articles ◀de▶ correspondants spéciaux publiés sous forme de longues dépêches ; ◀de▶ commentaires ou « colonnes syndiquées » (qui paraissent ◀le▶ même jour dans vingt autres journaux) ; et des rubriques régulières : sports, religion, finance, livres, théâtre, correspondances, jardins, etc.
Ce qui pose chaque jour aux rédacteurs ◀d’▶un journal américain, en plus des problèmes ◀d’▶un grand quotidien, ◀le▶ problème ◀d’▶une volumineuse revue ◀de▶ vulgarisation. Ce qui suppose un état-major et un personnel gigantesques, spécialisés à ◀l’▶infini ; des pages ◀de▶ publicité aussi chères qu’abondantes ; ou un propriétaire aux dollars inépuisables. Ce qui s’oppose enfin à ◀la▶ multiplication des journaux. New York, pour sept millions et demi ◀d’▶habitants ne possède que neuf grands journaux ; Paris en publie proportionnellement sept fois plus, c’est-à-dire 32, qui d’ailleurs réunis en une seule liasse, feraient tout juste un numéro du Times, pour ◀le▶ volume ◀de▶ mots imprimés. Je ne sais s’il existe réellement 32 points de vue possibles sur ◀la▶ situation. Je doute qu’un seul puisse être juste tant que ◀l’▶information sera remplacée par des jugements pathétiques. On me dit qu’il faudrait être à Paris pour comprendre. Je suis en Amérique, que voulez-vous ! Et ◀les▶ Américains ne comprennent pas non plus. — Vous savez bien, leur dis-je, qu’il s’agissait ◀de▶ sauver ◀la▶ liberté ◀l’▶expression politique. — On ne peut pas juger librement, me répondent-ils, si ◀l’▶on ne sait rien. Au lieu de 32 journaux ◀de▶ deux pages, faites-en donc quatre ◀de▶ huit pages. Vous gagnerez ◀l’▶espace des titres, et vous aurez quelques nouvelles du monde.
Leur simplisme est exaspérant…
Mais ◀le▶ fait est qu’une dépêche ◀de▶ Paris par un correspondant américain, qui occupe chaque matin une ou deux colonnes ◀de▶ son journal, en apprend davantage sur ce qui se passe en France que ◀la▶ lecture ◀de▶ dix journaux français. Tous ◀les▶ Français qui viennent ici en tombent d’accord.
◀Le▶ correspondant américain à ◀l’▶étranger est une espèce humaine bien définie. Hollywood en a fait un héros qui traverse ◀les▶ intrigues du fascisme comme Roland transperçait ◀les▶ Sarrazins. Bon garçon, ◀le▶ chapeau ◀de▶ travers sur quelques idées simples mais honnêtes, il sauve ◀la▶ veuve et ◀l’▶orphelin du résistant, déjoue ◀les▶ plans des gangsters politiques, donne en passant des leçons ◀de▶ démocratie aux sadiques ◀de▶ ◀la▶ Gestapo, et rentre en Amérique avec une belle fiancée. Rabattons-nous à ◀la▶ réalité : il s’agit ◀d’▶un monsieur bien payé, qui parle plusieurs langues, qui adore accumuler ◀le▶ plus ◀de▶ faits possible dans ◀le▶ moindre espace, sur ◀le▶ même plan et sans jugements, et qui s’acquiert au prix de quelques aventures racontées avec brusquerie, sans desserrer ◀les▶ dents sauf pour sourire un peu, une réputation lucrative : à ses passages en Amérique, entre deux missions, on ◀le▶ fait parler à ◀la▶ radio, on lui donne des banquets, et ◀l’▶on publie son livre tapé à tour ◀de▶ bras pendant ◀la▶ traversée. J’oubliais ◀de▶ dire qu’il a généralement autant ◀de▶ talent que ◀d’▶assurance. Mais il ne s’agit pas ◀d’▶un talent littéraire. On ne lui demande ni style ni vues profondes ou subtiles, seulement un dynamisme inépuisable, et ◀le▶ sens des prises ◀de▶ vues multipliées sous ◀les▶ angles ◀les▶ plus imprévus. ◀Le▶ grand reporter français cherche à expliquer, il tend à ◀l’▶essai. ◀Le▶ correspondant américain cherche à faire voir, il tend au roman. Sa gloire et son statut social éclipsent bien souvent ceux des grands romanciers ◀de▶ ce pays. « Journaliste », aux États-Unis, ne sera jamais une épithète dépréciative, bien au contraire.
Trois remarques au sujet des rubriques régulières. Celle des sports, contrairement à ce que ◀l’▶on attendrait, ne tient pas plus ◀de▶ place que dans ◀la▶ presse française. Par contre, celle ◀de▶ ◀la▶ religion, qui n’existe aucunement en France, occupe souvent deux pages entières. Enfin, vous ne trouverez pas dans ◀les▶ journaux américains cet héritage inexcusable ◀de▶ ◀la▶ presse du siècle dernier, que nous appelons ◀le▶ roman-feuilleton, et que je vois encore, en pleine période ◀de▶ disette ◀de▶ papier, encombrer ◀le▶ tiers ◀de▶ la seconde et dernière page ◀de▶ plusieurs journaux parisiens. Un censeur astucieux, possédé par ◀l’▶idée ◀d’▶empêcher ◀le▶ peuple ◀de▶ savoir ce qui se passe, n’eût pas trouvé ◀de▶ meilleur expédient : s’ils demandent des nouvelles, contez-leur une histoire. « S’ils n’ont pas ◀de▶ pain, qu’ils mangent des brioches. » ◀Le▶ siècle est en révolution, ◀l’▶Europe en ruines, ◀la▶ France en crise pour dire ◀le▶ moins, c’est bien ◀le▶ moment ◀de▶ lire Paul de Kock…
◀La▶ France possède depuis ◀la▶ guerre un ministère ◀de▶ ◀l’▶Information dont, jusqu’à plus ample informé, je ne mettrai pas en doute ◀l’▶utilité. Mais elle ne possède pas ◀d’▶organes ◀d’▶information dignes du nom. Sur quoi peut bien régner ce ministère ? J’imagine qu’il a pris à tâche ◀de▶ créer un nouvel esprit, un nouveau sens des devoirs civiques ◀de▶ ◀la▶ presse, une école ◀de▶ reportage, un journal type… Je me permettrais, dans ce cas, ◀de▶ lui suggérer ◀le▶ modèle du Christian Science Monitor, du New York Times ou du Herald Tribune. Ce sont ces grands journaux que j’avais dans ◀l’▶esprit en écrivant ce qui précède. J’ai préféré ne point parler ◀de▶ ◀la▶ « presse Hearst » et des journaux ◀de▶ McCormick qui règnent sur ◀le▶ Middle West, et dont ◀les▶ tares ◀les▶ plus connues sont ◀la▶ brutalité ◀de▶ langage, ◀la▶ haine posthume ◀de▶ Roosevelt, ◀l’▶isolationnisme impénitent, ◀le▶ racisme et ◀le▶ préjugé antieuropéen.
Toutes ◀les▶ comparaisons du genre ◀de▶ celle que je viens ◀d’▶esquisser courent ◀le▶ risque ◀d’▶opposer ◀le▶ meilleur ◀d’▶un des termes à ◀la▶ moyenne ou même au pire ◀de▶ l’autre. Il resterait à opposer ◀la▶ tenue littéraire mettons du Figaro à ◀la▶ vulgarité totale du Journal and American. Mais il est difficile ◀d’▶être à la fois juste et utile en temps ◀de▶ crise. Et j’ai voulu courir au plus pressé.
Hollywood n’a plus ◀d’▶idées
Toujours plus impeccables du point de vue technique et toujours plus coûteux, de plus en plus semblables ◀les▶ uns aux autres et de plus en plus fades jusque dans leurs brutalités stéréotypées, voilà ◀les▶ films américains au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre.
◀Les▶ critiques, ◀les▶ échos ◀de▶ presse, et même ◀les▶ spectateurs, sont unanimes : Hollywood est à court ◀d’▶inventions. Hollywood achète n’importe quoi, un roman non terminé, un bout ◀de▶ conversation, ◀l’▶esquisse ◀d’▶une histoire, un « four » ◀de▶ Broadway, sur ◀le▶ soupçon qu’on pourrait y trouver « une idée ». Je soupçonne, pour ma part, que Hollywood n’y trouvera rien, ou si elle y trouve un germe, ◀le▶ nettoiera. Car Hollywood n’est plus qu’une machine. Elle transforme en argent tout ce qu’elle touche, tout ce qu’elle a envie ◀de▶ toucher, et c’est pourquoi son avidité même à se renouveler stérilise instantanément ◀les▶ nouveautés qu’il semblerait facile ◀d’▶y introduire, à première vue.
Cette technique trop parfaite n’est obtenue qu’au prix de telles dépenses et ◀d’▶une telle quantité ◀de▶ spécialistes neutralisant ◀l’▶originalité ◀les▶ uns des autres ; elle suppose une telle application au détail matériel, au cadre, au son, à ◀l’▶éclairage, aux cravates et au faux vrai luxe ; elle doit tenir compte ◀de▶ tant ◀d’▶exigences personnelles des stars, collectives et supposées du public, tatillonnes et insanes du comité ◀de▶ moralité, et ◀de▶ mille préjugés hérités ◀de▶ trente ans ◀de▶ triomphe, qu’il n’est pas ◀de▶ génie assez coriace pour survivre à pareille torture au ralenti, même avec une prime ◀d’▶un million resplendissant au terme ◀de▶ ◀l’▶épreuve.
◀Le▶ moindre film européen ◀d’▶avant ◀la▶ guerre, projeté dans une petite salle ◀de▶ rétrospectives, à New York, me semble en comparaison fait ◀de▶ bric et ◀de▶ broc et ◀de▶ ficelles partout visibles, mais touchant aux larmes, spirituel jusque dans ◀l’▶émotion, et tout crépitant ◀d’▶inventions étonnantes. ◀Le▶ rythme est cahotant, trop coupé, mais quand il s’établit sur une ou deux séquences, comme il entraîne !
Je rentre après cela dans une salle ◀de▶ Broadway : tout y marche et ronronne comme un moteur ◀de▶ luxe, tout est faux, tout le monde est beau, jamais on ne voit percer ◀la▶ trame nue du réel. Jamais un choc, pour tant de coups ◀de▶ poing, ◀de▶ coups de feu et ◀de▶ coups ◀de▶ théâtre. C’est que ◀le▶ public, me disent ◀les▶ producers, n’accepte pas que Heddy Lamarr soit mal habillée si elle joue une pauvresse, qu’Ingrid Bergman ressemble à ◀la▶ Suédoise qu’elle est, plutôt qu’à une star comme ◀les▶ autres. N’insistons pas : ◀la▶ décadence ◀de▶ Hollywood n’a pas ◀de▶ raisons mystérieuses ou accidentelles. Ses causes sont évidentes et inéluctables ; ce sont celles-là mêmes qui firent son succès, et non pas d’autres. Pour mes cadets, d’ici dix ans, Hollywood ne sera plus qu’une légende : comme ◀l’▶est déjà Greta Garbo, symbole ◀d’▶un âge.
Ô Garbo ◀de▶ notre jeunesse, volupté du regard, Reine des neiges, Dame des rêves ◀de▶ ◀l’▶adolescence, femme ◀la▶ plus célèbre du monde, idée ◀de▶ ◀la▶ Femme régnant sur des millions ◀de▶ nuits, mythe évasif, que n’êtes-vous disparue, comme un ange au matin ? Dans ce petit restaurant français ◀de▶ ◀la▶ 55e rue, à ◀l’▶ouest, un jour ◀de▶ l’autre hiver, ◀le▶ garçon vint me dire à ◀l’▶oreille : — Pouvez-vous céder votre table, nous avons besoin ◀d’▶une table ◀de▶ deux dans cinq minutes ? Merci. Vous allez voir que cela vaut ◀le▶ dérangement !…
Je me déplace. Elle entre sur ses talons plats, avec son chapeau ◀de▶ feutre gris souris relevé ◀de▶ côté, et ◀le▶ profil du rêve. J’eusse préféré ne ◀la▶ voir jamais, mais j’avoue qu’elle est très jolie, malgré ◀la▶ minceur ◀de▶ ses lèvres. Un peu plus tard, c’est une party ◀de▶ Pâque russe chez une amie. « Venez très tôt, vous aurez une surprise. » J’arrive très tôt et ne trouve qu’un géant, Robert Sherwood, ◀le▶ dramaturge et l’un des conseillers intimes ◀de▶ Roosevelt. Mais une minute plus tard, un pas rapide dans ◀l’▶escalier : c’est elle encore, en robe courte ◀de▶ soie grise, et déjà nous choquons nos petits verres ◀de▶ vodka. On ◀l’▶a présentée comme « Miss G… » (prononcez Djie), ainsi qu’on fait parfois des souverains en voyage. Comme elle est gaie ! J’ai passé une demi-heure à causer avec elle, sur un sofa, et plus tard nous avons soupé, assis par terre, dans une foule, mais dos à dos, et voici ◀l’▶étonnant ◀de▶ ◀l’▶histoire : je ne trouve rien à me remémorer ◀de▶ ses propos. Elle a ◀le▶ génie ◀de▶ ne rien dire qui ◀la▶ rende plus réelle qu’une image. Ne serait-ce pas là son secret ? Se prêter à ◀la▶ fantaisie ◀de▶ toutes ◀les▶ imaginations ? Comme elle est belle et comme elle est absente ! Quelle élégance dans ◀l’▶irréalité ! Comme elle est gaie pour un fantôme…
Revenons à nos moutons ◀de▶ Hollywood. Je ne vois qu’un homme en Amérique, qui ait su tirer du cinéma quelques-uns des moyens ◀d’▶expression radicalement neufs qu’il permet : c’est Walt Disney. ◀Les▶ autres en sont encore à photographier des comédies, des drames, des ameublements ou des jardins comme nous pouvons en voir sans ◀l’▶aide ◀d’▶une caméra, et sur ◀les▶ rythmes habituels ◀de▶ notre vie. C’est dire qu’ils oublient ou refusent ◀de▶ prendre avantage des possibilités uniques du cinéma. ◀L’▶analyse du mouvement, ◀la▶ vitesse ou ◀la▶ lenteur folle, ◀les▶ objets qui montent et volent au lieu de tomber, ◀les▶ déformations expressives, ◀les▶ superpositions ◀d’▶images ou ◀de▶ corps par transparence, ◀la▶ synchronisation des gestes et ◀de▶ ◀la▶ musique, vingt autres procédés moins faciles à définir, en deux mots : voilà ◀le▶ domaine que Disney seul a ◀le▶ courage ◀d’▶explorer aujourd’hui.
Mickey et Donald le Canard font partie ◀de▶ ◀la▶ légende ◀de▶ ce siècle. Je ◀les▶ vois s’agiter sur ◀l’▶écran comme des ludions qui nous rendraient visibles ◀les▶ mouvements délirants ◀de▶ ◀l’▶Inconscient moderne. Battus comme plâtre, et toujours Tartarins, rapides ou entravés comme ◀les▶ figures du rêve, passant en une seconde ◀de▶ ◀l’▶aplatissement physique à ◀la▶ mégalomanie, extravagants, sentimentaux, entourés ◀de▶ monstres sadiques, souvent sadiques eux-mêmes et avec quelle joie entièrement partagée par ◀les▶ publics ◀d’▶enfants, ils évoluent dans un univers ◀de▶ machines féroces, ◀d’▶explosions, ◀de▶ flammes instantanées et ◀de▶ bruits déchirants qui, bien avant la dernière guerre, nous donnèrent seuls ◀la▶ sensation du Blitz. Ils sont ◀de▶ notre temps ◀d’▶une manière plus profonde que leur auteur, sans doute, n’eût osé ◀le▶ soupçonner. Car il n’est pas intelligent, s’il est génial.
Disney, quand il se trompe n’y va pas ◀de▶ main morte. Je pense surtout à Fantasia, essai ◀d’▶illustration mouvante ◀de▶ quelques symphonies sérieuses (non plus silly), entrecoupées ◀de▶ vues en gros plan sur ◀la▶ chevelure blanche, ◀les▶ mains précieuses ou ◀la▶ nuque rose et violacée ◀de▶ Stokowsky. Par malchance, c’est au lendemain ◀de▶ la première ◀de▶ Fantasia à Buenos Aires que j’ai rencontré Walt Disney. Nous ◀l’▶attendions à déjeuner chez Victoria Ocampo, plutôt déprimés par ◀la▶ représentation ◀de▶ ◀la▶ veille. Il entre avec sa femme. Il a l’air ◀d’▶un bon garçon bien correct et bien banal. On essaie ◀de▶ parler musique, Mozart et Stravinsky — deux des principales victimes ◀de▶ son film. Il coupe court ◀d’▶un ton neutre : « Mrs. Walt Disney n’aime pas ◀la▶ musique classique. » Un froid, et chacun pense : Que ne ◀l’▶a-t-elle empêché ◀de▶ s’en occuper !
Son mauvais goût me paraît irrémédiable, étant celui ◀de▶ ◀l’▶Américain moyen en matière ◀d’▶art et surtout ◀de▶ peinture. (◀La▶ fin ◀de▶ Fantasia, sur ◀l’▶Ave Maria de Schubert, n’est qu’une suite ◀de▶ cartes ◀de▶ bons vœux comme il s’en envoie des millions à chaque Noël en Amérique.) Mais il a ◀le▶ secret ◀de▶ ce rythme endiablé, cette ingéniosité foisonnante, follement gaspillée, et cette maîtrise impitoyable dans ◀l’▶agencement ◀d’▶une suite ◀de▶ catastrophes qui laissent ◀le▶ spectateur soulagé et heureux, parce que son inconscient a pu se déchaîner devant lui, bien visible, pendant un bon quart d’heure, avec ◀l’▶assentiment du rire ◀de▶ ◀la▶ foule.
◀Les▶ créations géniales ◀de▶ Disney remontent à ◀la▶ période où il travaillait seul, à ◀l’▶aventure, avec des moyens peu coûteux. ◀Les▶ producers ◀de▶ Hollywood travaillent aujourd’hui avec des milliers ◀d’▶employés, dans ◀le▶ cadre ◀d’▶une routine technique stupidement respectée par tous ◀les▶ nouveaux venus, et qui exige des sommes fabuleuses. Pour que ces sommes rapportent, il faut ◀le▶ plus grand public possible. Pour satisfaire ce plus grand public, il faut se garder ◀d’▶innover ou ◀de▶ faire plus vrai que ◀la▶ convention du jour. ◀Les▶ milliers ◀d’▶employés déjà cités se livrent donc à une chasse impitoyable à ◀la▶ situation neuve ou vraie, pour ◀la▶ tuer. En même temps, ◀les▶ producers se plaignent ◀de▶ ce que ◀les▶ auteurs n’aient plus ◀d’▶idées…
Je vais leur donner gratis ◀le▶ moyen ◀d’▶en sortir, et mon « idée » tient en trois mots : — Messieurs, sabrez vos budgets ! Essayez ◀de▶ faire pour une fois : « ◀le▶ film ◀le▶ meilleur marché du monde », au lieu de rivaliser dans ◀la▶ dépense. Tout changera, comme par enchantement ! Vous verrez ◀les▶ idées affluer. Quant au public… Eh bien ! pendant que j’y suis, un bon conseil : ne croyez pas que ◀le▶ grand public déteste autant que vous ◀la▶ nouveauté. Il a aimé Disney. Et qui sait s’il ne va point préférer ◀les▶ films européens, dès qu’il pourra ◀les▶ voir ? Tous ◀les▶ signes sont là. Dépêchez-vous !
Mais peut-être qu’il est trop tard, et qu’ils s’en doutent. ◀L’▶importance des studios ◀de▶ New York s’accroît sans cesse. On parle ◀d’▶un nouveau centre ◀de▶ production qui se créerait bientôt du côté de Miami. ◀Les▶ barrières commerciales qui s’opposent à ◀l’▶entrée des films russes, anglais et français, céderont un jour… Et j’imagine alors Hollywood déserté, une ghost town pareille à ces villes éphémères que fit surgir dans ◀le▶ Colorado ◀la▶ ruée vers ◀l’▶or, et qui n’offrent plus aujourd’hui qu’un asile délabré aux bandits, et des sujets ◀de▶ scénarios historiques. Il se peut que Hollywood, après sa mort, devienne une merveilleuse « idée ◀de▶ film », et renaisse à ◀l’▶écran sous ◀la▶ forme du chef-d’œuvre que, vivante, elle n’a fait que rêver.
Condition des écrivains et éditeurs
Pas ◀de▶ milieu ni ◀de▶ milieux dans ce pays. Entre ◀l’▶écrivain ◀d’▶avant-garde et ◀l’▶auteur à succès, peu ou point ◀de▶ moyen terme, ◀le▶ saut est brusque, ◀l’▶abîme s’ouvre béant. Car on passe ◀de▶ 3000 lecteurs à 300 000, c’est-à-dire qu’on passe pratiquement du prolétaire au millionnaire des lettres. Je ne connais que peu ◀d’▶exceptions.
Et de même vous ne trouverez rien à New York, encore bien moins à Washington ou Chicago, qui ressemble aux « milieux littéraires » ◀de▶ Paris, ◀de▶ Londres, ou ◀de▶ Berlin avant Hitler. Point ◀de▶ salons où ◀l’▶écrivain se frotte aux gens du monde, et eux à lui ; point ◀de▶ cafés où ◀l’▶on se retrouve en bande à ◀l’▶heure ◀de▶ ◀l’▶apéritif ; point ◀d’▶antichambres ◀d’▶éditeurs où se coudoient auteurs, débutants et critiques ; donc point ◀de▶ tribunal du goût, ◀de▶ critique parlée, ◀de▶ rumeurs, ou ◀de▶ réputations fondées sur ◀le▶ pittoresque, ◀l’▶esprit, ◀le▶ succès personnel ou ◀la▶ rareté.
◀L’▶écrivain aux États-Unis vit dans une sorte ◀de▶ vide social. Il évolue entre ◀la▶ réalité ◀de▶ tous ◀les▶ jours, qui ◀le▶ repousse, ◀l’▶ignore, ne lui fait aucune place, mais à laquelle il emprunte ses sujets, — et ◀la▶ machine commerciale ◀de▶ ◀l’▶édition. Rien ne ◀le▶ soutient. Tout ◀l’▶attaque — ou ◀le▶ paie.
Et il me semble qu’il a peu ◀d’▶amis, pour des raisons géographiques d’abord.
◀Les▶ « bons écrivains » que vous connaissez en Europe, sont dispersés aux quatre coins du continent, ne se connaissent guère entre eux, ne se rencontrent pas. Depuis ◀le▶ temps ◀d’▶Emerson et ◀de▶ Thoreau, ils ne se sont jamais groupés nulle part, et n’ont fondé aucune école.
John Dos Passos vit dans un petit village ◀de▶ pêcheurs portugais, sur ◀la▶ côte ◀de▶ ◀l’▶Atlantique. Eugène O’Neil à San Francisco. Steinbeck dans ◀le▶ Sud-Ouest. Caldwell à Miami ou dans ◀l’▶Ouest. Faulkner et James Cain en Californie. Aldous Huxley dans un ranch du désert, mais pas trop loin de Hollywood. Archibald MacLeish à Washington. E. E. Cummings je ne sais où. Hemingway à Cuba, à Hawaï, quand ce n’est pas à Paris. Robert Frost dans une ferme ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle-Angleterre. Richard Wright à Brooklyn. Saroyan voyage entre ◀la▶ côte du Pacifique et Broadway. Katherine Ann Porter, sudiste et new-yorkaise par accès, de même que Carson McCullers, vient de faire un séjour à Hollywood, dont elle ressort à demi morte ◀d’▶ennui. Wystan Auden est professeur dans un collège du Vermont. Glenway Wescott habite Long Island. À New York même, on ne ◀les▶ voit qu’en passant. Et je crois que je viens de vous donner un catalogue assez complet ◀de▶ ce qui peut compter, hors ◀d’▶Amérique, dans ◀la▶ littérature américaine. Tout ◀le▶ reste est promesses, ou best-sellers.
Cette dernière expression domine ◀le▶ marche du livre américain. Un best-seller, c’est un auteur (ou son produit) qui se vend à quelques centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶exemplaires en une année. C’est une catégorie, c’est un métier. C’est quelque chose qui ne touche à ◀la▶ littérature, telle que nous ◀l’▶entendons en Europe, que par malentendu, et très rarement. (Je ne connais guère que deux cas ◀d’▶écrivains dignes ◀de▶ ce nom qui aient atteint ◀le▶ sommet ◀de▶ ◀la▶ liste des ventes, publiée chaque semaine par ◀les▶ plus grands journaux : Hemingway et Saint-Exupéry.) Si ◀l’▶on n’est pas un best-seller, on tombe dans ◀la▶ catégorie des écrivains « expérimentaux », c’est-à-dire des bizarres, peut-être intéressants mais peu vendables pour ◀le▶ moment. Et s’il se trouve un éditeur pour leur faire crédit, c’est avec ◀l’▶espoir avoué qu’un jour ou l’autre ils deviendront adultes, et feront à leur tour une carrière commerciale. En revanche, pour peu qu’un écrivain sérieux, qui a fait ses preuves dans ◀la▶ misère ou ◀le▶ professorat, obtienne par chance ce succès ◀de▶ public, il se voit aussitôt vomi par ◀les▶ « petites revues » ◀d’▶avant-garde, qui représentent, ici et là, ce qu’on pourrait appeler ◀le▶ mouvement littéraire en Amérique. Exemples : MacLeish et Steinbeck, frappés ◀d’▶ostracisme par ◀les▶ jeunes écrivains, le premier parce qu’il est devenu un personnage officiel, le second parce qu’il fait ◀de▶ grosses ventes, et des ponts ◀d’▶or à Hollywood.
Deux mots sur ces « petites revues » ou little mags. Elles sont ◀le▶ pôle non commercial ◀de▶ ◀la▶ vie intellectuelle. Dispersées, elles aussi, sur tout ◀le▶ continent, elles forment des centres locaux — en Virginie, dans ◀l’▶Arizona, à New York — où ◀l’▶on discute Freud ou Trotski, Auden, Eliot, André Breton, et ◀l’▶existentialisme parisien, non sans sévérité, malgré tant de boissons dès qu’on se rencontre… ◀L’▶atmosphère ◀de▶ ces groupes restreints rappelle davantage ◀les▶ cercles symbolistes et socialistes ◀de▶ ◀la▶ fin du xixe siècle européen, que ◀les▶ écoles ◀de▶ ◀l’▶entre-deux-guerres à Paris, Berlin ou Oxford, plus virulentes, plus théâtrales, surtout moins tristes, parce qu’elles étaient plus proches ◀d’▶un public influent.
Mais ◀le▶ phénomène américain qui mérite tout notre intérêt ◀d’▶explorateur reste à n’en pas douter celui du best-seller. Prenons ◀la▶ saison 1944-1945. Trois livres se sont disputés la première place (c’est-à-dire ◀la▶ plus forte vente) et tous ◀les▶ trois étaient les premiers livres ◀de▶ trois femmes inconnues ◀la▶ veille : Betty Smith, Lillian Smith, et Kathleen Winsor. Je ne pense pas que ce soient des noms à retenir. Mais ce n’est pas ◀la▶ durée ◀d’▶un nom qui compte ici, c’est son éclat instantané, ◀le▶ chiffre du tirage, ◀les▶ sommes payées par Hollywood pour ◀l’▶achat ◀de▶ « ◀l’▶idée » et du titre ◀d’▶un livre. Ces trois dames ont vendu chacune ◀de▶ sept-cent-mille à un million ◀d’▶exemplaires ◀de▶ leur livre. ◀Les▶ producers du cinéma et du théâtre leur ont versé des honoraires en conséquence. C’est pour chacune, et l’un dans l’autre, au moins un demi-million ◀de▶ dollars. ◀L’▶État en retient d’ailleurs une bonne moitié sous forme ◀d’▶impôts. Mais ce qui reste suffit pour une vie raisonnable. ◀L’▶auteur ◀d’▶Autant en emporte ◀le▶ vent ne s’est plus manifestée depuis son grand succès : elle se contente ◀d’▶avoir inauguré une époque ◀de▶ ◀l’▶édition, sinon ◀de▶ ◀la▶ littérature. ◀Les▶ autres seront sages ◀de▶ ◀l’▶imiter. Hemingway lui-même, ayant gagné dit-on plus ◀d’▶un million ◀de▶ dollars avec Pour qui sonne ◀le▶ glas, n’a plus rien publié depuis six ans.
Cette situation est simplement ◀la▶ pire que puisse rêver un écrivain.
Jamais on n’a tant lu en Amérique — ◀les▶ guerres font lire, entre autres conséquences — et jamais on n’a si mal lu. ◀Les▶ tirages sont montés, pour ◀les▶ grands best-sellers, ◀de▶ 300 à 800 000 exemplaires au départ, j’entends avant ◀la▶ mise en vente. ◀La▶ qualité est en raison régulièrement inverse du succès. Et ◀les▶ éditeurs ◀le▶ savent bien. Or ◀l’▶éditeur américain n’est pas « un monsieur qui aime ◀les▶ livres parce qu’il n’en écrit pas lui-même ». C’est un gentleman réaliste, entouré ◀d’▶un vaste état-major ◀de▶ lecteurs, ◀d’▶agents publicitaires, et ◀de▶ jeunes femmes nommées editors, dont ◀la▶ tâche officielle est ◀de▶ récrire ◀les▶ manuscrits ; personne n’échappe à leur sollicitude brouillonne, surtout lorsqu’il s’agit ◀de▶ publier quelques extraits ◀d’▶un livre dans un magazine. Tout cela coûte cher, bien entendu. Et ◀l’▶on dirait parfois qu’il s’agit moins, pour ◀l’▶éditeur, ◀de▶ découvrir et ◀d’▶imposer un génie neuf, que ◀de▶ couvrir ses frais généraux… Dans ces conditions, si quelque grand écrivain se voit refuser l’un ◀de▶ ses manuscrits, il n’en conçoit ni honte ni rancune, car on lui dit très simplement que son livre — excellent d’ailleurs en tous points — n’a que ◀le▶ malheur ◀de▶ ne pas correspondre aux prévisions ◀de▶ vente pour ◀la▶ saison à venir. On prendra ◀le▶ suivant, bien entendu, si ◀le▶ sujet en paraît opportun. Tout cela se passe sans ◀la▶ moindre hypocrisie…
Mais aussi sans ◀le▶ moindre respect pour ◀la▶ valeur proprement littéraire ou intellectuelle ◀d’▶une œuvre. Et sans ◀la▶ moindre considération pour sa durée probable : ◀le▶ succès immédiat compte seul. Un livre qui ne s’est pas vendu dans ◀les▶ six mois disparaît simplement du marché, et ne sera plus réimprimé. Quant aux best-sellers ◀d’▶il y a deux ou trois ans, personne ne se rappelle plus leurs titres ou leurs auteurs, comme ◀le▶ révélait une récente enquête.
Il est clair que ◀la▶ seule influence bénéfique que ◀l’▶Amérique puisse subir, sur ce plan, est celle ◀de▶ ◀l’▶édition européenne, des éditeurs qui publient ce qu’ils aiment… (Je sais bien que ◀les▶ vices américains pouvaient être observés avant ◀la▶ guerre, chez nous aussi, mais à une échelle qui, vue ◀de▶ New York, paraît exactement microscopique.) Or si cette influence doit se produire jamais, il y faudra non seulement beaucoup de temps, mais surtout des efforts conscients, intelligents et bien organisés, de la part de nos offices ◀de▶ propagande culturelle.
Car si ◀le▶ public des « petites revues » américaines, qui tirent à deux ou trois-mille exemplaires, n’ignore rien ◀de▶ la dernière sous-section bordelaise ◀d’▶une dissidence du surréalisme, ◀le▶ fait est que ◀le▶ lecteur des best-sellers ignore tout ◀de▶ ◀la▶ littérature européenne, ou s’en fait une idée entièrement fausse.
Vous connaissez, en France, à un ou deux noms près, ◀les▶ écrivains américains que j’ai cités, et beaucoup d’autres qui ◀le▶ méritent moins. Mais ◀le▶ fait est que ◀le▶ grand public américain sait peu de choses ◀de▶ nos bons écrivains. ◀De▶ ◀la▶ France, il retient quatre ou cinq noms, si disparates qu’il est comique ◀de▶ ◀les▶ citer, dans ◀l’▶ordre ◀de▶ leur succès ◀de▶ vente : Ève Curie, Maurois, Saint-Exupéry, Simenon et Jules Romains. Bien loin derrière ces « grands cinq » vous trouverez Malraux, Maritain, et quelques écrivains français amenés à vivre et à publier en Amérique par ◀les▶ hasards ◀de▶ ◀la▶ guerre ou ◀d’▶une mission. Mais on ignore sereinement, dans ◀le▶ grand public, je ◀le▶ répète, Gide, Claudel, Valéry (jamais traduit), Mauriac, Bernanos, Ramuz, Breton, Fargue, Paulhan et Michaux.
Cependant que ◀les▶ écrivains allemands réfugiés — Thomas Mann, Werfel, Ludwig et vingt autres — y publient leurs œuvres complètes. Que ◀les▶ Anglais sont édités simultanément à Londres et à New York. Que ◀la▶ Good neighbor policy favorise officiellement ◀les▶ traductions ◀de▶ ◀l’▶espagnol et du portugais. Et que ◀les▶ Scandinaves jouissent du préjugé en faveur des grands nordiques blonds, et ◀de▶ ◀la▶ présence active ◀de▶ Sigrid Undset à New York.
Que fait ◀la▶ France pour assurer outre-Atlantique sa position ◀de▶ grande puissance intellectuelle ?
Esquisse ◀d’▶une rhétorique américaine
I
Je venais ◀d’▶arriver à New York. « Ne prenez pas la peine ◀d’▶écrire pour eux, me dit l’un ◀de▶ nos écrivains ◀les▶ plus célèbres en Amérique, vendez-leur une idée et votre nom. » Il contait ◀l’▶anecdote suivante : un magazine à fort tirage lui ayant demandé un papier ◀de▶ deux-mille mots, il ◀les▶ livra et fut payé, mais cinq-cents mots seulement parurent, dont plus aucun n’était ◀de▶ lui. ◀La▶ signature et ◀l’▶idée générale permettaient cependant ◀d’▶identifier ◀le▶ texte.
J’appris ainsi qu’il existait dans ◀les▶ revues et chez ◀les▶ éditeurs américains des personnages nommés re-writers ou editors, dont toute ◀l’▶activité consiste à reviser ou à récrire ◀les▶ manuscrits, afin de ◀les▶ mettre au goût ◀de▶ ◀la▶ maison et à ◀la▶ portée du public que cette maison a décidé ◀d’▶atteindre. Je me promis bien qu’on ne m’y prendrait pas. Et tout se passa fort décemment pour les premiers essais que je donnai à des revues sérieuses mais ◀de▶ tirage restreint.
Un beau jour, je reçois ◀les▶ épreuves ◀d’▶un article qu’on m’avait commandé. Je me relis et crois rêver. Cela débute par une anecdote tirée ◀de▶ ◀la▶ page cinq du manuscrit ; puis vient ma conclusion, suivie ◀de▶ plusieurs fragments diversement intervertis, recombinés et ornés ◀de▶ sous-titres. ◀De▶ mon introduction ne subsiste qu’une phrase, placée d’ailleurs en conclusion. Je rougis, je pâlis, j’écris aux rédacteurs une lettre dont voici ◀le▶ début : « Messieurs, veuillez considérer ◀la▶ phrase suivante : roseau, ◀le▶ plus faible ◀de▶ ◀la▶ nature mais c’est un roseau. ◀Les▶ mots sont ◀de▶ Pascal, incontestablement. Mais je doute fort qu’il eût accepté ◀de▶ ◀les▶ signer, ◀les▶ deux éléments significatifs ◀de▶ sa phrase, homme et pensant, ayant été coupés par ◀le▶ même editor, apparemment, qui a pris soin ◀de▶ mon article. »
II
Un peu soulagé par ma lettre, je me trouvai plus libre ◀d’▶esprit pour discuter, à quelque temps ◀de▶ là, ◀le▶ principe même du rewriting avec un jeune journaliste américain. Il avait lu ma lettre et souriait sans mot dire. Je sentis qu’il trouvait que j’avais exagéré.
— Au fond, ◀de▶ quoi vous plaignez-vous ? dit-il enfin. Votre article était bon, tel qu’il fut publié. Il a paru, il a porté, trois millions ◀de▶ personnes ont pu ◀le▶ lire. À votre place, je serais content.
— Mais ◀les▶ interventions ◀de▶ ◀l’▶editor ont brisé tout ◀le▶ détail ◀de▶ ◀l’▶argumentation !
— Qu’est-ce que cela fait ? Personne ne ◀l’▶eût suivie. Vous savez bien que ◀le▶ lecteur moyen, chez nous, n’est pas sensible aux artifices ◀de▶ ◀la▶ logique. Ainsi accommodé, votre papier a certainement gagné en efficacité. Je suppose que c’est bien ce que vous vouliez ? Vous n’avez pas écrit pour qu’on admire votre habileté, mais pour convaincre ◀le▶ public ◀de▶ certaines vérités que vous jugiez utiles. C’est du moins ce qu’a pensé ◀l’▶editor. Il a trouvé ◀la▶ matière bonne, il a mis votre article en état ◀de▶ marche, et grâce à lui on vous a publié. Car ◀l’▶editor connaît nos règles, et sachez-◀le▶ : pour faire paraître dans un grand magazine un article ◀d’▶un type différent, il faudrait être F. D. R. lui-même.
— Ou Einstein ?
— Voulez-vous m’enseigner vos règles ?
— Commencez par ◀le▶ catch phrase, ◀la▶ phrase qui attrape et force ◀l’▶attention. Et peu importe qu’elle n’ait guère ◀de▶ rapport avec ◀l’▶essence ◀de▶ votre sujet. Puis en dix ou vingt lignes ◀de▶ leader, donnez toute ◀la▶ substance ◀de▶ votre article. Ensuite, eh bien ! vous reprenez ◀les▶ phrases ◀les▶ plus frappantes ◀de▶ cette présentation, et vous ◀les▶ illustrez sans commentaires, selon ◀le▶ nombre ◀de▶ mots qu’on vous accorde. Et si possible, mais ce n’est pas indispensable, terminez sur un bang, un coup ◀de▶ cymbale. Je simplifie, je schématise évidemment. Comme vous seriez contraint ◀de▶ ◀le▶ faire, je pense, pour expliquer à un Américain ◀les▶ procédés ◀de▶ votre rhétorique française : ◀le▶ discours en trois points, conduit selon ◀la▶ logique, et précédé ◀d’▶excuses et ◀de▶ formalités, qui impatienteraient notre public, bien loin de ◀l’▶amuser ou ◀de▶ piquer son désir ◀de▶ lire plus avant.
— Il me semble que vous écrivez comme vous organisez vos cortèges et parades. ◀Le▶ catch phrase, c’est ◀la▶ « majorette » qui marche en tête, extravagante, empanachée, levant très haut ◀les▶ jambes et marquant ◀la▶ mesure. Puis vient ◀le▶ groupe des officiels et des bannières, indiquant ◀le▶ but et ◀le▶ sens du cortège. Puis ◀la▶ foule qui n’est maintenue que par ◀la▶ plus légère force ◀de▶ police, jouant ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ logique. Enfin des haut-parleurs ou quelque groupe comique ferment ◀la▶ marche.
— Acceptons cum grano salis vos essais ◀de▶ nous comprendre par images. Ce n’est pas toujours aussi puéril…
— Mais c’est souvent encore plus mécanique. Prenez ce numéro du New York Telegram : tous ◀les▶ articles sur ◀le▶ même modèle ! Vous donnez ◀la▶ dépêche ◀d’▶une agence en cinq lignes. Puis, en plus petit caractère, vous ◀la▶ récrivez en quelques ligues, en ajoutant des précisions sur ◀la▶ source ou ◀le▶ degré ◀de▶ son authenticité. Enfin vous ◀la▶ paraphrasez sur une colonne, en y mêlant d’autres informations ◀de▶ sources et ◀de▶ nature diverses, qui en recréent ◀le▶ contexte humain et ◀la▶ situent dans ◀le▶ jeu des forces mondiales. Et c’est peut-être ◀l’▶origine du fameux « simultanéisme » ◀d’▶un Dos Passos et ◀de▶ plusieurs ◀de▶ vos excellents romanciers.
— Notez que ces procédés ont fait leurs preuves sur ◀la▶ ligne ◀de▶ feu du contact quotidien avec ◀le▶ plus vaste public. ◀Les▶ écrivains font bien ◀de▶ se mettre à cette école, s’ils veulent agir sur leurs contemporains.
— Toute ◀la▶ question est ◀de▶ savoir ce que nous entendons par agir. Je vois bien que vos reporters sont ◀les▶ meilleurs du monde, je veux dire ◀les▶ plus efficaces dans ◀le▶ rendu et ◀la▶ « couleur ». Je vois aussi que vos romanciers empruntent à leur technique au moins autant qu’à celle du cinéma. Mais ◀la▶ raison ◀de▶ ces succès ne serait-elle pas que vos standards ◀de▶ culture sont naturellement accordés au niveau ◀d’▶un très bon journal ? Ce réglage parfait sur ◀les▶ longueurs ◀d’▶ondes ◀les▶ plus faciles à capter n’empêche-t-il pas certaines intonations ◀de▶ passer ? Vous avez si bien pris ◀le▶ rythme du siècle qu’on se demande parfois si vous restez capables ◀de▶ ◀le▶ modifier. Je cherche ◀les▶ gêneurs chez vous, je n’en vois que deux, et qu’on accepte d’ailleurs, mais au seul titre ◀d’▶experts dans un genre bien délimité : Henry Miller et Philip Wylie, l’un avec son Air Conditioned Nightmare, l’autre avec Generation of Vipers, un grand livre à mon sens, et le premier où ◀l’▶Amérique ◀d’▶aujourd’hui se reconnaisse, critiquée et jugée ◀d’▶un point de vue impitoyablement américain… Mais je ne vois pas ◀de▶ novateurs, non, pas un seul depuis Faulkner. Je ne vois pas un seul penseur qui ait ◀le▶ courage ◀de▶ bouleverser votre manière ◀de▶ poser ◀les▶ problèmes, votre vocabulaire critique, vos rythmes et vos procédés. Et pourtant ne serait-ce point cela, au sens propre des termes, agir ou opérer ?
III
J’ai rapporté ce petit dialogue pour faire sentir que ◀la▶ question n’est pas tout à fait aussi simple que je ◀l’▶avais pensé d’abord. Nos habitudes latines — ou peut-être scolaires — nous inclinent à juger barbare, sans examen, ◀la▶ préoccupation américaine ◀d’▶immédiate efficacité. Mais, en retour, ◀l’▶Américain jugera vaines et vaniteuses nos précautions logiques, nos excuses au lecteur, et notre goût du style cultivé pour lui-même quel que soit ◀le▶ sujet, ◀l’▶occasion, ou ◀le▶ but précis que ◀l’▶on vise. ◀Le▶ souci primordial ◀de▶ ◀l’▶écrivain français digne du nom, c’est ◀de▶ durer par une forme achevée. Mais si ◀l’▶Américain écrit, c’est pour agir : il acceptera donc sans douleur ◀d’▶amour-propre ◀les▶ conditions prescrites ◀de▶ ◀l’▶action, définies par ◀les▶ editors qui savent comment atteindre un grand public. Et s’il est un artiste authentique, il écrira intuitivement pour envoûter ◀le▶ lecteur et soi-même par une sorte ◀de▶ rythme ou litanie ◀de▶ faits, — en prise directe sur ◀l’▶émotivité du temps présent. Ici encore ◀les▶ procédés du journalisme américain fournissent l’un des secrets ◀de▶ ◀l’▶art du roman qu’illustra ◀la▶ génération des Dos Passos, Steinbeck et Hemingway, dont tant de jeunes auteurs s’inspirent depuis quelques années.
Je ne songe pas seulement au fait que ces « trois grands » furent des reporters à leurs débuts et ◀le▶ redeviennent à ◀l’▶occasion. Ou à cet autre fait que, dans ◀le▶ jargon des salles ◀de▶ rédaction américaines, un reportage s’appelle une « histoire », qu’il s’agisse ◀d’▶un divorce sensationnel ou ◀de▶ ◀la▶ grève des mineurs. Je songe surtout au mouvement ◀de▶ ◀l’▶esprit qui détermine, soit chez eux soit chez nous, non seulement une manière ◀d’▶écrire mais aussi une manière ◀de▶ vivre, et même ◀de▶ faire ◀de▶ ◀la▶ politique.
◀Le▶ Français n’écrit guère pour simplement décrire. Il vise et tend toujours, ◀de▶ tout son être, à dégager un sens satisfaisant. Avant tout, il « cherche à comprendre ». Et je crois qu’à son idée, donner un sens c’est généraliser. De même, comprendre c’est classer, ou résumer en une formule, en une maxime, en un proverbe. ◀L’▶Américain cherche au contraire à « réaliser » ◀le▶ réel, à nous y enfoncer, et peut-être à s’y perdre. Une description, une énumération, un bombardement ◀de▶ faits et ◀de▶ sensations, ou bien leur juxtaposition sans liens logiques, peuvent y suffire, pense-t-il, dans la plupart des cas. Un dialogue ◀d’▶apparence loufoque peut révéler une situation mieux qu’un commentaire astucieux. Et ◀le▶ mystère humain peut être mieux saisi par un compte rendu décousu que par une patiente analyse.
Au désir latin ◀de▶ comprendre afin de juger, répond ◀l’▶essai. Au désir ◀de▶ « réaliser » répondent ◀le▶ reportage américain et ◀le▶ roman. Et c’est pourquoi ◀l’▶information, dans ◀le▶ sens large que je viens de suggérer, compte davantage que ◀le▶ jugement aux yeux de ◀l’▶Américain moyen et ◀de▶ ◀l’▶écrivain qui se propose ◀de▶ ◀l’▶atteindre. Peut-être oublieront-ils souvent ◀d’▶aller au-delà ◀de▶ ce stade préalable et ◀de▶ conclure, c’est-à-dire ◀de▶ juger, ce qui reste à nos yeux ◀l’▶office propre ◀de▶ ◀l’▶homme, et finalement son efficacité ◀la▶ moins douteuse lorsqu’il écrit. Tandis que ◀le▶ Français, parfois, jugera ◀d’▶autant plus brillamment, mais aux dépens de son idéal même ◀de▶ vérité, qu’il se sera moins embarrassé ◀d’▶informations en vrac et ◀de▶ sensations brutes, recherchées et subies jusqu’au point ◀de▶ provoquer une réaction nouvelle ◀de▶ ◀l’▶être…
IV
Mais il faut élargir ce débat. Il dépasse ◀de▶ beaucoup ◀la▶ technique littéraire. ◀Le▶ monde moderne est ainsi fait que dans tous ◀les▶ plans, littérature, politique et religion, celui qui veut agir bute contre ce dilemme : ou bien s’adapter au public, dans ◀l’▶intention ◀de▶ mieux ◀l’▶atteindre, — mais alors ce que ◀l’▶on transmet n’est plus ◀le▶ message original ; ou bien garder ◀la▶ pureté du message — mais on n’atteint pas ◀le▶ public.
C’est tout ◀le▶ problème du clerc ◀de▶ notre temps, écrivain, doctrinaire politique, ou prédicateur religieux. S’il adopte ◀le▶ langage des masses, il augmentera ses chances ◀d’▶être entendu, mais que peut-il espérer faire entendre dans ◀les▶ termes que suggère ◀l’▶editor ou qu’impose ◀le▶ censeur ◀d’▶État ? C’est gagner ◀le▶ monde, mais à quoi ? Et c’est ◀le▶ gagner au prix de son âme. À ◀l’▶inverse, qu’il se garde pur, il court ◀le▶ risque ◀de▶ rester inefficace, ◀de▶ n’être point compris, peu lu, ou refusé.
◀L’▶auteur américain, et pour d’autres raisons ◀le▶ soviétique, et ◀d’▶une manière plus générale tous ◀les▶ écrivains engagés soit au service ◀de▶ ◀l’▶opinion soit à celui ◀d’▶un parti ou ◀d’▶une secte, sacrifient volontiers leur style individuel aux nécessités ◀de▶ ◀l’▶action. ◀L’▶Européen, tout au contraire, estime que ◀le▶ détail du style, autant que ◀l’▶ordonnance des idées, transmet une qualité unique qui seule rend efficace ◀l’▶acte ◀d’▶écrire.
Peut-être s’agit-il tout simplement ◀de▶ savoir si ◀l’▶on veut ◀le▶ succès immédiat, ou quelque action profonde et à longue échéance. Mais ◀les▶ plus grands, et ◀de▶ tout temps, sont ceux qui ont refusé ce choix, confiant à ◀la▶ violence involontaire du style une efficacité ◀d’▶un type nouveau. Et ◀les▶ editors du lendemain disent que c’est cela qui porte et qu’il faut imiter…
Vue générale des églises ◀de▶ New York
Je n’ai pas encore découvert cet autel « au dieu inconnu » que saint Paul admirait à Athènes, mais j’ai tout lieu ◀de▶ croire qu’il existe à New York. Serait-ce cette Église du Centre Absolu dont je vois annoncée ◀la▶ « causerie mystique » en fin ◀de▶ ◀la▶ liste des services religieux, dans ◀le▶ New York Times du samedi ? Remontant ces colonnes ◀d’▶annonces qui tiennent une demi-page du journal, je trouve ◀les▶ rubriques suivantes : Société védantiste, Église universaliste, Église ◀de▶ ◀l’▶unité, unitariens, théosophes, spiritualistes, catholiques romains, protestants épiscopaux, presbytériens, pentecôtistes, méthodistes, luthériens, juifs réformés, hindouistes, huguenots, Science divine, congrégationalistes, réformés hollandais, scientistes, baptistes, moraves, disciples… Mais il y a aussi, qui n’annoncent pas leurs cultes : ◀les▶ luthériens ◀de▶ Finlande et ◀de▶ Suède, ◀les▶ orthodoxes serbes, grecs, ukrainiens et russes, ◀les▶ vieux-catholiques, ◀les▶ réformés hongrois, ◀l’▶Église catholique nationale ◀de▶ Pologne. Et cinquante sectes.
Approchons-nous ◀de▶ ces églises par ◀l’▶extérieur : par leur histoire d’abord, puis par ◀l’▶architecture ◀de▶ leurs sanctuaires, enfin par ◀le▶ spectacle ◀de▶ leurs cultes.
◀Les▶ États-Unis ont été fondés par des groupes successifs ◀de▶ colons, la plupart exilés pour cause ◀de▶ religion. Tous ces pionniers étaient d’abord ◀les▶ fanatiques ◀d’▶une foi, rejetés par ◀l’▶Europe, et qui venaient chercher en Amérique ◀la▶ liberté ◀de▶ célébrer leur culte. Ils y trouvèrent aussi ◀la▶ possibilité ◀de▶ fonder des cités idéales, conformes à leurs doctrines morales et politiques. ◀D’▶où ◀le▶ caractère social très accentué que prit, dès ◀le▶ début, leur vie religieuse ; ◀d’▶où aussi, ◀le▶ caractère religieux ◀de▶ leur civisme.
◀La▶ structure politique des États-Unis reflète encore, ◀de▶ nos jours, ◀le▶ jeu complexe ◀de▶ ces apports confessionnels, ceux-ci se confondant d’ailleurs, ◀le▶ plus souvent, avec ◀les▶ apports nationaux. C’est ainsi qu’un Américain qui appartient à ◀l’▶Église réformée a bien des chances ◀d’▶avoir des ancêtres hollandais ; allemands ou suédois s’il est né luthérien ; anglais s’il est presbytérien ; et s’il est catholique, italiens, polonais ou irlandais. À ces différences ◀d’▶origine sont venues s’ajouter dès ◀le▶ xviiie siècle des différences ◀de▶ classes : ◀l’▶Église baptiste est largement populaire, ◀la▶ méthodiste aussi (elles comptent chacune 9 à 10 millions ◀de▶ membres), tandis que ◀l’▶Église presbytérienne et ◀l’▶Église protestante-épiscopale (bien moins nombreuses) sont surtout citadines et fashionable.
Quant à ◀la▶ fameuse multiplication des sectes, elle n’a rien à voir avec ◀la▶ diversité des confessions ◀d’▶origine nationale. C’est au xixe siècle qu’elle a sévi, et pour des raisons politiques ou géographiques au moins autant que doctrinales. ◀La▶ guerre ◀de▶ Sécession a coupé en deux groupes, Sud et Nord, la plupart des grandes confessions.. Ces groupes à leur tour se sont morcelés sur leurs ailes gauche et droite, en « libéraux » et « fondamentalistes ». Et plus ces groupuscules étaient restreints, plus ◀la▶ tendance sectaire s’y faisait virulente, entraînant ◀de▶ nouvelles divisions, jusqu’à donner naissance à des « églises » qui ne comptaient que quelques centaines ◀d’▶élus. Avec ◀le▶ xxe siècle et ◀l’▶achèvement ◀de▶ ◀la▶ colonisation du continent, peut-être par ◀l’▶effet ◀d’▶une réaction normale, peut-être aussi parce que ◀les▶ communications rapides et ◀les▶ fréquents changements ◀de▶ domicile facilitaient des contacts nouveaux et tendaient à dissoudre ◀les▶ sectes purement locales, ◀le▶ processus s’est renversé. ◀Les▶ groupuscules ont rejoint ◀les▶ groupes, qui se sont fédérés ou qui ont fusionné. ◀Les▶ confessions ou dénominations traditionnelles se sont reconstituées en une dizaine ◀de▶ corps qui représentent ◀la▶ grande majorité des protestants. Et ces réunions préalables ouvrent des voies jadis insoupçonnées : Presbytériens et Anglicans étudient depuis quelques années un projet ◀d’▶union organique.
Quelle que soit par ailleurs ◀l’▶évolution interne ◀de▶ cette « poussière ◀de▶ sectes » comme disent ◀les▶ étrangers (scandalisés par une diversité dont ils ignorent ◀les▶ origines valables, pour la plupart européennes), voici ◀le▶ fait qu’il convient ◀de▶ souligner : ces étiquettes ne correspondent nullement à des antagonismes religieux. Bien au contraire, c’est ◀l’▶uniformité des conceptions ◀de▶ ◀la▶ vie chrétienne, dans ◀les▶ diverses dénominations, qui peut frapper ◀l’▶observateur. Une promenade dans Manhattan commencera ◀de▶ nous en convaincre.
On m’avait dit que je verrais à New York ◀de▶ pauvres petites églises tout écrasées entre des gratte-ciel triomphants. On ne m’avait pas dit que ces églises, d’ailleurs immenses pour la plupart, sont vénérées et fréquentées par ◀la▶ moitié des habitants ◀de▶ ces gratte-ciel, qui ne voient d’ailleurs aucun inconvénient à ce qu’un lieu ◀de▶ culte soit moins haut qu’un building, comme une hostie est moins grosse qu’un pain ; ils ne sont pas si enfantins que leurs critiques. On ne m’avait pas dit non plus que New York possède, en plus ◀de▶ ces églises, ◀la▶ plus grande cathédrale du monde : Saint-Jean de Dieu, édifiée au sommet ◀d’▶une colline ◀de▶ granit dominant Manhattan. C’est ◀le▶ siège ◀de▶ ◀l’▶évêque anglican ◀de▶ New York. (Dommage qu’un édifice construit au xxe siècle copie scrupuleusement ◀les▶ bons modèles gothiques.)
Je remonte la Cinquième Avenue, en partant ◀de▶ Washington Square. Voici d’abord, à deux-cents mètres l’une ◀de▶ l’autre, deux églises au clocher oxfordien : l’une anglicane, l’autre presbytérienne, indiscernables. Ouvertes toutes ◀les▶ deux ◀le▶ jour entier, possédant toutes ◀les▶ deux leur autel, leurs stalles ◀de▶ chœur et leur pupitre pour ◀la▶ Bible, ◀d’▶où pend un ruban large à ◀la▶ couleur ◀de▶ ◀la▶ saison ou ◀de▶ ◀la▶ fête liturgique. Plus haut, ◀l’▶église collégiale hollandaise, ◀de▶ style baroque, en marbre blanc ; et vis-à-vis, dans un jardin, une église anglo-catholique, tout encombrée ◀de▶ poutres et ◀d’▶images : c’est là que ◀les▶ acteurs vont se marier. Plus haut encore, une autre église gothique aux flèches banales en pierre grise : Saint-Patrick, cathédrale catholique. Puis ◀l’▶anglicane Saint-Thomas, aussi dissymétrique que Saint-Étienne du Mont ◀de▶ ◀l’▶extérieur, mais ◀la▶ nef et ◀le▶ chœur, fort classiques, s’ornent ◀d’▶une rosace bleue et ◀de▶ sculptures précieuses. Sur ◀les▶ pages ◀d’▶un gros livre ouvert dans ◀le▶ vestibule, je lis ◀les▶ signatures ◀de▶ visiteurs ◀de▶ toutes confessions (ils ◀les▶ indiquent, et je note beaucoup de Roman Catholics). Passons maintenant dans Park Avenue. Des coupoles byzantines sur un porche roman : Saint-Barthélemy, ◀l’▶église des riches, avec son chœur immense et froid, en mosaïque. Christ Church est méthodiste : colonnes ◀de▶ marbre noir, mais un autel et des retables en gothique flamboyant, trop dorés. Plus loin, ◀l’▶église luthérienne ◀de▶ Saint-Pierre, déshonorée par des vitraux livides et plus sulpiciens que nature. ◀L’▶autel est dominé par des boiseries sombres, ornées ◀de▶ branches ◀de▶ sapin à Noël.
Et partout, dans tous ces sanctuaires, ◀le▶ même parfum ◀de▶ chêne ciré, ◀de▶ luxe, ◀de▶ dignité, ◀de▶ dévotion correcte…
Un dimanche matin à New York : voilà ◀le▶ temps, voilà ◀le▶ lieu pour une étude comparée des liturgies et des principaux rites occidentaux, dépouillés ◀de▶ leur patine, reconstitués, discrètement archéologiques.
◀Le▶ peuple américain — est-il puéril ou sain ? — adore plus que tout autre ◀les▶ costumes et ◀la▶ belle ordonnance des processions. Dès ◀l’▶entrée, des messieurs en jaquette, ou au moins en veston bordé, ◀la▶ boutonnière fleurie ◀d’▶un œillet blanc, s’empressent. Ils vous dirigent avec une fermeté cordiale vers ◀les▶ sièges libres, ou dépourvus ◀de▶ plaque au nom de leur propriétaire. Déjà ◀le▶ chœur fait son entrée, en robes noires, surplis blancs et bonnets, suivi ◀de▶ pasteurs chamarrés des insignes ◀de▶ leur grade académique, longs capuchons rouges, jaunes, bleus ou violets, attachés sous ◀le▶ rabat et pendant sur ◀le▶ dos. Tout le monde se lève, puis tout le monde se rassoit, puis tout le monde se met à genoux ; puis se relève et se rassoit, et s’agenouille, se relève encore et s’assoit de nouveau avec une discipline sans défaut.
Ceci chez ◀les▶ baptistes ◀de▶ Riverside, ◀l’▶église du Révérend Fosdick, comme chez ◀les▶ anglicans des beaux quartiers, et chez ◀les▶ méthodistes comme chez ◀les▶ luthériens. ◀Les▶ catholiques eux-mêmes, à Saint-Patrick, observent durant ◀les▶ offices une correction ◀de▶ maintien presque presbytérienne.
Entrez dans une église, au hasard, vers midi. Si vous tombez sur un service chanté, ◀la▶ communion reçue à genoux devant ◀l’▶autel, vous vous croirez chez ◀les▶ Romains, mais vous serez chez ◀les▶ anglicans si ◀l’▶officiant est en surplis, ou chez ◀les▶ luthériens s’il est en robe noire. Chez ◀les▶ presbytériens, on distribue ◀la▶ Cène sur ◀les▶ plateaux ◀d’▶argent qui circulent dans ◀les▶ bancs, ◀de▶ main en main, et toute ◀l’▶église apparaît transformée en une salle ◀de▶ banquet silencieux. Partout, des chœurs en robe, des fleurs, des ◀croix▶, des cierges.
Eh quoi ! c’est catholique ! s’écrie scandalisé ◀le▶ protestant français qui assiste à l’un ◀de▶ ces cultes. Mais un ◀de▶ mes amis, argentin, sortant ◀de▶ ◀la▶ messe à Saint-Patrick, se plaignait ◀de▶ ◀l’▶absence toute « protestante » du désordre gentil, ◀de▶ ◀la▶ distraction ou des marques ◀de▶ ferveur théâtrale qu’il s’attendait à retrouver dans un tel lieu…
Religion et vie publique
J’ai fait une découverte sur ◀les▶ États-Unis : c’est qu’il n’est pas ◀de▶ pays moderne où ◀la▶ religion tienne dans ◀la▶ vie publique une place plus importante et plus visible. Il faut être un Européen pour s’en étonner, me dit-on. ◀De▶ fait, pour un Américain qui connaît tant soit peu son histoire, rien n’apparaît plus naturel. Ce grand empire a commencé par ◀les▶ prières des émigrants. Il s’est fondé sur des groupes religieux qui constituèrent ses premières communes, et pour lesquels croyant et citoyen se trouvaient être, en fait, des synonymes.
On peut apprécier diversement cette interpénétration ◀de▶ ◀la▶ vie ecclésiastique et ◀de▶ ◀la▶ vie publique (dans un pays, remarquons-◀le▶, où ◀les▶ Églises ont toujours été séparées ◀de▶ ◀l’▶État). Je me bornerai pour aujourd’hui à ◀la▶ décrire comme un fait, un grand fait qui mérite ◀d’▶autant plus ◀d’▶être connu et médité qu’il s’est vu curieusement négligé par presque. tous ◀les▶ bons observateurs européens ◀de▶ ◀l’▶Amérique.
Ouvrez ◀le▶ New York Times : vous y trouverez, ◀le▶ samedi, deux grandes pages consacrées aux choses religieuses : sujets des sermons du lendemain, nouvelles des missions et ◀de▶ nombreuses activités sociales, programmes ◀de▶ musique sacrée, annonces détaillées des services que célébreront ◀les▶ principales paroisses ◀de▶ ◀la▶ cité. (Trois cultes chaque dimanche dans beaucoup ◀d’▶églises.) ◀Le▶ lundi, copieux résumés des sermons ◀de▶ ◀la▶ veille, avec manchettes et sous-titres ; on en accorde beaucoup moins aux conférenciers ◀les▶ plus en vogue.
Tournez ◀le▶ bouton ◀de▶ votre radio : à 14 h. chaque jour, vous entendrez un choix « ◀d’▶hymnes ◀de▶ toutes ◀les▶ Églises ». Plus tard, un quart d’heure ◀de▶ nouvelles religieuses du monde entier. ◀Le▶ samedi, ◀les▶ synagogues. ◀Le▶ dimanche, du matin au soir, une douzaine ◀de▶ cultes relayés par différentes stations. Vous passerez ◀d’▶une liturgie solennelle ◀de▶ ◀l’▶Église épiscopale à quelque réunion ◀de▶ Réveil ultradynamique dans un quartier miséreux, ◀de▶ là à une neuvaine dans un couvent, à un chœur luthérien, à un prêche baptiste pour ◀les▶ nègres…
Je vais à une soirée chez un professeur du Séminaire ◀de▶ théologie protestante ◀de▶ New York : j’y trouve d’autres professeurs et des étudiants, bien sûr, nais aussi des journalistes, des personnalités politiques, des écrivains ◀d’▶« avant-garde »… Et ces professeurs ◀de▶ théologie n’hésitent pas à collaborer aux magazines politiques à gros tirages qui forment ◀l’▶opinion moyenne du pays. Ce qui est étonnant, c’est précisément que cela n’étonne personne ici. Je songe à ◀la▶ France laïque ◀de▶ naguère ! Je songe même à ◀la▶ Suisse, à tant de timidités, ◀de▶ cloisonnements, et peut-être ◀de▶ prudences aussi, que ◀l’▶on n’imagine pas en Amérique…
Cherchant à louer une maison, je parcours ◀les▶ annonces. J’en trouve plusieurs ◀de▶ ce type : « Six pièces, confort, métro, Églises à proximité. » J’achète un guide ◀de▶ quartier, ◀d’▶aspect commercial. Une page y est réservée aux lieux ◀de▶ cultes. En tête : « Préservez votre privilège américain : allez au culte ◀de▶ votre paroisse. »
Certes, ◀l’▶on peut sourire ◀de▶ ◀la▶ publicité qu’étalent ◀les▶ Églises ◀de▶ province, des grands panneaux ◀de▶ « bienvenue à tous » qu’elles plantent à ◀l’▶entrée ◀de▶ leur ville, et qui promettent des jeux ◀de▶ loto ◀le▶ mardi soir et ◀de▶ ◀la▶ danse ◀le▶ samedi, même dans ◀les▶ églises catholiques. On peut déplorer ◀la▶ concurrence que se font ◀les▶ diverses dénominations dans un même village. Mais ces traits extérieurs s’expliquent lorsqu’on découvre ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ vie communautaire dans ◀les▶ paroisses. Devenir membre ◀d’▶une Église, en Amérique, c’est aussi trouver un milieu social, des amis, des appuis matériels s’il ◀le▶ faut. Dans ce pays énorme, qui manque ◀de▶ cadres traditionnels, et dont ◀la▶ population est si nomade encore, ◀la▶ vraie cellule sociale, c’est ◀la▶ paroisse. Plus sociale que religieuse, dira-t-on ? C’est un risque. Mais c’est aussi une possibilité ◀d’▶action spirituelle constamment maintenue dans ◀la▶ cité.
Il faut connaître cet arrière-plan pour donner tout leur sens à certains incidents ◀de▶ ◀la▶ vie politique américaine. Imaginez, par exemple, ◀le▶ gouverneur ◀d’▶un des grands États de l’Union prenant part à une campagne ◀de▶ « mission intérieure » à travers tout ◀le▶ continent. Imaginez Roosevelt prononçant une longue prière à ◀la▶ radio, ◀la▶ veille ◀de▶ ◀l’▶élection présidentielle ; ◀les▶ journaux décrivent en détail ◀les▶ services ◀de▶ communion auxquels ont participé ◀les▶ deux candidats, ce même jour. Wallace, ◀le▶ vice-président, surnommé ◀le▶ « timide mystique », déclarant après son installation qu’il va se retirer à ◀la▶ campagne pour une semaine ◀de▶ recueillement. ◀Le▶ choix ◀de▶ lord Halifax comme ambassadeur aux États-Unis est particulièrement approuvé, parce que, dit-on, sa piété profonde lui gagnera ◀la▶ confiance des États du Middle West…
J’écoutais hier ◀la▶ cérémonie dite ◀de▶ « ◀l’▶Inauguration ». ◀La▶ veille, ◀le▶ président avait été harangué par des pasteurs et des prêtres des trois grandes religions. ◀Le▶ matin, ◀la▶ radio diffusa ◀les▶ prières ◀de▶ « confession générale », dont il répétait ◀les▶ phrases à haute voix avec tous ◀les▶ membres du Congrès, dans une église ◀de▶ ◀la▶ capitale. Cela s’intitulait : « ◀La▶ nation prie avec son président. » ◀Le▶ speaker commentait : « Maintenant, ◀le▶ président et M. Wallace s’agenouillent avec toute ◀la▶ congrégation… ◀Le▶ chœur entonne ◀le▶ cantique : Ô Dieu, notre aide aux temps passés… ◀Le▶ président y joint sa voix. » Puis ce fut ◀la▶ prestation ◀de▶ serment, à ◀la▶ tribune élevée sur ◀les▶ marches du Capitole, devant des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ spectateurs. Après une prière dite par ◀le▶ chapelain du Sénat, ◀le▶ président jura, ◀la▶ main posée sur sa vieille Bible ◀de▶ famille, en langue hollandaise, qu’il avait choisi ◀d’▶ouvrir au chapitre 13 ◀de▶ la première Épître aux Corinthiens : « Et maintenant ces trois choses demeurent : ◀la▶ Foi, ◀l’▶Espérance et ◀la▶ Charité… » ◀Le▶ discours inaugural terminé, et à peine ◀les▶ applaudissements se sont-ils apaisés, une voix forte prononce : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », annonçant ◀la▶ bénédiction.
Si je relève tous ces traits, c’est que ◀la▶ presse et ◀la▶ radio ne cesseront ◀de▶ ◀les▶ souligner et ◀de▶ ◀les▶ détailler ◀le▶ lendemain, c’est qu’ils sont réellement essentiels à ◀la▶ compréhension ◀de▶ ◀la▶ démocratie américaine. Il est important ◀de▶ savoir que ◀les▶ grandes cérémonies civiques et politiques ◀de▶ ce pays, aussi impressionnantes que ◀les▶ cérémonies totalitaires, se déroulent dans un cadre chrétien, immédiatement significatif pour ◀la▶ grande majorité des participants, créateur ◀d’▶un sentiment unanime et profond, mais aussi différent que possible ◀de▶ ces passions ◀de▶ haine et ◀d’▶orgueil collectif que ◀l’▶on excite ailleurs. « Ô Dieu, priait ◀le▶ chapelain, revêts notre président du manteau ◀de▶ ◀l’▶humilité…, couronne-◀le▶ des dons ◀les▶ plus saints du chef, et permets que dans ces sombres jours, il puisse conduire un peuple pieux et uni ◀de▶ cette vallée ◀d’▶ombre jusqu’aux éternelles collines ◀de▶ ◀la▶ paix. » Plusieurs dizaines ◀de▶ millions ◀d’▶hommes entendaient cette prière, pouvaient s’y joindre.
Une spiritualité engagée dans ◀le▶ siècle
À ◀l’▶origine et au premier rang ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀l’▶esclavage, ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀les▶ taudis, ◀de▶ ◀la▶ lutte pour ◀la▶ prohibition, ◀de▶ ◀la▶ lutte pour ◀les▶ droits du travail, du pacifisme militant, bref ◀de▶ toutes ◀les▶ grandes causes publiques en Amérique, vous trouverez une église ou des pasteurs, plus dynamiques au nom de leur Bible qu’un démagogue au nom des droits du peuple. Pendant trois siècles, ◀les▶ dénominations diverses ont fourni aux Pionniers ◀les▶ rudiments vitaux ◀de▶ morale civique et privée sans lesquels nulle société n’est possible. Il ne s’agissait pas ◀de▶ « moralisme » (◀les▶ ismes n’apparaissent qu’une fois ◀le▶ combat rompu) ni « ◀d’▶évangile social ». Il s’agissait ◀d’▶une lutte pour ◀l’▶existence, et ◀les▶ pasteurs y tenaient une fonction directrice. Elle leur est disputée ◀de▶ nos jours par ◀la▶ science vulgarisée, ◀les▶ commentateurs ◀de▶ radio, ◀l’▶école publique, ◀le▶ cinéma et ◀les▶ comics. Mais ils en ont gardé ◀le▶ pli : leur christianisme est avant tout une force sociale, un moyen ◀d’▶assurer une vie décente et ◀de▶ ◀l’▶améliorer sur tous ◀les▶ plans. (◀Le▶ christianisme européen, même aux temps héroïques ◀d’▶avant ◀le▶ Moyen Âge, quand il assumait lui aussi toute ◀la▶ charge ◀de▶ ◀la▶ culture et du maintien ◀de▶ ◀la▶ morale dans ◀la▶ cité, préparait à ◀la▶ mort plus qu’à ◀la▶ vie.)
◀La▶ paroisse était ◀la▶ commune. Aujourd’hui, ◀le▶ plus petit village compte deux ou trois églises différentes, et ◀les▶ paroisses sont devenues des clubs. Elles offrent à leurs membres des relations sociales, des banquets, des jeux ◀de▶ loto, des comités variés, des conférences, des films, un peu de danse, ◀les▶ cultes du dimanche et parfois ◀de▶ ◀la▶ semaine, bref un milieu.
◀Le▶ pasteur se trouve donc à ◀la▶ tête ◀d’▶un organisme social assez complexe. Mais il dispose ◀d’▶aides nombreuses : un suppléant souvent, un chef ◀de▶ chœur, ◀les▶ présidents des divers comités, ◀les▶ diacres ou ◀les▶ vestrymen (anciens ◀d’▶Église), et beaucoup de dames avides ◀de▶ donner libre cours à leur fameuse efficiency. Sa fonction principale sera donc ◀de▶ parler, et ce n’est pas ◀le▶ dimanche qu’il parlera ◀le▶ plus, car son sermon ne dépasse pas vingt minutes : une leçon ◀de▶ civisme ou ◀de▶ morale, incitant ◀les▶ fidèles à adopter ◀les▶ maximes ◀d’▶une vie plus satisfaisante à tous égards.
On me demandera : qu’y a-t-il ◀de▶ proprement religieux dans tout cela ? Tout et rien, répondrai-je, et voilà bien ◀le▶ mystère du christianisme américain.
Tout acte civique, social, moral, jugé conforme au bien du plus grand nombre et aux coutumes reconnues par ◀l’▶église possède une valeur religieuse, est ◀la▶ religion même, à leurs yeux. Ce qui implique que ◀le▶ christianisme est ◀la▶ meilleure manière ◀de▶ vivre, un idéal qu’il faut mettre en pratique moins pour aller au Paradis que pour jouir du paradis terrestre que pourrait être ◀l’▶Amérique, si seulement tous ses habitants se décidaient à mener une vie « décente »… Sur quoi ◀l’▶Européen frotté ◀d’▶un peu de théologie va s’écrier que dans cet idéal, il ne voit rien ◀de▶ chrétien que ◀l’▶étiquette, couvrant d’ailleurs des marchandises ◀de▶ provenance nettement païennes : ◀la▶ morale du bonheur, par exemple. Comment imaginer, parmi ces gens « décents », un mystique, un ascète, un grand spirituel, un fou ◀de▶ Dieu, un martyr — un pécheur !
Cependant, ces Américains répètent ◀le▶ Credo chaque dimanche à haute voix tous ensemble et debout, tandis que ◀le▶ chœur et ◀le▶ pasteur se tournent vers ◀l’▶autel fleuri par Mrs Smith en souvenir ◀de▶ ses parents défunts. Ils communient en très grand nombre et fort souvent, avec une visible ferveur. Et ◀la▶ musique est belle, et ◀les▶ voix justes, et ◀l’▶ordonnance du culte sans défaut. Au surplus, ce sont ◀de▶ braves gens, plus généreux que ◀les▶ Européens, plus indulgents dans leurs jugements, moins menteurs et plus accueillants…
Mais n’allez pas leur poser trop ◀de▶ questions sur ◀le▶ sens symbolique ◀de▶ leurs cérémonies, sur ◀le▶ péché, ◀la▶ grâce, ◀la▶ transcendance, que sais-je. ◀Les▶ choristes ◀de▶ Christ Church (méthodiste) sont vêtus ◀de▶ robes et ◀de▶ barrettes ◀de▶ velours rouge, et siègent en demi-cercle dans ◀le▶ fond du chœur, séparés ◀de▶ ◀l’▶autel par des ogives en bois doré : une véritable miniature ◀de▶ Livre ◀d’▶Heures. Pourquoi ce rouge et cette dorure ? Cela fait bien, et c’est « traditionnel »… Ils n’ont pas ◀le▶ sens proprement « religieux » des correspondances et des signes. Qu’est-ce que ◀le▶ péché, pour eux ? ◀L’▶inefficacité et ◀l’▶inadaptation sociale, résultats ◀d’▶une mauvaise hygiène morale. Qu’est-ce que ◀la▶ grâce ? Un optimisme fondamental. ◀La▶ transcendance ? Un terme théologique, probablement réactionnaire. Et ◀le▶ Mal enfin ? Un trouble ◀de▶ fonctionnement qu’une éducation rationnelle et ◀la▶ culture des sentiments élevés parviendraient à éliminer.
Personne n’est juge même ◀d’▶une seule âme, même ◀de▶ la sienne. Et je viens de parler en général ◀de▶ 65 millions ◀de▶ chrétiens américains, j’entends ◀de▶ membres inscrits ◀d’▶une paroisse, dont 40 millions ◀de▶ protestants. En vérité, je n’ai décrit qu’une atmosphère, et ◀les▶ croyances du « chrétien moyen », quand tout chrétien réel est par définition une personne unique, un être exceptionnel. On ne saurait aller beaucoup plus loin. Mais, sans prétendre à dépasser ◀le▶ niveau ◀d’▶une sociologie religieuse, je voudrais indiquer ◀le▶ dilemme que pose à un esprit européen ◀le▶ spectacle des églises américaines.
Ou bien ◀l’▶église va dans ◀le▶ siècle, ◀l’▶organise, et tend à se confondre avec ◀la▶ société terrestre, mais alors ◀la▶ foi tend à se confondre avec ◀la▶ morale du bourg ; ou bien ◀l’▶église se dresse face au siècle pour lui prêcher ◀le▶ pur message ◀de▶ ◀la▶ foi, mais alors elle n’est plus dans ◀le▶ monde, qui s’organise sans elle et ne ◀l’▶entend plus. Ou bien vous mettez ◀le▶ message à ◀la▶ portée ◀de▶ ◀la▶ masse et dans ◀le▶ style du jour, mais certains mots ne sauraient y passer, comme péché, grâce, mort et résurrection ; ou bien vous parlez du péché, ◀de▶ ◀la▶ grâce et du sacrifice, mais ces mots n’ont plus cours dans ◀la▶ presse, à ◀la▶ radio ni dans ◀les▶ magazines, et vous perdez toute influence sur ◀les▶ masses.
À quoi Kierkegaard répondrait que ◀les▶ masses comme telles ne seront jamais chrétiennes, et que ◀la▶ grâce prend ◀les▶ hommes un à un, comme des héros tragiques, au-delà ◀de▶ toutes ◀les▶, aides ◀de▶ ◀la▶ morale et ◀de▶ ◀la▶ religion…
Il ne me reste plus qu’à noter que Kierkegaard, précisément, est entièrement traduit en Amérique, et que j’ai trouvé partout des étudiants — non seulement chez ◀les▶ théologiens — qui ◀le lisent et commentent avec passion. Ce petit signe en contredit bien d’autres.