Fédération ou dictature mondiale ? (9 avril 1947)k
Six associations d’▶étudiants américains préconisant un gouvernement mondial viennent de fusionner pour constituer ◀le▶ « World Federalist Movement ». Cette ligue compte déjà 18 000 membres actifs et plus ◀de▶ 70 000 sympathisants. Plusieurs savants, chroniqueurs influents ◀de▶ ◀la▶ radio, magistrats et écrivains réputés, font partie ◀de▶ son comité. ◀La▶ presse américaine en a beaucoup parlé et ne cesse ◀de▶ discuter ◀le▶ sujet. En Europe, au contraire, il m’apparaît que ◀l’▶idée ◀d’▶un gouvernement mondial se heurte au scepticisme général, et même, pour peu que ◀l’▶on insiste, provoque une curieuse impatience. Examinons ◀les▶ objectifs qu’on lui oppose couramment.
Je trouve d’abord un réflexe ◀de▶ fatigue et ◀de▶ méfiance facilement explicable : on voudrait écarter ◀l’▶idée en ◀la▶ qualifiant ◀d’▶« utopie ». Bornons-nous à remarquer que cet argument a contre lui toute ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité, qui est ◀l’▶histoire des utopies réalisées. Tout ce qui a compté, tout ce qui a marqué, tout ce dont nous vivons pratiquement aujourd’hui, tout fut d’abord une utopie : ◀le▶ christianisme et ◀l’▶aviation, ◀le▶ marxisme et ◀l’▶utilisation ◀de▶ ◀l’▶électricité, ◀la▶ découverte ◀de▶ ◀l’▶Amérique et ◀la▶ transmission instantanée ◀de▶ ◀la▶ parole ◀d’▶un continent à l’autre. Traiter une idée en utopie, c’est en fait déclarer « qu’on est contre », en évitant ◀d’▶avouer ses raisons ou ◀de▶ démasquer ses préjugés.
Ensuite on dit que « ◀l’▶humanité n’est pas prête pour un gouvernement mondial ». ◀La▶ timidité ◀d’▶esprit que cet argument trahit touche à ◀la▶ mauvaise foi. S’est-on jamais préoccupé ◀de▶ savoir si ◀les▶ peuples étaient prêts pour ◀la▶ guerre, par exemple, et pour ◀la▶ mort en grande série ? Ce qui est vrai, c’est qu’on ◀les▶ y prépare ◀de▶ force, quand on a décidé ◀de▶ faire ◀la▶ guerre. Mais pour quelle grande entreprise ◀de▶ ◀l’▶histoire a-t-on jamais demandé ◀l’▶avis des peuples, et pourquoi furent-ils jamais prêts ? ◀L’▶étaient-ils pour ◀le▶ christianisme ? Pour ◀la▶ terreur ? Pour ◀le▶ capitalisme ? Pour ◀la▶ bombe atomique ? S’ils avaient été prêts pour l’une ◀de▶ ces grandes causes ou grandes actions, il n’y aurait pas eu ◀de▶ martyrs, ni ◀de▶ tyrans, ni ◀d’▶adversaires ◀de▶ ◀la▶ Révolution, ni ◀de▶ socialisme, ni ◀d’▶Histoire en général. ◀L’▶argument est au moins léger. De plus, il est inexact dans ◀le▶ cas particulier. Vous dites que ◀les▶ peuples ne sont pas prêts à accepter ◀l’▶idée ◀d’▶un gouvernement mondial, mais qu’en savez-vous ? ◀Le▶ seul peuple « sondé » à ce sujet, celui des États-Unis, a donné 67 % ◀de▶ réponses favorables à cette idée. Avouez plutôt que vous, personnellement, n’y êtes pas prêt, que vous personnellement y êtes hostile. Car autrement, au lieu de dire : ◀les▶ peuples ne sont pas prêts, donc ◀le▶ projet ne vaut rien, vous diriez : ◀le▶ projet paraît juste et nécessaire, donc il faut que ◀les▶ peuples se préparent à ◀le▶ réaliser.
Passons aux objections plus réalistes ◀d’▶une réflexion qui accepte au moins ◀d’▶imaginer, avant de ◀le▶ rejeter, ◀le▶ projet qu’on propose. Elles se ramènent à deux types ◀d’▶argument : ◀le▶ gouvernement mondial serait impuissant, ou bien il serait trop puissant.
À l’appui de ◀la▶ thèse ◀de▶ ◀l’▶impuissance, on cite bien entendu ◀l’▶échec ◀de▶ ◀la▶ Société des Nations, et ◀l’▶on rappelle qu’à chaque conflit sérieux ◀les▶ nations se sont divisées suivant ◀les▶ lignes ◀de▶ force ◀de▶ ◀la▶ politique ancienne ; ◀les▶ unes sont simplement sorties ◀de▶ ◀la▶ Ligue qui ◀les▶ condamnait, ◀les▶ autres ont réagi bien moins en tant que membres ◀de▶ ◀la▶ Ligue qu’au nom de leurs intérêts individuels et ◀de▶ leurs alliances particulières. Cet argument porte à coup sûr contre ◀l’▶ONU, mais non contre ◀le▶ gouvernement mondial. ◀La▶ faiblesse qu’on signale avait une cause précise dans ◀le▶ statut ◀de▶ ◀la▶ SDN, lequel sauvegardait avec soin ◀la▶ souveraineté absolue des nations, source et condition même ◀de▶ toutes ◀les▶ guerres modernes. Cette faiblesse taxe identiquement ◀l’▶ONU, et c’est précisément pour cette raison que beaucoup éprouvent ◀l’▶urgence ◀d’▶un gouvernement mondial.
Ce dernier, pour être effectif, capable ◀de▶ prévenir ou ◀de▶ tuer ◀les▶ guerres, devrait être établi au-dessus des nations et aux dépens de leur souveraineté. Il naîtrait ◀de▶ ◀l’▶abandon même, par ◀les▶ nations, ◀de▶ leurs prérogatives ◀de▶ droit divin. Qu’on ne dise pas que c’est une pure rêverie. Tout récemment, nous avons enregistré la première impulsion organique dans ce sens. ◀Le▶ plan américain pour prendre ◀le▶ contrôle ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique prévoit en effet un comité supranational chargé ◀d’▶inspecter dans tous ◀les▶ pays ◀les▶ usines et ◀les▶ laboratoires, et qui serait seul dépositaire des secrets ◀de▶ fabrication actuellement détenus par ◀les▶ États-Unis.
Or M. Gromyko, délégué ◀de▶ ◀l’▶URSS s’est aussitôt opposé au projet, pour ◀la▶ raison qu’il comportait « une atteinte aux souverainetés nationales ». Et ◀les▶ Américains ont répondu que c’était bien là ce qu’ils voulaient. Cet incident résume tout ◀le▶ problème. D’une part, il permet ◀d’▶observer ◀le▶ processus ◀de▶ ◀la▶ naissance ◀d’▶un pouvoir mondial. D’autre part, il révèle ◀la▶ vraie nature des forces qui s’y opposent : ◀le▶ nationalisme et ◀l’▶esprit totalitaire.
Sur quoi ◀les▶ adversaires du gouvernement mondial renversent leurs batteries. Ils remarquaient tout à ◀l’▶heure avec raison qu’une ligue ◀de▶ gouvernants est par définition incapable ◀d’▶empêcher ◀la▶ guerre, puisque dans un conflit éventuel ◀les▶ arbitres seraient en même temps ◀les▶ chefs des États en conflit. Ils déclarent maintenant qu’un pouvoir mondial indépendant ◀de▶ ces gouvernants, né ◀de▶ ◀l’▶abandon partiel des souverainetés nationales, et armé ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique, serait au contraire trop puissant. Et, en effet, on peut redouter qu’un tel pouvoir soit tenté ◀d’▶imposer à tout ◀le▶ genre humain ◀l’▶idéologie ◀la▶ plus répandue au moment où il se formerait. (Ce serait aujourd’hui, probablement, un dirigisme mitigé, plus ou moins scientifique, et reposant sur une conception naïvement matérialiste ◀de▶ ◀l’▶homme.) Ainsi ◀la▶ paix mondiale ne serait établie qu’au prix ◀d’▶une sorte ◀de▶ paralysie ◀de▶ ◀l’▶histoire, et ◀d’▶un appauvrissement peut-être irréparable des perspectives ◀de▶ ◀l’▶aventure humaine.
Cette dernière objection me paraît seule sérieuse, voire inquiétante, car tandis que ◀les▶ précédentes se bornaient à déclarer ◀le▶ problème insoluble, celle-ci ◀le▶ suppose résolu et tente ◀d’▶évaluer ◀la▶ situation qui en résulterait probablement. Pour y répondre, il s’agirait ◀de▶ considérer de plus près ◀les▶ modes ◀d’▶élection du gouvernement mondial et ◀les▶ limites ◀de▶ son pouvoir. En effet, si ◀les▶ membres ◀de▶ ◀l’▶exécutif mondial étaient désignés par ◀les▶ gouvernements nationaux, on retomberait soit dans ◀l’▶impuissance ◀d’▶une ligue des nations, soit dans ◀la▶ dictature ◀d’▶une idéologie majoritaire. Si au contraire ils étaient désignés par ◀les▶ peuples et secondés par un Parlement mondial, ◀la▶ possibilité ◀d’▶une opposition non seulement respectée mais organique serait sauvegardée. ◀Le▶ gouvernement mondial serait alors ◀de▶ type démocratique. (Car il apparaît de plus en plus clairement que ◀la▶ clé des quatre libertés est dans ◀la▶ liberté ◀d’▶opposition, et que celle-ci suffit à distinguer ◀la▶ démocratie ◀de▶ ses contrefaçons totalitaires.) Quant aux fonctions du pouvoir mondial, elles seraient définies par ◀la▶ nécessité même qui nous fait souhaiter qu’il existe : ◀la▶ nécessité urgente ◀d’▶empêcher ◀la▶ guerre, c’est-à-dire ◀de▶ limiter ◀les▶ souverainetés nationales et ◀de▶ distribuer plus équitablement ◀les▶ richesses ◀de▶ ◀la▶ planète. Guerre, autarcie, inégalité économique, ◀les▶ trois phénomènes sont liés. Tant que subsistera ◀le▶ régime des États-nations absolument souverains, nous aurons des menaces ◀de▶ guerre : et réciproquement, tant qu’il y aura des menaces ◀de▶ guerre, ◀les▶ États tendront à ◀l’▶autarcie, ◀les▶ frontières closes, et ◀le▶ blé, ◀le▶ riz, ◀le▶ café pourriront, ◀les▶ pommes de terre pourriront par montagnes dans un pays, tandis que ◀la▶ famine régnera dans un autre.
Je n’ai ◀d’▶autre ambition, ici, que ◀d’▶attirer ◀l’▶attention, d’une part sur ◀la▶ faiblesse des objections préalables qu’on oppose couramment à ◀l’▶idée ◀d’▶une fédération mondiale, d’autre part sur ◀l’▶urgence ◀de▶ discuter ◀les▶ vrais problèmes qui se posent à son sujet.
Car quelles que soient ◀les▶ difficultés que rencontre son établissement et ◀les▶ dangers en partie imprévisibles qui en résulteraient (comme ◀de▶ toute institution humaine), ◀le▶ fait est que cette fédération paraît aujourd’hui ◀le▶ seul remède contre ◀la▶ guerre. Dans un monde où, grâce à ◀la▶ diffusion des techniques occidentales, entraînant celle des idéologies, tout se tient et se mêle inextricablement, ◀la▶ persistance ◀d’▶États-nations souverains dans ◀le▶ carcan ◀de▶ leurs frontières est un dangereux anachronisme. Si nous sommes incapables ◀de▶ briser cette féodalité et ◀d’▶adapter nos structures politiques aux réalités du xxe siècle, qui sont d’ores et déjà internationales, on ne voit pas ce qui pourrait empêcher ◀la▶ guerre ◀d’▶éclater. (◀La▶ peur ◀de▶ ◀la▶ guerre, pratiquement, précipite ◀les▶ conflits plus qu’elle ne ◀les▶ retarde.) Et si ◀la▶ guerre éclate — militaire ou non —, il en résultera ◀l’▶hégémonie mondiale du vainqueur, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶Usonie ou ◀de▶ ◀la▶ Soviétie. Dans ce cas, nous aurons une dictature dont ◀le▶ Führer ne sera pas un homme mais une nation. Alors, mais dans ◀les▶ ruines radioactives ◀de▶ notre civilisation, ◀la▶ Résistance mondiale s’organisera, comme une église secrète ◀de▶ ◀la▶ liberté.
◀L’▶utopie ou ◀la▶ tragédie, tel est ◀le▶ dilemme que nous offre ◀le▶ siècle. En nous refusant à l’une, nous décidons pour l’autre. Ce qui est certain, c’est que l’une et l’autre ne peuvent plus être désormais qu’aux dimensions ◀de▶ ◀la▶ planète.