(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « Idées françaises (décembre 1947) » pp. 1-4

Idées françaises (décembre 1947)p

Il fut un temps où toutes les grandes idées étaient françaises, sans qu’il y eut besoin de le dire. Parce que la France dans l’Europe était tout, et que l’Europe était presque le monde. La France alors était universelle, du simple fait qu’étant seule à produire des idées que l’univers adoptait, elle n’avait point à se soucier de « penser français », — cette double faute de pensée et de français.

Né en Prusse par la faute d’un Corse jacobin qui avait d’abord conquis la France, le funeste nationalisme a changé tout cela depuis un siècle. Nous voyons triompher aujourd’hui dans le domaine de la culture, et non plus seulement de la cuisine, les spécialités nationales. La philosophie est allemande ; le roman et le film, américains ; la poésie, anglaise ; la doctrine politique, soviétique. Et l’éloquence a passé de mode, et la science est internationale… Que reste-t-il donc à la France ? Qu’est-ce que le monde attend encore d’une France qui, dans le fait, n’est plus universelle, qui n’est plus une puissance de premier plan, et dont la langue recule devant l’anglais ? Comment se peut-il que la France, malgré tout, jouisse encore dans le monde entier d’un crédit d’amitié à nul autre accordé, d’un prestige de culture incomparable ?

Beau mystère, dont il faut s’approcher avec quelque délicatesse, d’aussi loin que possible, et d’un air étranger. Car les Français qui en vivent ne s’en doutent pas, conscients de tout sauf de cela justement qu’ils sont les plus conscients du monde, de même qu’ils tiennent leur climat tempéré pour le climat normal de l’homme, oubliant que sur la planète c’est une exception surprenante et non moins anormale, dirait-on, que l’ordre dans la liberté, la raison dans l’amour, l’équilibre… De quoi se fait l’équilibre humain ? Quelle est cette mesure de l’esprit dont la France offre seule au monde un modèle qu’elle persiste avec bonheur à tenir pour normal, et non français ?

L’importance des idées en soi : voilà sans doute l’idée française par excellence.

Interrogez d’autres nations modernes, ou plutôt voyez-les dans leurs œuvres. Quels sont les principes qu’elles allèguent pour justifier leur politique, et quel but se donnent-elles dans le fait ? Elles répondront : puissance, richesse, bien-être, justice économique, ordre civique. Mais la France répondra par des idées. C’est son risque : il en peut sortir sa vraie grandeur et ses faiblesses les plus notoires. C’est ainsi qu’elle offrit à l’Europe tantôt les droits de l’homme, tantôt des majuscules ; tantôt Descartes et tantôt Robespierre ; tantôt le style de ses grands moralistes, et tantôt des querelles de partis exaspérant sur des points de « doctrine », au lieu de nourrir le peuple et rebâtir l’État. Cette primauté pratique de l’esprit, qu’il soit générateur d’ordre et de paix, ou simplement d’arguties partisanes ; cette volonté constante de se rendre raison des actions que l’on entreprend, et de rester conscient, jusque dans le désastre ; cette vigilance, enfin, d’un intellect jamais las de mettre en forme le réel et de trouver un sens à l’évènement, quand d’autres peuples se contentent de le subir avec ivresse ou discipline, voilà ce qui étonne ou séduit l’étranger, au premier regard sur la France. Mais ce premier regard peut aussi bien tromper. Il existe une France de façades, de pavillons d’expositions, qui déçoit vite ceux qu’elle arrête. La moustache coquine de Menjou, le sourire du charmant Boyer, quelques noms de grands crus, parfums et couturiers, composent un cliché « France » d’exportation facile, mais qui laisse l’étranger dans l’ignorance du vrai peuple de la vraie France, — ce peuple en noir, le plus sérieux que j’aie connu. De même l’idée courante d’une nation qui s’attarde à des joutes idéologiques, négligeant ses plus sûrs intérêts, pourrait faire oublier que la vraie France est d’abord le pays qui préfère les raisons de vivre — la vie brute, et qui sait donner le pas aux valeurs sur les faits : la Résistance l’a bien prouvé contre Vichy.

On voudrait dire aux amis de la France que les clichés, majuscules, étiquettes, crises politiques et rhétorique nationaliste qui parlent trop de le France, ou trop haut, ne la sont pas, ne font d’elle qu’une spécialité, une pittoresque turbulence, un pays moyen parmi d’autres, et qui après tout ne représente que 40 millions d’habitants. La vraie France, je la trouve chez ceux qui en parlent peu, qui n’en font pas sans cesse un cas, un trémolo, une affaire bien à eux et dont le reste des hommes est exclu. Et quand ils parlent, ce n’est pas comme Français, — nous les Français et la main sur le cœur, comme ces Américains qui vous offrent d’abord leur american way of life, ces Allemands leurs problèmes d’Allemands, ces Russes leurs solutions décrétées par Staline — mais c’est en hommes, tout simplement. Voilà la seule spécialité qu’ils cultivent dans le monde d’aujourd’hui : celle de n’en point vouloir, d’être humains avant tout.

Ceux-là me donnent une idée de la pudeur, et de la pudeur dans les idées, qui est encore une idée française sans qu’ils le sachent, parce qu’ils l’ignorent, et qu’elle vaut à leurs yeux pour tous les hommes. C’est à cause d’elle, et non par vanité, qu’ils ont le souci de bien parler, de mettre en forme ce qu’ils disent, comme pour s’assurer qu’ils n’ont rien dit de plus ni rien de moins qu’ils ne voulaient, dans les termes précis qui conviennent pour livrer sa pensée à autrui sans livrer du même coup des aveux importuns. Ainsi le sens des formes est leur pudeur, leur scrupule, leur sérieux jusque dans la gaieté, dans le mot d’esprit, dans la mode. De là vient leur idée du style, ou pour mieux dire : du style dans les idées, qui est leur secret le plus précieux. Je les écoute, je les épie, je les relis. Et quand j’oublie de penser devant une de leurs phrases : voilà une idée bien française ! — quand je m’écrie : quelle bonne idée ! quelle belle idée ! — je sais qu’ils sont à leur point d’excellence. Ils m’ont fait oublier leur nation pour mieux voir l’homme. Ils sont la France.