Une Europe fédérée (20 décembre 1947)r
J’entends dire tous les▶ jours depuis ◀le▶ congrès de Montreux9 : « Vous y croyez à cette fédération de ◀l’▶Europe ? » Je réponds qu’il s’agit plutôt de ◀la▶ vouloir. « Mais pourquoi, me dit-on, faudrait-il ◀la▶ vouloir ? »
Je réponds qu’il n’y a qu’à regarder ◀l’▶Europe, qu’à faire son bilan de misères, qu’à voir ◀la▶ place qu’elle tient encore ou ne tient déjà plus dans ◀le▶ monde actuel… Mais puisqu’on m’invite aujourd’hui à développer ce qui me paraît une évidence, je saisirai cette occasion pour formuler quelques observations très simples qu’il suffit de grouper pour qu’elles parlent clairement, et d’ordonner pour qu’un mot d’ordre s’en dégage.
Quelques faits
◀La▶ fédération de ◀l’▶Europe est inscrite dans ◀les▶ faits ◀les▶ plus neufs de ce siècle, ◀les▶ uns techniques, ◀les▶ autres politiques. Si tout le monde ne ◀le▶ voit pas d’un coup d’œil, c’est que « ◀l’▶homme moderne est démodé », comme ◀l’▶a dit un Américain : sa conscience est en retard sur ◀le▶ milieu nouveau, sur ◀les▶ périls certains et ◀les▶ bienfaits possibles instaurés par sa propre science. ◀L’▶homme moderne pense encore dans ◀le▶ cadre des nations, quand ◀le▶ jeu des forces réelles est international et opère à ◀l’▶échelle des continents. Il pense encore en kilomètres, séparant des points immobiles, quand ◀la▶ mesure pratique est ◀l’▶heure de vol. Il médite sur ◀la▶ carte des frontières, dont ◀les▶ réseaux de ◀l’▶air ne tiennent pas compte. S’il posait son atlas pour faire tourner un globe il verrait que ◀le▶ plus court chemin de ◀l’▶Amérique à ◀la▶ Russie ne passe plus par ◀l’▶Europe, mais par ◀le▶ pôle. ◀La▶ radio, ◀l’▶aviation, ◀l’▶économie redistribuent nos voisinages en même temps qu’elles ◀les▶ rendent plus étroits. ◀L’▶Europe est plus petite que nous ne pensions, ◀le▶ monde plus grand. Nos descendants s’étonneront bien que Valéry ait pu nous étonner en notant que ◀l’▶Europe n’est qu’un cap de l’Asie.
À ces faits matériels vient s’ajouter ◀le▶ grand fait politique des deux empires, qui ont un air de vouloir se partager ◀le▶ monde. En 1939 il y avait en présence ◀l’▶Allemagne et ◀les▶ démocraties : tout se passait entre nous, Européens, nous sentions donc surtout nos divisions. Aujourd’hui ◀les▶ deux Grands ont paru dans leur force : tout se passe en dehors de nous, tout nous menace ensemble et nous pousse à ◀l’▶union. Séparés, isolés, nous serons colonisés. Ensemble, nous serons aussi nombreux que ◀les▶ deux Grands additionnés. Ils baisseront ◀le▶ ton, et ◀l’▶on pourra parler.
Notre vocation
Qu’aurons-nous donc à dire dans cette conversation une fois ◀les▶ pistolets déposés sur ◀la▶ table ?
Deux mondes sont en présence, que nous n’approuvons pas, pour des raisons d’ailleurs très inégales. L’un est collectiviste, l’autre individualiste. Dans notre immense majorité nous refusons le premier, nous nous méfions du second. Notre idée de ◀l’▶homme n’est pas celle du Kremlin ni celle du businessman américain. Nous ne voulons pas d’un régime de terreur, de parole asservie, d’épuration à froid, de discipline d’acier (c’est ◀le▶ nom de Staline) et de diplomatie à coups de marteau (c’est ◀le▶ nom choisi par Molotov). Nous ne voulons pas de ◀la▶ dictature d’un seul parti ; qui ne représente qu’un quart du corps électoral dans ◀les▶ pays où il est ◀le▶ plus fort, et qui ne peut faire notre unité que sur nos ruines, par ◀l’▶occupation russe, et dans ◀les▶ camps.
À l’égard de ◀l’▶Amérique notre refus, pour être beaucoup moins brutal, n’est pas moins franc. Nous avons besoin d’elle matériellement, elle a besoin de nous spirituellement, et si son aide économique nous trouvait complaisants ou serviles dans ◀le▶ domaine des mœurs et de ◀la▶ culture elle y perdrait autant que nous.
◀L’▶Europe a dépassé ◀le▶ stade de ◀l’▶individualisme économique. Son rôle est d’inventer un régime neuf, plus souple et plus humain que ◀la▶ dictature russe, mais guéri de ◀l’▶obsession de ◀l’▶argent qui dénature ◀les▶ libertés américaines. Un régime qui traduise en politique, dans ◀l’▶économie et ◀les▶ mœurs, ◀l’▶idée de ◀l’▶homme commune aux peuples de ◀l’▶Europe : ni ◀l’▶individu sans devoirs ni ◀le▶ soldat politique sans droits, mais ◀la▶ personne à la fois libre et engagée, ◀l’▶homme qui sait ce qu’il se doit et ce qu’il doit aux autres. Voilà ce que cherchent dans tous nos pays ◀les▶ meilleures têtes, j’entends ◀les▶ moins sectaires et ◀les▶ plus réalistes : cet équilibre souple et sans cesse rajusté entre deux exigences contradictoires mais également essentielles à ◀la▶ vie, qui s’appellent ◀l’▶unité et ◀la▶ diversité, ◀la▶ sécurité et ◀le▶ risque, ◀la▶ vie privée et ◀le▶ service public, ◀la▶ centralisation et ◀la▶ libre entreprise, l’un pour tous et ◀le▶ tous pour un. Voilà ◀la▶ vocation de ◀l’▶Europe. Or il est clair qu’aucune de nos nations n’est en mesure de ◀la▶ réaliser pour son seul compte et sans échanges. Aucune n’est assez riche et assez forte pour réussir sans ses voisins, ou pour résister seule aux pressions impériales. Et ◀l’▶idée de coopération qui serait au cœur de ce régime social, et qui inspire partout sa recherche, ne saurait s’arrêter aux frontières d’un pays. Voilà donc ◀le▶ fédéralisme.
◀L’▶opposition
Il semble à première vue qu’un tel programme soit si clairement inscrit dans ◀les▶ données du siècle et si lisible aux meilleures volontés qu’il ne puisse provoquer d’opposition foncière. Qui oserait dire : « Je veux une Europe désunie ! Je veux que nos rivalités se perpétuent ! Je veux que nos pays s’effondrent un à un en toute souveraineté nationale, qu’ils se cantonnent dans ◀le▶ double refus de ◀l’▶Amérique et de ◀la▶ Russie, qu’ils y ajoutent un troisième refus, celui de ◀l’▶Europe, jusqu’à ce qu’ils soient dûment colonisés ! » Personne n’ose dire cela, ou comme cela. Mais certains ◀le▶ pensent et finissent par ◀le▶ dire, d’une manière un peu différente : « Vous y croyez à cette fédération de ◀l’▶Europe ?… » Derrière ce scepticisme en quête d’un sourire complice ou gêné (tant de gens ont une peur bleue de passer pour utopistes et d’avoir l’air de croire un peu à quelque chose) se cachent en réalité trois formes de sabotage : nationalisme, défaitisme et stalinisme. ◀Le▶ nationalisme n’est en fait qu’une crispation de névrose féodale, un complexe de repli devant ◀les▶ réalités qui dominent aujourd’hui ◀la▶ planète. ◀Le▶ défaitisme consiste à déclarer que ◀la▶ guerre des deux blocs est fatale ; inutile de rien faire en ◀l’▶attendant, et surtout pas quelque chose qui ◀l’▶empêche ! Enfin ◀le▶ stalinisme a décrété que ◀l’▶union de ◀l’▶Europe est antirusse, ce qui est ◀la▶ manière stalinienne de dire que ◀la▶ Russie ne veut pas ◀la▶ paix de ◀l’▶Europe.
Invités aux congrès fédéralistes, ◀les▶ communistes répondent en tirant ◀le▶ rideau de fer, s’enferment et crient qu’on ◀les▶ empêche d’entrer, qu’on ◀les▶ exclut, qu’on fait un bloc contre eux… Il n’y a donc plus qu’à faire ◀l’▶Europe sans eux. ◀Les▶ sceptiques rejoindront un jour, ◀les▶ défaitistes auront perdu comme il se doit, et ◀les▶ nationalistes feront ◀l’▶opposition indispensable à tout régime démocratique.
◀Le▶ refus sur deux fronts n’est pas une politique. Quand il est autre chose que ◀l’▶effet naturel d’une grande affirmation centrale, il n’est même pas un vrai refus : il ne peut mener qu’à accepter par force ce qu’on a combattu dans ◀la▶ faiblesse au nom de rien.
Mais où est ◀la▶ grande affirmation centrale, ◀le▶ grand but de cette drôle de paix ? À quel plan nous vouer ? À quelle doctrine nouvelle consacrer ce besoin d’engagement que ◀les▶ totalitaires ne demandent qu’à tromper ? Ils donnent des mitraillettes à ceux qui veulent du pain, une discipline aveugle à ceux qui cherchent un ordre, et ◀le▶ camp de concentration à ceux qui rêvent encore de restaurer ◀le▶ sens communautaire. En dehors d’eux rien n’a paru depuis ◀la▶ guerre qu’ils avaient eux-mêmes déclenchée. Et nous savons pourtant que nous sommes plus libres qu’eux, et plus sages que ◀les▶ Américains. Mais nous restons ◀les▶ bras ballants, regardant à droite et à gauche comme s’il n’y avait rien devant nous. Quand ◀le▶ monde attend de nous ◀l’▶invention pacifiante et ◀la▶ formule d’un ordre neuf… Où irons-nous ?
Seul ◀le▶ fédéralisme ouvre des voies nouvelles. Seul il peut surmonter — voyez ◀la▶ Suisse — ◀les▶ vieux conflits de races, de langues et de religions sclérosés dans ◀le▶ nationalisme et ◀le▶ problème des minorités.
Et surtout il peut dépasser ◀l’▶opposition chaque jour moins convaincante d’une gauche qui défend ◀la▶ contrainte et d’une droite qui revendique ◀les▶ libertés : ◀le▶ but, ◀l’▶essence de ◀la▶ pensée fédéraliste étant précisément de trouver ◀les▶ moyens d’articuler, d’arranger sans ◀les▶ tuer, ◀les▶ diversités de tous ordres (politiques aussi bien qu’économiques) dans un corps, non dans un carcan. Ce qui est ◀la▶ politique par excellence, n’en déplaise aux sectaires de tous bords.
◀La▶ véritable troisième force, ce n’est pas je ne sais quel groupement de doubles négations et de demi-mesures — c’est ◀l’▶Europe fédérée devant ◀les▶ deux empires. C’est ◀l’▶Europe rejoignant ◀le▶ xixe siècle, pour en prendre ◀la▶ tête et inventer ◀l’▶avenir. C’est ◀le▶ fédéralisme, qui veut que ◀la▶ Terre promise ne soit pour nous ni ◀l’▶Amérique ni ◀la▶ Russie, mais cette vieille terre à rajeunir, à libérer de ses cloisons, à reconquérir : notre Europe.