« La▶ tâche française c’est d’inventer ◀la▶ paix » (26 décembre 1947)j k
Denis de Rougemont me reçoit dans ◀l’▶agréable maison qu’il occupe à ◀la▶ sortie du village de Ferney, désormais et pour toujours, prénommé Voltaire. Il me semble que mon hôte n’est pas fâché d’habiter sous cette ombre. Il y a quelque chose de voltairien chez lui : cette aisance dans ◀l’▶épigramme, ce ton persifleur et cette parfaite élégance du style. Mais là se borne ◀la▶ ressemblance. Ce jeune disciple du théologien protestant Karl Barth, venu conquérir Paris voici une quinzaine d’années et que des ouvrages brillants et profonds comme Penser avec les mains et ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident mirent bien vite au premier rang, est ◀le▶ contraire d’un amuseur. Pendant ◀la▶ guerre, il a mené ◀le▶ bon combat à ◀l’▶émission « ◀La▶ voix de ◀l’▶Amérique », tandis que ses livres et en particulier son Journal d’Allemagne, étaient mis au pilon par ◀les▶ nazis. Mais, bientôt après, éclatait ◀la▶ bombe d’Hiroshima et de Rougemont écrivait aussitôt ses étincelantes Lettres sur ◀la▶ bombe atomique où il prenait position devant ◀les▶ problèmes mis à ◀l’▶ordre du jour par ◀la▶ nouvelle arme.
« ◀La▶ bombe n’est pas dangereuse, disait-il en substance, mais ◀les▶ hommes qui ◀l’▶utilisent. Ce sont eux qu’il faut contrôler ». Je pense à cela tandis que notre entretien prend, comme de lui-même, ◀le▶ tour que je désirais lui imprimer. »
C’est ◀l’▶homme qui fait son destin, me dit avec force de Rougemont. C’est lui et lui seul qui déchaîne ◀les▶ forces qui aboutissent à ◀la▶ bombe ou à ◀la▶ paix. Il n’y a de fatalité que lorsque ◀l’▶homme démissionne. Et c’est ce qui est grave en ce moment : on a ◀l’▶impression que personne n’est décidé à arrêter ◀la▶ folle machine ou, plutôt, à ◀la▶ remettre sur ◀la▶ bonne voie. Nous autres, Suisses romands, nous avons ◀les▶ yeux tournés vers ◀la▶ France et nous constatons avec stupeur que ◀la▶ France ne fait rien et se perd dans une sorte d’amer byzantinisme.
Dans ces conditions, êtes-vous tenté de regarder ailleurs ?
◀La▶ France « en attente »
Ne vous y trompez pas. ◀Le▶ monde entier, comme nous-mêmes, attend encore de ◀la▶ France une initiative de salut. Sans doute, cette initiative ne saurait être politique : ◀la▶ France n’est plus à ◀la▶ taille de ces géants qui s’affrontent. Elle est pauvre aussi et ◀le▶ monde actuel est sans pitié pour ◀les▶ pauvres. ◀La▶ France a besoin des États-Unis pour sa subsistance et elle est entravée dans ses démarches par ◀la▶ Russie, c’est-à-dire par son parti communiste.
Elle donne ainsi ◀l’▶impression d’être sous une double dépendance. Ce n’est donc pas de ses dirigeants que nous attendons quoi que ce soit.
Mais ◀l’▶initiative intellectuelle ? Si on peut dire qu’actuellement elle ne ◀l’▶a pas davantage que ◀l’▶initiative politique, il faut ajouter aussitôt que personne ne ◀l’▶a reprise à sa place. Cette initiative-là, on ◀la▶ perd dès qu’on cesse de ◀la▶ prendre. Ce rôle est donc vacant, et seule ◀la▶ France pourra ◀le▶ tenir comme elle ◀l’▶a tenu dans ◀le▶ passé. Mais ◀la▶ France est « en attente ». En attente de quoi ? Du conflit qui « devient » fatal si on ne fait que ◀l’▶attendre.
C’est bien ◀l’▶impression désespérante que nous avons. ◀L’▶intelligence française est comme paralysée, neutralisée par une double négation. Elle se refuse également à chacun des « blocs » mais elle ne sait pas à quoi elle se donnera.
Il faut, précisément, reprend Denis de Rougemont, que cette double négation devienne une affirmation, sous peine de voir ◀le▶ monde entier sombrer avec vous dans ◀le▶ désespoir. Comment ? Je vais d’abord vous confier une chose : je ne crois pas aux « blocs ». C’est une invention des propagandes. Ils n’existent que dans ◀la▶ mesure où on veut bien leur accorder du crédit. Voilà bien ◀le▶ cercle vicieux et ◀l’▶on n’en sortira qu’en sautant à pieds joints par-dessus ◀la▶ ligne du mensonge.
Inventer ◀la▶ paix
Mais ne pensez-vous pas alors que ◀la▶ vocation de ◀la▶ France est clairement circonscrite par ◀la▶ situation dans laquelle elle se trouve, et que ses refus mêmes, s’ils n’étaient pas exploités sur le plan passionnel, définiraient une affirmation ?
J’en suis convaincu. ◀La▶ tâche française — encore une fois, de ◀l’▶« intelligence » française — c’est dans ces circonstances historiques que nous venons de dire, « d’inventer » ◀la▶ paix. Si elle ne ◀le▶ fait pas, personne ne ◀le▶ fera à sa place. Mais si elle ◀l’▶inventait pour elle seule — ce qui est d’ailleurs impensable —, ce serait comme si elle n’avait rien fait. Il n’y a pas d’autarcie de ◀la▶ paix. « Penser français » comme ◀le▶ voulait Barrès, c’est non seulement une faute de méthode mais aussi une faute de français. Il faut donc que ◀l’▶affirmation française, si elle éclate, comme je ◀le▶ souhaite, trouve immédiatement son champ d’action. Je n’en vois qu’un mais il est immense et à sa portée : ◀l’▶Europe. C’est seulement par ◀l’▶Europe que nous pourrons agir sur ◀les▶ USA ou ◀l’▶URSS. Il est temps que nous en prenions conscience : nous ne sommes pas des petits garçons, nous sommes aussi forts et aussi riches de possibilités qu’aucun des « colosses » du monde. Mais il faut que nous existions et que nous sachions que nous existons.
« Pessimisme actif »
Cette Europe unie, sous ◀l’▶impulsion d’une nation, n’est-ce pas ◀le▶ rêve de Napoléon ou de Hitler ?
Bien entendu. Aussi n’est-il pas question « d’unifier » ◀l’▶Europe mais de « ◀l’▶unir ». Seul, ◀le▶ fédéralisme est capable de réaliser cette unité dans ◀la▶ diversité et c’est pourquoi je suis résolument fédéraliste. Il est évident que ◀le▶ rôle de ◀la▶ France ne sera pas celui d’un conquérant. ◀Le▶ voudrait-elle qu’elle n’en a pas ◀les▶ moyens. Ce n’est pas une « francisation » de ◀l’▶Europe qu’il s’agit de réaliser, mais que ◀la▶ France devienne et soit ◀la▶ conscience d’une Europe à naître. Voyez ce qui se passe en Suisse : nous autres romands, nous y sommes dans ◀la▶ proportion d’un tiers contre deux tiers, et pourtant notre minorité y est particulièrement active. C’est que nous sommes un pays fédéraliste. ◀Le▶ fédéralisme n’est pas un système de ◀la▶ quantité, mais de ◀la▶ qualité.
Et croyez-vous cette Europe possible ?
Parfaitement. ◀Les▶ Américains ne demandent pas mieux : pour des raisons d’intérêt, sans doute, mais dont nous devons profiter. Quant aux Russes, je suis convaincu qu’ils n’ont qu’à y gagner. Mais s’ils persistent dans leur attitude ombrageuse, eh bien ! nous nous passerons de leur consentement. C’est bien dommage, mais nous n’allons quand même pas attendre ◀le▶ visa de qui que ce soit pour nous décider à agir. Je crois que ◀l’▶Europe se fera, envers et contre tout et tous. Vous voyez que ma réponse est optimiste. Dites bien cependant que je reste fidèle à ma formule du « pessimisme actif ». Je ne me fais aucune illusion. Il n’y aura jamais d’âge d’or. Je demande simplement un monde où ◀les▶ vrais problèmes soient discutés et, si possible, résolus, où ◀les▶ tensions fécondes puissent s’exercer enfin librement. Un monde où ◀l’▶on puisse « vivre ».