(1948) Articles divers (1946-1948) « Ce sont les Français qui ont commencé (La querelle des « condensés… ») (14 février 1948)  » pp. p. 1

Ce sont les Français qui ont commencé (La querelle des « condensés… ») (14 février 1948)v

Mme de Staël priait Schelling de lui exposer sa philosophie en un quart d’heure, et l’arrêtait au bout de cinq minutes, pensant avoir assez compris. Dira-t-on qu’elle était Américaine ? À l’époque, on vit dans ce trait une exagération de l’esprit français.

À lire les plaintes ou les diatribes que provoque parmi nous depuis quelques semaines l’apparition des « condensés », on serait tenté de croire que ces produits sont d’invention américaine, et que leur soudaine diffusion provient d’une clause secrète du plan Marshall. Preuve de plus des sombres desseins que nourrissent les grands trusts et Wall Street, acharnés à nous asservir tout en feignant de donner du lait en poudre aux enfants.

Il faut avouer que le nom même de « condensé » nous vient de l’anglais, ou mieux, de l’américain. En introduisant par surprise ce substantif néologique tiré de l’adjectif condensed (from…), il semble que nos éditeurs aient voulu souligner le caractère américain de leur entreprise, et donner à celle-ci le prestige populaire qui s’attache aux audaces d’outre-Atlantique. S’ils s’étaient contentés de mots français bien connus, comme résumé ou adaptation, la polémique actuelle eût pris un autre cours.

Il suffit, en effet, de dire résumé au lieu de condensé pour que l’on s’aperçoive que nous sommes en présence d’une querelle aussi vieille que celle des manuels. Et il suffit de parler d’adaptations (ou d’abrégés) pour que l’on soit contraint de reconnaître dans l’entreprise des éditeurs modernes la suite d’une longue tradition bien française. J’en marquerai quelques étapes, au hasard de mes souvenirs, et sans recourir à d’autres sources qu’un vieux Lanson que j’ai sous la main.

En 1714, Houdar de La Motte condense L’Iliade en douze chants, « et ce qui tombe », écrit Lanson, « c’est tout ce qui n’est pas la notation sèche du fait », c’est la poésie, c’est le style d’Homère.

Lesage condense (ou dilue, indifféremment) quantité de romans espagnols, pour gagner sa vie.

Dès 1768, Ducis condense Shakespeare. « Il a rogné ses drames avec d’impitoyables ciseaux… il y a retaillé des tragédies à la française », dit encore Lanson. Dans Hamlet, il supprime le fameux monologue, les comédiens, la pantomime, les fossoyeurs, les crânes, le parricide et autres détails qui blessent inutilement le goût. Dans Othello, il supprime Jago, et l’action « s’expédie en vingt-quatre heures ». (Il y ajoute un happy ending, à la manière de Hollywood, déjà.)

Au début du dix-neuvième siècle, Gérard de Nerval condense les deux Faust de Goethe, et Goethe se déclare ravi du résultat, préfère se relire en français.

Vers la fin du siècle, le vicomte de Vogüé et d’autres condensent le roman russe, l’adaptent sans réplique au goût français, et le réduisent aux dimensions civilisées du volume à trois francs cinquante broché en jaune.

Et j’allais oublier les Mille et Une Nuits de Galland, qui sont pourtant le record du genre, comme on peut le vérifier d’un coup d’œil, si on les place sur un rayon de bibliothèque à côté des 25 volumes de la traduction de Mardrus.

Rappelons aussi les innombrables « condensés » de Don Quichotte, de Gulliver, de Robinson, de L’Odyssée, et même des Saintes Écritures, dont s’est nourrie toute notre enfance.

Il est vrai qu’en tout cela je n’ai cité que des traductions, et que ni Goethe, ni Swift, ni Cervantès n’ont jamais reçu le prix Goncourt, ce qui doit apaiser bien des scrupules. Mais voici deux exemples célèbres de grandes œuvres littéraires « condensées » dans leur propre langue. On connaît la fortune des Lamb’s Tales qui sont des résumés en prose, par Charles Lamb, des comédies et tragédies de Shakespeare. Je ne saurais leur comparer chez nous, sous le double rapport du succès et de la valeur littéraire intrinsèque, que le Roman de Tristan et Yseult, dans la version de Joseph Bédier : condensation en prose et en un volume des cinq versions originales de la légende, et en particulier du poème de Thomas (3144 vers) et de celui de Béroul (4485 vers).

Vous trouverez sans peine, dans n’importe quelle histoire de la littérature française, de quoi tripler le nombre de pareils exemples. Mais il suffit. Le résumé, l’adaptation d’une œuvre au goût réel ou supposé du public d’une époque et d’un pays, ce n’est pas une invention américaine, mais une ancienne coutume européenne, et plus spécifiquement française.

Insistons un peu sur le fait, avant de proposer quelques remarques touchant la valeur même du procédé.

Il est probable que le « condensé » n’aurait pas provoqué pareille indignation chez les critiques, ni rencontré pareil succès dans le grand public, s’il n’eût pas été présenté comme américain d’origine. (Américain signifiant pour les uns : dépourvu de scrupules littéraires et de style, pour les autres : excitant et moderne.) Or non seulement le procédé est fort ancien, mais encore l’Amérique en abuse moins que nous. Au reste, ces « condensés » sont très loin de jouer dans l’édition américaine le rôle exorbitant que nous leur attribuons, et qu’ils semblent en passe de prendre ici.

Quant à la légitimité de l’adaptation en général, les exemples français que j’ai cités suffisent à faire voir qu’elle est infiniment variable. La Motte et Ducis appauvrissent, défigurent, saccagent leur modèle, et ne peuvent qu’en écarter le lecteur. Vogüé résume, croit condenser, mais perd en densité, précisément. Pour Galland et Nerval, cela se discute : on peut considérer leurs raccourcis comme des introductions insuffisantes, mais utiles à des œuvres d’accès malaisé. Bédier, enfin, restitue un chef-d’œuvre, le continue et le parfait. Ainsi, selon l’auteur et sa méthode, l’on va du pire à l’excellent. Le procédé lui-même n’est pas en cause, mais bien le talent de celui qui l’applique, et peut-être aussi le modèle (ou la victime) que l’on choisit.

À ce propos, il est curieux de relever que tout se passe comme si les grands chefs-d’œuvre se prêtaient mieux au résumé que les ouvrages d’une honnête moyenne. Les critiques n’ont pas protesté tant qu’on nous a servi Shakespeare et Goethe, Cervantès et Dostoïevski dans des versions réduites, émondées, aplaties. Mais ils sursautent dès qu’on se risque à « condenser » un lauréat quelconque de la saison. Je dois avoir l’esprit mal fait : j’ai peine à partager cette répulsion. C’est que le style de Goethe m’importe davantage que celui du dernier prix Tartempion. J’avouerai même, pendant que j’y suis, que ce qui me choque dans l’entreprise des éditeurs français de « condensés », c’est qu’ils accordent à des ouvrages moyens ou faibles un honneur qui convient aux plus grands, et que seuls les plus grands soutiennent.

Trois remarques encore sur ce vaste sujet que je ne puis traiter ici qu’en « condensé ».

L’on admet sans mauvaise humeur que Don Quichotte ou Robinson soient résumés à l’usage des enfants et des adolescents. Mais le fameux grand public, si cher aux éditeurs, n’est-il pas un enfant devant la vraie culture ? N’a-t-il pas droit aux mêmes égards que la jeunesse de la part de ceux qui l’éduquent ? Ne faut-il pas lui ménager avec prudence un accès progressif aux chefs-d’œuvre ?

Autre question que je poserai sans la trancher : si l’on reproche aux « condensés » d’évacuer le style d’un auteur, et de priver son message d’une partie de sa vertu en le dépouillant des mille détails mûrement choisis qui l’illustraient et le nuançaient, que doit-on dire de presque toutes les traductions ? Et surtout des adaptations destinées à la scène ou à l’écran ? Le Procès de Kafka, quand Barrault le met en scène dans la version dialoguée d’André Gide, tirée d’une traduction de Vialatte, faite sur un roman non terminé, et que l’auteur voulait détruire, ne court-il pas les mêmes dangers que s’il était « condensé » en cinquante pages ? Faut-il crier à l’américanisme ? Ou plutôt se féliciter de voir cette œuvre atteindre enfin la vaste audience que nos critiques n’avaient pas su lui procurer ?

Pour ma part, je salue de mes vœux toute entreprise qui tend à populariser la connaissance des chefs-d’œuvre. Et je crois vain de s’indigner des « condensés » tant qu’on n’aura rien fait pour la culture des masses ; car nous sommes en démocratie, et les masses y sont le despote qu’il s’agit avant tout d’éclairer. Mais il n’est pas vain d’exiger que les fabricants de condensés se donnent des règles et jouent franc jeu. Qu’ils résument sans jamais récrire, c’est-à-dire qu’ils se bornent à des coupures, et s’il faut un raccord ici ou là, qu’ils l’impriment dans un autre caractère ; qu’ils avertissent bien clairement le lecteur qu’on ne lui vend qu’un résumé, et qu’ils rappellent les dimensions de l’original ; enfin qu’ils prennent le soin de renvoyer aux éditions complètes de l’œuvre, dans tous les cas où il est possible de se les procurer chez le libraire.

Tous les critiques français ne devraient-ils pas se liguer pour qu’un code de ce genre soit adopté ?