VI
Ces retours sur l’▶histoire ◀d’▶un pays, où je cherchais à mieux situer les miens, m’ont proposé chemin faisant quelques énigmes, et permis ◀d’▶entrevoir quelques réponses. Voici pourtant un fait que je m’explique très mal, et qui touche à ma profession : Neuchâtel, pour tant de culture, pour tant de livres lus, relus, et ◀de▶ bon choix, accumulés depuis des siècles dans ◀les▶ maisons publiques et privées ; pour tant de livres publiés, aussi, n’a rien produit qui marque dans ◀la▶ langue, à part ◀la▶ Bible ◀d’▶Ostervald.
◀Les▶ ouvrages distingués ne manquent pas. Mais ◀les▶ seuls qui aient franchi nos limites sont ceux ◀de▶ nos théologiens, Ostervald encore, puis Godet ; et ◀le▶ Droit des gens ◀de▶ Vattel. Nous avons eu ◀d’▶excellents historiens : ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀la▶ Chronique des Chanoines (apocryphe), Chambrier pour ◀l’▶ancien régime, Arthur Piaget pour ◀la▶ Révolution, Philippe Godet pour Madame de Charrière. Un moraliste au style subtil et naturel, Félix Bovet. Mais ◀la▶ littérature au sens étroit du terme — ◀le▶ roman, ◀le▶ poème, ◀l’▶essai, ◀le▶ jeu ◀d’▶idées — est restée chez nous pauvre ou nulle. Nous n’avons rien tiré ◀de▶ grand ou ◀d’▶émouvant ◀d’▶une culture solide et variée, ◀d’▶une nature contrastée ◀de▶ charme et ◀de▶ tristesse, ni même ◀de▶ ◀la▶ tension des contraintes morales, dont vécut ◀le▶ roman victorien. Faut-il penser que cette culture fut trop mêlée, cette nature trop vantée pour nous troubler ? Que ces contraintes furent ou bien trop pesantes, ou au contraire trop aisément tournées ? Je ne sais. Et tout cela, sauf ◀la▶ nature, est en train de changer rapidement. ◀L’▶accent se gâte, ◀la▶ rhétorique n’est plus enseignée ni connue. ◀L’▶histoire et ◀la▶ théologie fuient ◀le▶ discours, ignorent ◀le▶ style. Entendrons-nous un jour quelqu’un qui chante, ou crie, après des siècles où nul n’a prononcé un mot plus haut que l’autre, ou plus bas, de plus près ? J’ai vu percer quelques poètes à nos vitrines ◀de▶ libraires…
◀Les▶ Vaudois ont produit ou toléré Constant, Alexandre Vinet, Ramuz ; ◀les▶ Genevois Calvin, ◀de▶ Bèze, Rousseau, Madame de Staël, Töpffer, Amiel… Je ne parle pas des vivants ; et je ne cite que ceux dont un homme cultivé, dans toute ◀l’▶Europe, connaît au moins ◀le▶ nom. Nous n’avons rien ◀de▶ ce rang-là. ◀Les▶ visiteurs ◀de▶ Lausanne, ◀de▶ Coppet, des coteaux ◀de▶ Cologny ou ◀de▶ Montreux, furent éclatants et parfois scandaleux. Mais ◀la▶ « petite histoire » littéraire se borne à mentionner chez nous des rendez-vous ◀de▶ voyageurs discrets, inaperçus et bientôt disparus. Un seul s’est fait remarquer, ce fut le premier en date, et ◀les▶ gamins ◀de▶ Môtiers lui jetèrent des cailloux. Avertis par ce précédent, dont ◀le▶ bruit s’élargit à ◀l’▶Europe, ◀les▶ successeurs ◀de▶ ◀l’▶Arménien ne sont venus chez nous qu’à pas feutrés. Certains d’ailleurs avaient ◀de▶ bonnes raisons ◀de▶ ne point publier leur séjour.
Benjamin Constant s’enfermait dans ◀le▶ manoir ◀de▶ Madame de Charrière, pour échapper aux cousines ◀de▶ Lausanne et à son mariage en Allemagne. Chateaubriand, qui se souvenait sans doute ◀d’▶avoir été jadis, pour ◀la▶ police française, un dénommé « Lassagne, Neuchâtelois », vint s’enfermer au lendemain ◀de▶ sa chute « dans une cabane au bord du lac ». Brève retraite, dont une phrase des Mémoires ◀d’▶outre-tombe lui suffit pour décrire ◀l’▶ennui : « Un maigre chat noir, demi-sauvage, qui pêchait ◀de▶ petits poissons en plongeant sa patte dans un grand seau rempli ◀de▶ ◀l’▶eau du lac, était toute ma distraction. » Au même endroit ◀de▶ ◀la▶ ville, neuf ans plus tard, Balzac rencontrera cette inconnue qui vient du fond des steppes vers son génie. Et ◀l’▶on dit qu’Andersen écrivit quelques-uns ◀de▶ ses plus beaux contes pendant ◀le▶ séjour qu’il fit au Locle, dans ◀la▶ neige…
Neuchâtel semble se prêter à ces parenthèses du sort, à ces conjonctions clandestines, à ◀l’▶incognito ◀de▶ ◀la▶ gloire. Je voudrais qu’on y élève un monument dédié à ◀l’▶Illustre Inconnu. Il serait en forme de banc.
Qui sait quel Balzac ◀de▶ ◀l’▶avenir, quelle Étrangère venue du bout du monde, ne seraient point tentés ◀de▶ s’y asseoir un jour, pour quelques heures, en face du lac ?
Et certes, j’ai pensé à Gide, ◀le▶ plus fidèle ◀de▶ tous nos hôtes, en écrivant ces phrases sur ◀le▶ banc. Je viens de reprendre son Journal, pour vérifier s’il y parlait ◀de▶ Neuchâtel. Et je tombe sur ce court passage, à ◀la▶ date ◀de▶ 1913 : « Combien j’aime ce lac tranquille aux rives basses, peuplé ◀de▶ mouettes, où mon regard ni ma pensée ne se heurte à rien ◀d’▶accidentel ou ◀d’▶étranger. Comment, moi si frileux, n’éprouvai-je ce matin que bien-être, assis sur ce banc par cinq degrés à peine au-dessus du gel, n’ayant devant moi que ◀de▶ ◀l’▶eau et ◀de▶ ◀la▶ brume ? J’habiterais ici volontiers. »
Il a fallu ◀le▶ prix Nobel pour qu’on s’aperçût un beau jour qu’il était parmi nous, caché dans sa pèlerine.
Une semaine plus tôt, chez ◀les▶ Heyd, nous avions joué au jeu des questions et réponses. L’un écrit trois questions, et l’autre en même temps trois réponses. Puis on lit à haute voix ◀les▶ deux papiers. Jeu ◀de▶ hasard, ou ◀de▶ télépathie. J’avais écrit, dernière question : — Qu’est-ce que ◀le▶ style ? Catherine, ◀la▶ fille ◀de▶ Gide, lut sa dernière réponse : — ◀L’▶originalité ◀de▶ mon père. Gide s’éclaircit ◀la▶ voix pour observer que ◀le jeu devenait bien personnel, et proposa des bouts-rimés.