L’▶Europe, aventure du xxe siècle (1er mai 1948)g
Il y a ◀l’▶utopie ◀de▶ ◀l’▶Europe, et il y a ◀l’▶aventure ◀de▶ ◀l’▶Europe. Cette distinction fondamentale correspond à deux attitudes, entre lesquelles nous aurons à choisir dans un délai que ◀la▶ situation du monde rend très court.
◀L’▶utopie
◀La▶ faiblesse générale des utopies, c’est qu’elles sont en réalité moins riches ◀d’▶avenir que ◀le▶ présent. Je dirais même, sans trop ◀de▶ paradoxe, que ◀l’▶utopie peut se définir en général comme un système sans avenir.
◀Le▶ plus grand historien ◀de▶ notre temps, Arnold Toynbee, fait observer que ◀les▶ utopies classiques sont, en réalité, et je ◀le▶ cite : « des programmes ◀d’▶action déguisés en descriptions sociologiques imaginaires ». Mais ◀l’▶action qu’elles proposent n’est rien ◀d’▶autre que ◀l’▶arrêt artificiel, à un certain niveau, ◀d’▶une société en décadence. On isole ◀de▶ cette société ◀les▶ éléments que ◀l’▶on considère comme bons, et ◀l’▶on en compose un système qui serait en équilibre permanent, à ◀l’▶abri des menaces grossières comme des créations ◀de▶ ◀l’▶esprit, insensible aux défis toujours renouvelés ◀de▶ ◀la▶ réalité toujours changeante, bref : hors du courant ◀de▶ ◀l’▶Histoire.
Dans ce sens, « défendre ◀l’▶Europe » est aujourd’hui une utopie. Telle qu’elle est, pessimiste et divisée, encombrée ◀de▶ frontières qui ◀l’▶empêchent ◀de▶ respirer, menacée à chaque instant ◀d’▶une sorte ◀d’▶hémiplégie, soit que ◀la▶ gauche réussisse à paralyser ◀la▶ droite ou ◀l’▶inverse, ◀l’▶Europe est pratiquement indéfendable.
Je m’explique :
Tenter ◀d’▶unir en une alliance défensive nos États-nations tels qu’ils sont, tenter ◀de▶ coaliser leurs souverainetés pour lutter contre ◀les▶ empires, ce serait vouloir coaliser précisément ◀les▶ facteurs principaux ◀de▶ notre décadence. Une sainte alliance ◀de▶ nos microbes ne me paraît pas ◀le▶ moyen ◀de▶ sauver notre santé. Une sainte alliance des souverainetés dont nous mourons ne nous rendrait pas davantage ◀la▶ vie. Nos frontières, nos cordons douaniers, suffisent à empêcher nos biens ◀de▶ circuler, mais n’arrêteront pas ◀les▶ armées. Je dis donc que vouloir ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe sans rien changer à sa structure économique et politique, c’est pratiquement ne rien vouloir, c’est ◀l’▶utopie.
Au contraire, transformer ◀l’▶Europe conformément à son génie, qui est celui ◀de▶ ◀la▶ liberté, et dans ◀les▶ conditions du xxe siècle, qui sont celles ◀de▶ ◀l’▶organisation ; rappeler à cette Europe qui se sent diminuée qu’elle compte encore 250 millions ◀d’▶habitants, ◀les▶ plus travailleurs et ◀les▶ plus inventifs ◀de▶ toute ◀la▶ terre, c’est-à-dire du seul point de vue ◀de▶ ◀la▶ quantité, plus que ◀la▶ Russie et deux fois plus que ◀l’▶Amérique ; ◀l’▶organiser au-delà des États en une grande unité politique et en un vaste espace économique ; ◀la▶ fédérer dans sa diversité, en vue de maintenir et ◀d’▶illustrer une certaine notion ◀de▶ ◀l’▶homme dont, malgré toutes ses infidélités, elle reste aux yeux du monde entier, ◀le▶ grand témoin — c’est ◀la▶ tâche dans laquelle nous nous sommes engagés, c’est ◀l’▶aventure du xxe siècle, et c’est ◀la▶ vocation ◀de▶ cette génération.
◀L’▶aventure
Depuis quelques semaines, ou quelques mois, ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶union européenne a fait des progrès étonnants, sinon dans ◀la▶ réalité, du moins dans ◀les▶ déclarations des gouvernants, et dans ◀la▶ presse. Certains pensent que ◀l’▶union est en bonne voie, et que notre agitation fédéraliste est par conséquent superflue.
Je persiste à penser, pour ma part, que ◀les▶ gouvernements travaillent encore en fait, dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶utopie que je viens de décrire, et que ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶aventure réelle n’est pas ailleurs que dans nos mains : nous, ◀l’▶opinion, ◀les▶ citoyens ◀de▶ ◀l’▶Europe, ceux qui sont décidés à fournir ◀l’▶effort ◀d’▶invention à ◀la▶ hauteur du siècle.
Je disais à Montreux en septembre dernier, lors du congrès ◀de▶ ◀l’▶Union européenne des fédéralistes :
Si ◀l’▶Europe doit durer, c’est aux fédéralistes qu’elle ◀le▶ devra, et à eux seuls. Sur qui ◀d’▶autre peut-elle compter ?
Elle ne doit pas compter sur ◀les▶ gens au pouvoir. J’en connais peu qui aient ◀l’▶intention ◀de▶ ◀le▶ laisser limiter, et c’est pourtant ce que nous leur demandons. Tous ◀les▶ gouvernements ont un penchant marqué à persévérer dans leur être, et même à lui survivre aussi longtemps que possible avec ◀l’▶appui ◀de▶ ◀la▶ police. Or ◀l’▶être des gouvernements, dans ◀le▶ monde actuel, c’est ◀la▶ souveraineté absolue. Tous ◀les▶ États-nations qui se sont arrogé ces droits absolus sans devoirs, ont un penchant irrésistible à devenir totalitaires. Et ce n’est point que leurs hommes d’État soient particulièrement bêtes ou méchants, mais leur fonction leur interdit ◀de▶ céder un pouce, et dans ◀l’▶état présent ◀de▶ ◀l’▶opinion et des rivalités ◀de▶ partis, ils courraient ◀le▶ risque ◀d’▶être accusés ◀de▶ trahison s’ils transigeaient un seul instant avec ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue. ◀L’▶union, ◀la▶ paix, que la plupart d’entre eux désirent, ne peuvent pas être leur affaire, pour des raisons absurdes, mais techniques. Il faut donc ◀les▶ pousser dans ◀le▶ dos, voilà qui est clair.
Quelques mois plus tard, parlant au nom des gouvernants, et décrivant leur situation embarrassée, le Premier ministre belge, Monsieur Spaak, s’écriait dans un discours fameux : « Bousculez-nous ! »
Nous sommes d’accord.
◀La▶ parole est maintenant aux peuples, à ◀l’▶opinion qui se réveille, aux citoyens du continent. Ils vont ◀la▶ prendre dans quinze jours, aux états généraux ◀de▶ ◀l’▶Europe, convoqués à La Haye pour ◀le▶ 7 mai.
Où elle mène
Je ne puis anticiper sur ◀les▶ résolutions auxquelles aboutira ce congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Le▶ 19 juin 1789, personne ne prévoyait ◀le▶ serment du Jeu ◀de▶ Paume, qui marqua ◀le▶ lendemain un tournant ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Ce que je sais, c’est notre volonté, et c’est ◀le▶ but précis que nous visons tous, à plus ou moins brève échéance.
À grands traits, voici ◀le▶ tableau :
Nous avons aujourd’hui une Europe divisée et cloisonnée dans ◀l’▶anarchie. Nous voulons une Europe organisée. Une Europe sans barrières ni visas, rendue dans toute son étendue à ◀la▶ libre circulation des hommes, des idées, et des biens. Pour assurer ces libertés organisées, certaines institutions seront nécessaires.
Nous voulons au-dessus des États, ◀de▶ toute urgence, un Conseil politique ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous voulons que ce Conseil soit contrôlé par un Parlement ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous voulons qu’un Conseil économique entreprenne ◀la▶ mise en commun ◀de▶ nos ressources naturelles. Et nous voulons qu’un Centre ◀de▶ ◀la▶ culture donne un organe, une voix et une autorité, à ◀la▶ conscience européenne.
Par-dessus tout, dominant ces Conseils qui domineraient eux-mêmes ◀les▶ États, nous voulons instituer une Cour suprême, qui soit ◀la▶ gardienne ◀de▶ ◀la▶ Charte des droits et des devoirs ◀de▶ ◀la▶ personne, et à laquelle puissent en appeler directement, contre ◀l’▶État ou ◀le▶ parti qui s’en empare, ◀les▶ citoyens, ◀les▶ groupes, et ◀les▶ minorités. Ainsi sera garanti ◀le▶ droit ◀d’▶opposition, faute duquel il est dérisoire ◀de▶ parler ◀de▶ démocratie.
Finalement nous voulons ◀l’▶Europe, parce que sans elle ◀le▶ monde glisse à ◀la▶ guerre, et que ◀l’▶alternative n’est plus, pour nous, que ◀d’▶empêcher cette guerre ou ◀de▶ périr en elle. Séparés, isolés, aucun ◀de▶ nos pays n’empêchera rien. Séparés, isolés, nous serons colonisés l’un après l’autre en toute souveraineté nationale, et vous voyez peut-être à quoi je pense. Fédérés, au contraire, nous remonterons au niveau de puissance des deux grands. Ils baisseront ◀le▶ ton, et ◀l’▶on pourra parler.
Chance ◀de▶ ◀l’▶homme
Telle est ◀la▶ vision directrice ◀de▶ ◀l’▶aventure que nous courons. Et il est clair que son enjeu n’est pas d’abord notre sécurité, n’est pas d’abord notre prospérité, bien que l’une et l’autre en dépendent, mais qu’il est avant tout ◀l’▶enjeu ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀la▶ chance ◀de▶ ◀l’▶homme au xxe siècle. Et c’est pourquoi ◀la▶ hiérarchie des Conseils que nous proposons aboutit à ◀la▶ Cour suprême, c’est-à-dire à une institution dont ◀la▶ fin n’est pas ◀la▶ puissance, ni ◀le▶ maintien par ◀la▶ police ◀d’▶une certaine idéologie, mais au contraire ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ loi, par où j’entends ◀la▶ garantie des droits élémentaires ◀de▶ ◀l’▶homme, antérieurs à ◀l’▶État, supérieurs à ◀l’▶État, et sans lesquels, pour nous Européens, ◀le▶ bonheur même paraît inacceptable.
Entre un libéralo-capitalisme et un étatisme absolus, tous deux nés en Europe pour émigrer plus tard sur des terres vierges, où leurs excès sont manifestes et menaçants, car leur conflit se déclare sans issue, ◀l’▶Europe se doit, et doit au monde ◀d’▶inaugurer la troisième voie, ◀la▶ voie des libertés organisées.
Nous vivons aujourd’hui ◀la▶ « drôle ◀de▶ paix ». Il dépend ◀de▶ nous qu’elle se termine demain en paix-éclair, et c’est ◀l’▶effet que pourra seule produire ◀la▶ proclamation solennelle ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne.
Il se passe quelque chose à ◀l’▶Est. Il est temps qu’il se passe quelque chose en Europe ! Il est temps ◀de▶ réveiller ◀l’▶espoir ◀d’▶une moitié séparée du continent. Il est temps ◀de▶ donner aussi à nos amis américains ◀la▶ certitude que nous ne sommes pas ce qu’ils ont parfois presque raison ◀de▶ croire que nous sommes : des démissionnaires ◀de▶ ◀l’▶Histoire.
◀La▶ véritable troisième force, au plan mondial, ce n’est pas je ne sais quel groupement ◀de▶ double négation et ◀de▶ demi-mesures, c’est ◀l’▶Europe rejoignant ◀le▶ xxe siècle, pour en prendre ◀la▶ tête et inventer ◀l’▶avenir. C’est ◀le▶ fédéralisme qui veut que ◀la▶ Terre promise ne soit pour nous ni ◀l’▶Amérique ni ◀la▶ Russie, mais cette vieille terre à rajeunir, à libérer ◀de▶ ses cloisons, notre Europe à reconquérir, pour tous ses peuples, pour tous ses partis, et comme ◀le▶ veut son vrai génie, pour tous ◀les▶ hommes.