Pour sauver nos diversités (le sens de▶ La Haye) (juin 1948)c
La crise actuelle nous force à nous interroger sur la valeur même ◀de▶ l’Europe, dans le monde, et pour chacun ◀de▶ nous. Que signifie l’autonomie du continent, et que signifierait sa perte ?
Quel que soit le parti dont nous sommes membres, et quelle que soit notre patrie, nous sentons bien que les menaces qui pèsent sur nous mettent en cause une notion ◀de▶ l’homme, un mode de vie, un idéal ◀de▶ liberté, que symbolise depuis des siècles le nom ◀d’▶Europe. En les perdant, nous serions assurés ◀de▶ perdre du même coup ce qui fait à nos yeux la valeur et le sens ◀de▶ la ◀vie▶. Le monde entier en serait appauvri.
C’est donc une notion ◀de▶ l’homme et ◀de▶ la liberté qui est en définitive notre vrai bien commun. C’est en elle que nous possédons notre unité la plus profonde. Et c’est en la définissant ◀d’▶une manière actuelle et concrète que nous poserons les bases ◀de▶ la fédération, qui est notre seul espoir ◀de▶ la sauver.
Primauté ◀de▶ la culture en Europe
S’il est vrai que les motifs immédiats ◀de▶ nous unir sont ◀d’▶ordre économique et politique, il n’est pas moins certain que l’unité ◀de▶ l’Europe est essentiellement culturelle.
Du point de vue ◀de▶ la géographie, l’Europe n’est qu’un cap de l’Asie. Du point de vue des hommes qui l’habitent, et des autres peuples du monde, l’Europe reste aujourd’hui, même privée ◀de▶ sa puissance, le foyer ◀d’▶une culture inégalée, plus intense, plus diverse et créatrice qu’en toute autre région ◀de▶ la planète.
Mais il faut rendre ici au mot ◀de▶ culture son sens le plus large et humain. La culture véritable n’est pas un ornement, un simple luxe ◀de▶ l’esprit, ou un ensemble ◀de▶ spécialités qui ne concernent pas l’homme ◀de▶ la rue. La culture naît ◀d’▶une prise de conscience ◀de▶ la ◀vie▶ ; elle illustre, traduit et promeut une certaine conception ◀de▶ l’existence ; elle l’éduque ; elle en donne le sens.
Or il est bien typique ◀de▶ l’Europe, aujourd’hui, que la culture ainsi comprise y soit encore un but, et non pas un moyen. Ailleurs, elle est mise au service du développement ◀de▶ l’industrie, ou ◀de▶ certaines visées politiques. Ce sont les chefs du parti au pouvoir, les dirigeants ◀de▶ l’économie qui lui dictent un programme précis, qui limitent ses activités, et qui prescrivent son rôle subordonné. Pour nous Européens, tout au contraire, c’est la culture qui exprime le sens humain ◀de▶ la ◀vie▶ politique et ◀de▶ l’économie ; c’est elle qui vise à les influencer, et permet ◀de▶ les critiquer. La primauté ◀de▶ la culture appartient donc à la définition ◀de▶ l’Europe.
Maintenir et promouvoir notre culture, cela signifie d’abord, pour nous Européens : élargir et approfondir la conception ◀de▶ l’homme et ◀de▶ sa liberté.
Cela signifie ensuite : harmoniser les moyens et les fins ◀de▶ l’existence ; s’efforcer ◀de▶ rapporter sans cesse toutes les activités publiques et privées à une notion toujours plus haute et large ◀de▶ l’homme et ◀de▶ sa liberté ; aménager et transformer en conséquence le cadre ◀de▶ la ◀vie▶ et les institutions.
La conception européenne ◀de▶ l’homme
Élargir et approfondir la conception ◀de▶ l’homme et ◀de▶ sa liberté n’a jamais été, en Europe, l’apanage ◀d’▶une doctrine unique, ◀d’▶une nation ou ◀d’▶une caste choisie, mais au contraire ce fut toujours, et ce sera, tant qu’il y aura l’Europe, l’effet ◀d’▶un dialogue permanent, bien souvent dramatique, parfois tragique, entre plusieurs doctrines ou plusieurs confessions, une vingtaine ◀de▶ nations, et une infinité ◀d’▶écoles et ◀de▶ génies individuels : tous, ils ont contribué à faire l’Europe et à modeler l’idée européenne ◀de▶ l’homme.
Cette idée n’est pas simple, mais toujours dialectique ; elle n’est pas achevée, mais ouverte ; elle trouve son unité dans la diversité des couples ◀d’▶éléments antagonistes dont le dialogue se perpétue en chacun ◀de▶ nous et se renouvelle à chaque génération : antiquité et christianisme, Église et État, catholicisme et protestantisme, attachements régionaux et sens ◀de▶ l’universel, mémoire et invention, respect ◀de▶ la tradition et passion du progrès, science et sagesse, germanisme et latinité, individualisme et collectivisme, droits et devoirs, liberté et justice…
Dans cet équilibre tendu, et sans cesse menacé ◀de▶ rupture au profit ◀de▶ l’un ou l’autre ◀de▶ ses éléments, réside le risque original ◀de▶ l’homme européen, son aventure.
Dans ce débat auquel chacun ◀de▶ nous participe plus ou moins consciemment réside le secret du dynamisme occidental et ◀de▶ l’inquiétude créatrice qui pousse l’Européen à remettre en question, ◀de▶ siècle en siècle, ses rapports avec Dieu, avec le monde, avec l’État et la communauté.
Dans les combinaisons variées à l’infini qu’il lui est possible ◀d’▶opérer entre les éléments contradictoires constituant son patrimoine, réside la chance, pour tout Européen, ◀d’▶individualiser de plus en plus ses jugements et son mode de vie.
Et enfin, dans ce choix permanent, dans la conscience qu’il a ◀d’▶en être responsable, l’Européen conçoit la liberté.
Toute notre histoire illustre ce débat, qui se livre en chacun ◀de▶ nous. Elle est l’histoire des risques ◀de▶ la liberté, progressant entre les écueils du désordre et ◀de▶ la tyrannie… Le schéma ◀de▶ ce progrès est simple. Pour peu que l’individu, abusant ◀de▶ ses droits et ◀de▶ sa liberté, devenue facile, cède à la tentation ◀de▶ l’anarchie ou à celle ◀de▶ l’impérialisme, une réaction collectiviste se déclenche, au nom de la justice ou ◀de▶ l’ordre social. Elle donne naissance à des régimes unitaires (qu’on appelle aujourd’hui totalitaires) contre lesquels ne tarde pas à se dresser avec une passion renouvelée le génie ◀de▶ la diversité, c’est-à-dire ◀de▶ la liberté.
Si nous cherchons maintenant dans quelle notion commune ◀de▶ l’homme et ◀de▶ sa destinée se fonde cette critique alternée ◀de▶ l’individualisme et du collectivisme, renaissant à toutes les époques, nous voyons se définir un certain idéal, qui n’a trouvé son nom qu’au xxe siècle, mais qui a toujours été l’axe ◀de▶ notre histoire, la vision directrice ◀de▶ nos révolutions : c’est l’idéal ◀de▶ la personne humaine.
Cette notion ◀d’▶origine chrétienne, acceptée et reprise par l’humanisme, est celle ◀de▶ l’homme doublement responsable envers sa vocation et envers la cité ; à la fois autonome et solidaire ; à la fois libre et engagé — et non pas seulement libre ou seulement engagé ; lieu ◀d’▶une synthèse vivante, mais aussi ◀d’▶un conflit entre des exigences également valables mais pratiquement antagonistes. Cet homme est fidèle à lui-même tant qu’il accepte le dialogue et le dépasse en créations nouvelles.
Il devient infidèle à lui-même et au génie créateur ◀de▶ l’Europe lorsqu’il cède à la tentation ◀de▶ supprimer les antagonismes, soit qu’il essaie ◀de▶ s’enfermer dans sa particularité (nation, parti ou idéologie), soit qu’il prétende l’imposer à tous ◀d’▶une manière uniforme, donc tyrannique.
Diversité et division des nations et des idéologies
Cette description succincte ◀de▶ l’homme européen nous met en mesure ◀de▶ clarifier maintenant quelques-uns des problèmes brûlants que nous pose la fédération. Tout d’abord, celui des nations.
La diversité des nations, correspondant au cloisonnement géographique du continent, a fait pendant des siècles l’originalité ◀de▶ l’Europe et la fécondité ◀de▶ sa culture. Mais par suite de la collusion ◀de▶ la nation et ◀de▶ l’État, fixant les mêmes frontières rigides à des réalités culturelles, linguistiques, économiques et administratives, qui n’ont aucune raison ◀de▶ se recouvrir en fait, cette diversité naturelle est devenue division arbitraire. Elle appauvrit nos échanges culturels. Elle laisse chacune ◀de▶ nos patries incapable ◀de▶ sauvegarder son autonomie politique, ou ◀d’▶assurer son existence économique.
Cet individualisme national, qui tend nécessairement à l’autarcie, constitue aujourd’hui le pire danger pour la ◀vie▶ réelle des nations. Dans l’état ◀de▶ faiblesse où il les met, il les livrera fatalement à l’unification forcée, soit par l’intervention ◀d’▶un empire du dehors, soit par l’usurpation ◀d’▶un parti du dedans.
C’est pourquoi l’union fédérale est devenue la seule garantie des autonomies nationales. Ce n’est qu’en surmontant nos divisions que nous sauverons notre diversité.
Cette règle vaut aussi pour nos doctrines, partis et idéologies.
Aussi indispensables que les nations à la ◀vie▶ ◀de▶ la culture et à la liberté, ces diversités à leur tour tendent à devenir des divisions mortelles. Tandis que les frontières étatiques cloisonnent l’Europe verticalement, les idéologies et les partis la cloisonnent horizontalement. Ils penchent vers l’autarcie intellectuelle, comme les nations vers l’autarcie économique.
Leurs prétentions à un droit exclusif dans l’organisation du continent n’est pas moins dangereuse et utopique que ne serait l’impérialisme ◀d’▶une seule nation.
Il est bien clair que ni la droite, ni la gauche, ni le centre, aujourd’hui, ne sont capables ◀de▶ créer l’union. Aucun ◀de▶ ces partis n’est donc capable, à lui seul, ◀de▶ sauver l’Europe, ni par suite son propre avenir. De même que les nations n’ont ◀de▶ chance ◀de▶ survivre que si elles renoncent à temps au dogme tyrannique ◀de▶ leur souveraineté absolue, les partis n’ont ◀de▶ chance ◀de▶ poursuivre leur lutte que s’ils en limitent l’ambition, renoncent à toute visée totalitaire, et subordonnent leur tactique à la stratégie générale ◀d’▶une action ◀de▶ salut public européen.