I
Le premier des discours que l’on rassemble ici décrit la situation de▶ l’Europe au lendemain ◀de▶ sa libération. Le second propose une doctrine pour la reconstruction du continent. Et le troisième s’inscrit dans une action — dont les Documents ◀de▶ La Haye indiquent l’orientation présente. Tel est le progrès ◀de▶ ce petit ouvrage. S’il est rapide, c’est que les événements ont marché vite, depuis deux ans.
Dès mes premiers écrits, vers 1932, je n’ai cessé ◀d’▶appeler l’union ◀de▶ l’Europe au nom de la doctrine fédéraliste. Je trouvais cette doctrine impliquée dans une philosophie ◀de▶ la personne, que nous étions quelques-uns à construire en pleine marée totalitaire. Je la voyais à l’œuvre en Suisse, pays où la vie politique épouse mieux que nulle part ailleurs les réalités quotidiennes. Je me sentais sur un terrain solide ; mais je n’y rencontrais pas grand monde, à cette époque. Il a fallu la guerre, l’occupation, la réclusion, l’obscurcissement ◀de▶ l’Europe, pour que l’idée ◀de▶ la fédération du continent s’éveille un peu partout, spontanément, comme un réflexe ◀de▶ compensation. Il a fallu la menace ◀d’▶une nouvelle guerre, la chute du rideau ◀de▶ fer, l’annonce du plan Marshall, pour que deviennent visibles à tous et la nécessité ◀de▶ l’union immédiate et l’incapacité ◀de▶ nos gouvernements à la réaliser en temps utile. Les gouvernants disaient : — Nous voudrions bien, mais l’opinion n’est pas prête à nous suivre. Et les peuples disaient : — L’union ? Bien sûr ! Mais les gouvernements ne se laisseront pas faire.
Ce cercle vicieux n’est pas encore brisé. (Il ne s’en faut peut-être que ◀d’▶un dernier élan.) Mais l’idée fédérale a pris corps. À la veille du congrès ◀de▶ Montreux (27 août 1947) c’était encore une utopie. Aujourd’hui toute la presse en parle, chaque jour et dans chacun ◀de▶ nos pays. Ce recueil ◀de▶ discours et ◀d’▶articles voudrait simplement jalonner les étapes ◀d’▶une évolution qui s’accélère ◀de▶ mois en mois.
◀De▶ l’un à l’autre de ces textes, jusqu’aux résolutions du Congrès ◀de▶ l’Europe, les mêmes idées reviennent, et parfois les mêmes phrases. Certaines d’entre elles figurent presque littéralement dans les essais que je publiai ◀de▶ 1932 à 1940. Il m’a semblé que leur répétition, dans des situations différentes, permettrait ◀de▶ mieux mesurer l’acceptation progressive ◀d’▶une pensée qui, d’autre part, dès l’origine, s’est voulue en puissance ◀d’▶action.
À l’automne 1946, sur l’initiative ◀d’▶un groupe ◀de▶ professeurs, ◀d’▶écrivains et ◀d’▶artistes genevois, les premières « Rencontres internationales » réunirent à Genève des intellectuels venus des quatre coins du continent. Le sujet des débats était l’Europe.
Dans la conférence qu’on va lire, je m’efforçai ◀de▶ confronter ma « politique ◀de▶ la personne » et la doctrine fédéraliste qui en résulte, avec les réalités européennes nées ◀de▶ la guerre et ◀de▶ la résistance.
Les maladies ◀de▶ l’Europe
On m’a prié ◀de▶ vous parler ce soir ◀d’▶une Europe à laquelle je reviens après six ans ◀d’▶absence, et certains événements. L’émotion ◀de▶ pareils revoirs rend souvent malaisé l’échange ◀de▶ la parole, mais donne aussi parfois, au tout premier regard, une lucidité sans recours.
Vous prenez cette amie dans vos bras, vous ne trouvez à dire que des phrases banales : « Viens ici qu’on se voie un peu. Eh bien tu n’as pas trop changé ! » Mais, ◀d’▶un coup d’œil, vous avez lu toute son histoire.
Ainsi j’ai retrouvé l’Europe. Sur son visage et dans son expression certains traits accusés et tendus, mais aussi une certaine anxiété, peut-être une lassitude, semblaient dire : « Me voilà, c’est ainsi, tu devais t’y attendre, compte mes rides, et si tu veux m’aimer regarde bien d’abord qui je suis devenue ! »
Ensuite on se promène, on dit : « Où en es-tu ? qui vois-tu ? quels sont tes soucis ? » Et puis, après ce petit tour ◀d’▶horizon, on s’arrête et l’on demande ◀d’▶un autre ton : « Et maintenant, quels sont tes projets ? »
Je ne saurais échapper ce soir à l’emprise ◀de▶ ce rituel des retours et ◀de▶ l’amitié, le moins variable et le plus naturel. Je vais donc regarder notre Europe et j’éviterai ◀de▶ faire du sentiment puisque aussi bien tout se passe en public, puis j’essaierai ◀de▶ mesurer sa situation nouvelle dans le monde. Enfin, j’ai hâte ◀de▶ lui demander : « Et maintenant, qu’allons-nous faire ensemble ? »
L’Europe a mauvaise mine, il faut l’avouer. Avant même que l’on puisse détailler tous ses traits, on en reçoit une impression ◀d’▶ensemble que je traduirai par ces mots : on dirait, à la voir, qu’elle a perdu la guerre.
Militairement, Hitler et ses séides ont été battus et sont morts, mais dans la lutte ils ont marqué leurs adversaires ◀d’▶une empreinte qui vaut une victoire. C’était fatal. Imaginez deux hommes qui se disputent : l’un est une brute, et son point de vue, c’est que la brutalité doit toujours triompher ; l’autre est un parfait gentleman qui croit que les bonnes manières viendront à bout ◀de▶ tout. Mais, si la brute se jette soudain sur lui, dans le corps à corps qui s’ensuit, vous ne distinguez plus deux points de vue, mais seulement deux lutteurs étreints par une seule et même rage physique. Maintenant le gagnant se relève : il se trouve que c’est notre gentleman ◀de▶ tout à l’heure, mais le voilà méconnaissable, le visage tuméfié, les vêtements en désordre. Physiquement la brute a perdu, mais la brutalité a triomphé. La brute a donc imposé son point de vue.
Ainsi ◀d’▶Hitler et ◀de▶ l’Europe démocratique. Ce ne sont pas seulement les ruines et les désordres matériels qui marquent le passage du Führer. La lutte contre les forces qu’il incarnait devant nous a réveillé ces forces parmi nous.
L’Europe a été façonnée par le judéo-christianisme, par la notion grecque ◀d’▶individu, par le droit romain, par le culte ◀de▶ la vérité objective, et malgré le nationalisme. Hitler représentait exactement, et point par point, le refus et la destruction ◀de▶ tous ces éléments — l’anti-Europe. Qu’était-il en effet pour ceux qui le combattaient ? La rage antichrétienne, la rage antisémite, la rage nationaliste et policière, la négation du droit et des droits ◀de▶ la personne, une conception ◀de▶ l’homme réduit au partisan, une technique du mensonge et ◀de▶ la délation, les élites asservies à la louange du chef, la politisation totale ◀de▶ l’existence. Hitler battu, son corps brûlé dans le pétrole, que reste-t-il ? À peu près tout cela — moins Hitler. Mais tout cela qui était chez les « nazis », chez les méchants, en face de nous, resurgit aujourd’hui chez nous et dans nos mœurs — avec moins ◀de▶ virulence, peut-être, c’est-à-dire ◀d’▶une manière moins avouée, non moins dangereuse.
La guerre n’a pas arrêté, loin de là, les progrès ◀de▶ la déchristianisation ◀de▶ l’Europe. Commencée parmi les élites, au xviiie siècle, avec l’attaque des rationalistes, poursuivie par les polémiques ◀de▶ Feuerbach, ◀d’▶Engels puis ◀de▶ Nietzsche, pratiquement appuyée dans le même temps et dans les masses élargies par les effets du capitalisme et par l’esprit bourgeois, que tous ces philosophes cependant combattaient, passée dans notre siècle à l’action politique au lendemain ◀de▶ la révolution russe, puis sous le régime hitlérien, elle se révèle enfin dans toute son étendue réelle, sous nos yeux. On doit considérer comme liquidée, au sens le plus récent ◀de▶ ce terme, l’illusion ◀d’▶une chrétienté identifiable avec le concept ◀de▶ l’Europe, Die Christenheit oder Europa, selon le titre du fameux essai ◀de▶ Novalis. Les masses comme les élites échappent aux Églises. Elles ne croient plus qu’en l’ici-bas, qu’en cette vie-ci, qu’en un bonheur cinématographique, ou qu’en une justice instaurée par l’inquisition policière, la dictature ◀d’▶étiquette populaire, les liquidations collectives calculées sur la base ◀de▶ statistiques ◀d’▶État.
Cependant, à peine libérées des dogmes religieux, ces masses et ces élites n’ont rien de plus pressé que ◀de▶ s’asservir aux dogmes ◀d’▶un parti. Tout ce qu’a perdu la religion, c’est la politique qui le gagne. Admirable libération ! Insistons fortement sur ce trait : le fanatisme ◀d’▶aujourd’hui n’est plus religieux, mais politique. L’idée que « la fin justifie les moyens » n’est plus jésuite, mais léniniste, mais fasciste. L’hypocrisie aussi a changé ◀de▶ camp. Tartuffe n’est plus dévot comme jadis, il n’est plus même ◀de▶ droite comme hier, il est ◀de▶ gauche, ou « dans la ligne », il se range au nouveau conformisme.
Dans telles grandes capitales ◀de▶ l’Europe, on voit des écrivains et des savants donner des gages ◀d’▶apparente loyauté au parti le plus menaçant, comme autrefois Descartes en donnait à l’Église, afin de s’éviter, disent-ils, les pires ennuis. Si ces abus vous font élever la voix, partout l’on vous chuchote un conseil ◀de▶ prudence. Certes, le conformisme en soi n’est pas nouveau, même chez les intellectuels. Ce qui est nouveau, c’est ◀de▶ le voir pratiqué précisément par ceux ◀de▶ l’avant-garde ou qui se donnent pour tels en politique. Ce qui est nouveau, c’est ◀de▶ le voir défendu par ceux-là mêmes dont la fonction serait ◀de▶ l’attaquer, ◀d’▶où qu’il vienne. Mais ces lâchetés intellectuelles se parent des noms ◀d’▶amour du peuple, ◀de▶ discipline révolutionnaire, ◀d’▶antifascisme, en sorte qu’à les dénoncer au seul nom ◀de▶ la bonne foi ou ◀de▶ la véracité, on prend l’air ◀d’▶attaquer la cause des prolétaires, et tout essai ◀de▶ critique libre se voit taxé ◀de▶ réaction. Cette mauvaise foi brutale en service commandé est un nouveau succès ◀de▶ l’esprit totalitaire qui n’a eu qu’à changer ◀d’▶étiquette pour occuper, sans coup férir, ◀d’▶importantes sections ◀de▶ nos élites.
D’autres symptômes ◀d’▶un mal profond, dont l’hitlérisme fut la première crise ou le premier abcès ◀de▶ fixation, se révèlent à l’observateur ◀de▶ l’Europe ◀d’▶après-guerre. J’en mentionnerai quelques-uns rapidement.
La Résistance européenne, admirable sursaut ◀d’▶une liberté blessée qui se défendait, mais aussi ◀d’▶un espoir exigeant qui attaquait, est en train d’avorter sous nos yeux, et pas un résistant ne me contredira. Des habitudes prises dans la lutte clandestine, ce sont les pires qui se perpétuent, non les meilleures : le mensonge et non pas le témoignage au risque de sa vie ; le marché noir et non l’entraide communautaire ; la dénonciation partisane, non pas le régime ◀d’▶union sacrée. Autant ◀de▶ succès remportés par l’esprit du vaincu sur celui des vainqueurs.
L’antisémitisme fait rage jusque dans les provinces où, depuis le Moyen Âge, on avait oublié qu’il y eût un problème juif. Tout se passe comme si l’écrasement du foyer même ◀de▶ ce mal infernal n’avait eu pour effet que ◀d’▶en faire rejaillir ◀de▶ tous côtés les étincelles.
Le nationalisme fait rage, cette maladie romantique ◀de▶ l’Europe. Lui seul, sous le couvert ◀de▶ je ne sais quels prétextes parés du nom ◀de▶ tradition, en réalité villageois et naïvement machiavéliques, entretient parmi nous la méfiance, des rancunes séculaires, ◀d’▶absurdes vanités locales, maintient encore des barrières ◀de▶ visas, ◀d’▶exorbitants tarifs douaniers, des censures plus ou moins avouées et ◀de▶ ruineux budgets ◀de▶ défense nationale. Un pays qui ne peut pas vêtir ses déportés trouve encore le moyen ◀de▶ faire des uniformes et discute la couleur des parements, cependant que la bombe atomique, à Bikini, vient de changer en une seconde la couleur même ◀de▶ l’océan.
Et non seulement l’idée ◀d’▶une guerre prochaine, mais l’idée ◀d’▶une révolution à main armée se voit acceptée comme fatale, se voit nourrie ◀de▶ nos passivités.
Voilà ce qu’on nous prépare à droite comme à gauche, avec cette minutie sourde et aveugle aux indications du réel qu’apportent à leurs petites occupations les aliénés.
Si l’on se bat en Europe demain, ce sera au nom de la démocratie contre le peuple, au nom du peuple contre les libertés, j’entends au nom de la dictature du prolétariat contre la liberté du capital, c’est-à-dire au nom d’une confusion contre une autre confusion, ◀d’▶une superstition contre un mythe, ◀de▶ quelques scélérats déclarés infaillibles contre un groupe d’autres scélérats qui se disent ◀de▶ bonne volonté !
Pendant ce temps que font les élites ? J’entends les hommes dont la fonction serait ◀de▶ dénoncer ces maux, ◀d’▶en rechercher les causes, et ◀d’▶en inventer les remèdes ? Leur voix ne porte guère, tant qu’elle n’emprunte pas les haut-parleurs contrôlés par l’État ou par le parti au pouvoir, qui sont la radio et la presse. Seuls ces moyens sont à l’échelle des masses. Mais se faire écouter par ces moyens, c’est aussi n’être plus entendu, car il s’agit ◀de▶ s’adapter, ◀de▶ se « mettre au pas » spontanément, au point que rien ne passe plus ◀de▶ ce qu’on avait à dire.
Devant cette impuissance pratique à inscrire leurs pensées dans des actes, beaucoup ◀d’▶intellectuels s’inscrivent dans un parti et c’est là ce qu’ils appellent s’engager. Mais c’est, en fait, pour la plupart d’entre eux, une démission ◀de▶ la pensée, un alibi. Pour qu’une pensée soit efficace et douée ◀d’▶une vertu agissante, il ne suffit pas que le penseur s’achète une étiquette ou un insigne. Et cependant, s’il se tient seul dans l’intégrité ◀de▶ l’esprit, il fera figure ◀de▶ déserteur… Ainsi privés ◀de▶ guides spirituels, les jeunes gens qui ne se contentent pas ◀de▶ cultiver le sens ◀de▶ l’absurde cherchent des chefs qui leur commandent ◀d’▶agir et ◀de▶ réussir n’importe quoi. Le « Führerprinzip » n’est pas mort avec celui qui lui donna son nom. Il se cherche, il se trouve d’autres « chefs bien-aimés »… Et là encore, l’esprit totalitaire marque des points.
Tous ces maux, et tant ◀d’▶impuissance à y parer, n’ont pas manqué ◀de▶ provoquer dans les élites demeurées libérales une crise ◀de▶ pessimisme et ◀de▶ mauvaise conscience. Il semble que l’idée ◀de▶ décadence, acclimatée avant la guerre par des penseurs aussi divers que Spengler, Valéry et Huizinga, se soit généralement substituée dans nos esprits à l’idée ◀de▶ progrès automatique. Née ◀d’▶analyses et ◀de▶ pressentiments ◀de▶ nos défaillances internes, elle se voit confirmée et comme objectivée par la rapide élévation ◀de▶ deux empires extraeuropéens. Ce sont eux qui ont gagné la guerre, et non pas nous. Ce sont eux qui ont repris en charge le progrès et la foi au progrès. Et nous restons avec l’héritage ◀d’▶une défaite, notre conscience inquiète et fatiguée, notre scepticisme lucide…
Il se peut que le portrait ◀de▶ l’Europe que je viens ◀d’▶esquisser devant vous pèche par excès ◀de▶ pessimisme, et que plusieurs des rides que j’ai cru distinguer sur le visage spirituel du continent — je ne dis rien ◀de▶ son visage physique — ne trahissent qu’une fatigue temporaire. Je n’ignore pas que l’autodénigrement, chez nous autres Européens, se confond trop souvent avec le sens critique. Je n’ignore pas que l’indignation morale est un genre littéraire, dont la rhétorique fort ancienne peut entraîner à l’injustice. Et qu’enfin, vis-à-vis des êtres que l’on aime, il arrive qu’on manque ◀d’▶indulgence… Faisons la part ◀de▶ ces travers ou ◀de▶ ces exagérations. Il reste cependant un fait qui ne dépend à aucun degré ◀de▶ nos estimations ou jugements subjectifs : c’est que la situation ◀de▶ l’Europe dans le monde s’est modifiée, qu’elle s’est même totalement renversée depuis l’automne ◀de▶ 1939.
Avant cette guerre, le nom ◀d’▶Europe évoquait un foyer intense dont le rayonnement s’élargissait sur tous les autres continents. L’Europe nous semblait donc plus grande qu’elle n’était. ◀D’▶où l’effet ◀de▶ choc que produisit dans nos esprits, au lendemain ◀de▶ l’autre guerre, la phrase fameuse ◀de▶ Valéry sur l’Europe « petit cap de l’Asie ». Aujourd’hui l’Europe, vue ◀d’▶Amérique, et j’imagine aussi, vue ◀de▶ Russie, paraît plus petite que nature : physiquement resserrée entre deux grands empires dont les ombres immenses s’affrontent au-dessus ◀d’▶elle, rongée et ruinée sur ses bords, moralement refermée sur elle-même. Il y a plus. Nous voyons l’Europe comme vidée, au profit ◀de▶ ces deux empires, ◀de▶ certaines ambitions, ◀de▶ certains rêves et ◀de▶ certaines croyances apparus sur son sol, et qui semblaient parfois définir son génie. Notre rêve du progrès par exemple — j’y faisais allusion tout à l’heure — semble avoir évacué l’Europe pour émigrer vers l’Amérique et la Russie. C’est une notion qui s’étiole chez nous ◀d’▶autant plus vite qu’elle grandit mieux ailleurs, chez les voisins où elle s’est transplantée. Et tout se passe comme si l’excès où ils la portent et l’abus qu’ils nous semblent en faire nous dégoûtaient ◀de▶ son usage normal.
Ainsi ◀de▶ bien d’autres notions ou ◀de▶ bien d’autres mythes engendrés par nos œuvres.
Ainsi ◀de▶ nos techniques industrielles, ◀de▶ nos machines, et ◀de▶ nos armes. Pendant des siècles ◀d’▶expansion irrésistible, impérialiste ou généreuse, l’Europe a diffusé sur la planète, sans distinction, ses découvertes et ses utopies, les secrets mêmes ◀de▶ sa puissance, et les germes ◀de▶ ses maladies. Et tout cela, sur des terres plus fertiles, ou peut-être moins surveillées, a grandi hors de toutes proportions et nous apparaît aujourd’hui étrange, inhumain, menaçant. Ces notions et ces mythes qui nous reviennent ◀d’▶outre-Atlantique ou ◀d’▶outre-Oder, nous refusons ◀d’▶y reconnaître nos enfants. Leur exil en a fait des monstres à nos yeux.
Pourtant le capitalisme industriel et le libéralisme politique, qui ont fait fortune en Amérique, venaient ◀d’▶Europe ; comme en venaient le matérialisme dialectique, la technique révolutionnaire, et l’idée ◀d’▶une justice sociale établie par la force aux dépens de la coutume, qui triomphent dans l’empire des Soviets. Comme aussi le respect ◀de▶ la science appliquée qui régit dans ces deux pays l’éducation ◀de▶ l’enfant et l’eugénique, l’alimentation, le logement, et jusqu’à la morale, autrefois religieuse. Tout vient ◀d’▶Europe, tout cela fut nôtre à l’origine.
Mais alors, comment et pourquoi ces créations européennes n’ont-elles pas connu en Europe leur plein succès ? Et comment et pourquoi, hors ◀d’▶Europe, ont-elles subi cette croissance gigantesque ? Pourquoi n’ont-elles produit chez nous ni tout leur bien, ni tout leur mal ?
C’est qu’en Europe, elles se trouvaient toujours en état ◀de▶ composition, tandis qu’ailleurs, pour le bien et le mal, elles se sont déployées sans frein ni contrepoids.
Le capitalisme, chez nous, n’a jamais pu donner son plein, parce qu’il était sans cesse bridé et contrarié par le nationalisme, par les guerres, et par tous les barrages ◀de▶ douanes ou ◀de▶ coutumes que l’Amérique ne connaît pas. Et de même le progrès social s’est vu bridé et contrarié par la tyrannie ◀de▶ l’argent, dont la Russie nouvelle s’est libérée. Mais, en même temps, le capitalisme et l’étatisme n’ont pas atteint chez nous leurs pires excès, parce qu’ils se trouvaient constamment retenus par des forces adverses, critiqués et remis en question soit au nom d’un passé encore vivant, soit au nom d’utopies plus virulentes. Cet état ◀de▶ complexité, ◀d’▶intrications et ◀de▶ contradictions, définit l’équilibre humain qu’on nomme Europe. Il conditionne aussi notre culture. Et nous allons voir qu’il traduit, et parfois aussi qu’il trahit, la conception européenne ◀de▶ l’homme.
Toute la question est ◀de▶ savoir si nous saurons maintenir cet équilibre malgré l’attraction formidable qu’exercent sur nous, par leur masse, le colosse russe et le colosse américain, et malgré toutes les tentations que représentent leurs succès littéralement démesurés. Essayons ◀d’▶évaluer nos chances, dans l’état ◀de▶ résistance morale diminuée où vient de nous laisser la guerre ◀d’▶Hitler.
Ces chances paraissent très faibles en vérité. L’Europe a dominé le monde pendant des siècles par sa culture d’abord, dès le Moyen Âge, par sa curiosité et son commerce à l’époque des grandes découvertes, par ses armes et son art ◀de▶ la guerre mis au service tantôt ◀de▶ la rapacité ◀de▶ telle nation ou ◀de▶ tel prince, tantôt ◀d’▶idéaux contagieux ; enfin par ses machines et par ses capitaux.
Mais voici que l’Amérique et la Russie viennent de lui ravir coup sur coup les machines et les capitaux, les idéaux contagieux et les armes, le grand commerce et jusqu’à la curiosité ◀de▶ la planète ! Tout cela dans l’espace ◀de▶ trente ans, et sans retour possible, à vues humaines. Que nous reste-t-il donc en propre ? Un monopole unique : celui ◀de▶ la culture au sens le plus large du terme, c’est-à-dire : une mesure ◀de▶ l’homme, un principe ◀de▶ critique permanente, un certain équilibre humain résultant ◀de▶ tensions innombrables. Cela on nous le laisse encore, et, à vrai dire, c’est le plus difficile à prendre ! Mais c’est aussi le plus difficile à maintenir en état ◀d’▶efficacité.
Or, il s’en faut ◀de▶ beaucoup que les Européens soient unanimes à tenir activement le parti ◀de▶ cette Europe, ◀de▶ ses complexités vitales, ◀de▶ sa culture. Une analyse sociologique assez grossière suffit à révéler dans tout le continent une sorte ◀de▶ clivage et un double tropisme. Les masses industrielles, dans leur partie active, regardent vers la Russie, et les grands hommes ◀d’▶affaires regardent vers l’Amérique. À tort ou à raison — je n’en juge pas ici — ils s’imaginent que ces pays réalisent mieux que leur nation ce qu’ils attendent eux-mêmes ◀de▶ la vie. Ainsi, ce ne sont pas seulement les idéaux ◀de▶ progrès collectiviste ou ◀de▶ progrès capitaliste qui ont quitté notre continent, mais, à leur suite, les espoirs et les rêves des plus actifs d’entre nous ont émigré. La bourgeoisie, dans son ensemble, se contente ◀d’▶un double refus ◀de▶ la Russie et ◀de▶ l’Amérique, se résigne à la décadence, ou la déplore mais sans faire mieux. Je ne vois plus, pour tenir vitalement aux conceptions et aux coutumes européennes, que deux classes par ailleurs tout opposées : les intellectuels non embrigadés d’une part, les provinciaux et campagnards ◀de▶ l’autre. C’est-à-dire les esprits les plus libérés, et les plus attachés aux préjugés locaux : les subversifs et les conservateurs par profession ou position.
Telle est, en gros, notre situation. Une Europe démoralisée par sa victoire douteuse sur Hitler, rétrécie et coincée entre deux grands empires, dépossédée par eux ◀de▶ presque tous ses monopoles et moyens ◀de▶ puissance, vidée ◀de▶ rêves et divisée non seulement par l’esprit ◀de▶ faction, mais parce que beaucoup de ses habitants espèrent ailleurs, et dans deux directions opposées.
Je le répète, nos chances paraissent très faibles dans l’ensemble, malgré les illusions ◀de▶ santé et ◀de▶ durée que peuvent encore entretenir dans nos vies certains îlots ◀d’▶inconscience routinière, et l’image rassurante ◀de▶ deux ou trois pays, petits pays épargnés par la guerre.
Voici le moment ◀de▶ nous demander très sérieusement si, dans cette conjoncture plus que défavorable, il est bien légitime ◀de▶ s’obstiner, ◀de▶ parler ◀d’▶une défense de l’Europe, ◀de▶ nous cramponner à ses restes, et même ◀d’▶appeler à son secours des forces jeunes. Posons-nous donc sans nul cynisme, mais avec sang-froid, cette question : notre tristesse et notre angoisse devant un héritage si compromis sont-elles valables et sont-elles justifiables ? Ou bien ne sont-elles rien ◀de▶ mieux que les sentiments égoïstes ◀d’▶un vieux propriétaire dépossédé qui pleure et rage sur la perte ◀d’▶un domaine, alors que ce domaine menace ruine par sa faute, et que les nouveaux acquéreurs vont en tirer un bien meilleur parti, pour l’avantage du plus grand nombre ?
Que valent nos craintes ? Qu’avons-nous peur ◀de▶ perdre, en vérité ?
Cette même question, je sais plusieurs Européens qui se la posent en termes tout à fait urgents et familiers, quand ils se demandent si c’est l’Europe ou l’Amérique qu’il leur faut souhaiter pour leurs enfants. Car nous pensons à notre Europe comme à un « Vaterland », pays des pères, mais l’Amérique, ou la Russie, ne serait-ce pas ce « Kinderland » qu’appelait Nietzsche ◀de▶ ses vœux ? Ce n’est pas assez ◀de▶ donner des ancêtres à ses enfants ; ils ont besoin ◀d’▶un avenir aussi. Et ◀de▶ quel droit sacrifierais-je leurs espoirs à mes souvenirs ?
En défendant l’Europe, il s’agit donc ◀de▶ savoir si nous défendons plus et mieux que ◀de▶ belles ruines, des préjugés sociaux, et des habitudes ◀de▶ culture périmées, ou peut-être perverses, comme le pensent et le disent nos voisins.
Je songe à ces enfants, et j’essaie ◀de▶ mêler à la vision ◀de▶ leur avenir la vision ◀d’▶une Europe réduite à l’état ◀de▶ musée plus ou moins bien tenu, ou au contraire la vision ◀d’▶une Europe qui aurait cédé aux tentations ◀d’▶un bonheur étranger à son génie, une Europe américanisée — ce serait par goût — soviétisée — ce serait par contrainte — dans les deux cas colonisée. Un musée ou une colonie… autant dire : une Europe absente… Imaginons le monde heureux, prospère, et puissamment organisé autour de cette absence insensible au grand nombre. Qu’y perdrait le monde ? Qu’y perdraient nos enfants ?
Alors paraît comme dénudée par ces questions une réponse évidente et simple. Elle tient dans un très petit mot, vague et poignant : c’est le mot « âme ». L’Europe absente, démissionnaire, colonisée, c’est un certain sens ◀de▶ la vie, une certaine conscience ◀de▶ l’humain, oui, l’âme ◀d’▶une civilisation qui serait perdue, perdue pour tous et non seulement pour nous ! Ce n’est donc pas au nom de je ne sais quel nationalisme européen qu’il nous faut défendre l’Europe, mais au seul nom ◀de▶ l’humanité la plus consciente et la plus créatrice ◀de▶ l’homme.
On contestait l’autre jour, ici même, l’existence ◀d’▶un esprit européen, et c’était un appel, nous l’avons tous compris. C’est un point de vue qui se définit comme une position polémique à l’intérieur du champ que l’on observe. Mais si maintenant nous regardons l’Europe dans le monde, ce changement ◀de▶ point de vue va nous faire voir une très solide réalité spirituelle.
S’il est vrai que l’Europe, jusqu’à ce siècle, ne s’est guère sentie et conçue comme un tout, comme un corps organisé, c’est surtout parce qu’elle n’avait pas l’occasion ◀de▶ se comparer, ◀de▶ s’opposer et ◀de▶ se définir ; elle était seule et reine ◀de▶ la planète. Mais en 1946, elle se voit affrontée à deux empires. Du même coup elle ressent son unité et la définit par contraste comme celle ◀d’▶une conception ◀de▶ l’homme.
Esquissons cette comparaison entre l’Europe et les nouveaux empires qui se désignent typiquement par des lettres et presque les mêmes : US d’une part, URSS ◀de▶ l’autre. Nous distinguerons d’abord deux conceptions divergentes et peut-être antagonistes ◀de▶ la nature ou ◀de▶ la condition ◀de▶ l’homme. À l’origine ◀de▶ la religion, ◀de▶ la culture et ◀de▶ la morale européennes, il y a l’idée ◀de▶ la contradiction, du déchirement fécond, du conflit créateur. Il y a ce signe ◀de▶ contradiction par excellence qui est la croix. Au contraire, à l’origine des deux empires nouveaux, il y a l’idée ◀de▶ l’unification ◀de▶ l’homme lui-même, ◀de▶ l’élimination des antithèses, et du triomphe ◀de▶ l’organisation bien huilée, sans histoire, et sans drame. Il s’ensuit que le héros européen sera l’homme qui atteint, dramatiquement, le plus haut point ◀de▶ conscience et ◀de▶ signification : le saint, le mystique, le martyr. Tandis que le héros américain ou russe sera l’homme le plus conforme au standard du bonheur, celui qui réussit, celui qui ne souffre plus parce qu’il est parfaitement adapté. L’homme exemplaire, pour nous, c’est l’homme exceptionnel, c’est le grand homme ; pour eux, c’est au contraire l’homme moyen, le common man, base ou produit des statistiques. Pour nous, l’homme exemplaire, c’est le plus haut exemple ; pour eux, c’est l’exemplaire ◀de▶ série. Ces deux sens du mot « exemplaire » nous livrent le secret ◀de▶ l’opposition que je voudrais vous faire sentir.
Pour eux la vie se résume en deux opérations : production et consommation. Tout leur effort est donc ◀de▶ les équilibrer, ◀de▶ les faire jouer sans à-coup ; et le produit ◀de▶ cet équilibre sera le bonheur inévitable, obligatoire. Pour nous, la vie résulte ◀d’▶un conflit permanent, et son but n’est pas le bonheur, mais la conscience plus aiguë, la découverte ◀d’▶un sens, ◀d’▶une signification, fût-ce dans le malheur ◀de▶ la passion, fût-ce dans l’échec. Ils visent à l’inconscience heureuse, et nous à la conscience à n’importe quel prix. Ils veulent la vie, nous des raisons ◀de▶ vivre, même mortelles.
Voilà pourquoi l’Européen typique sera tantôt un révolutionnaire ou un apôtre, un amant passionné ou un mystique, un polémiste ou un guerrier, un maniaque ou un inventeur. Son bien et son mal sont liés, inextricablement et vitalement. L’Européen connaît donc la valeur essentielle des antagonismes, ◀de▶ l’opposition créatrice, tandis que l’Américain et le Russe soviétique considèrent l’existence ◀de▶ l’opposition comme l’indice ◀d’▶un mauvais fonctionnement, qu’il faut éliminer doucement ou brutalement pour arriver à l’unanimité, à l’homogène. Et les uns l’obtiendront par la publicité, le cinéma, la production ◀de▶ série, et les autres par des moyens un peu moins souples, comme on sait, mais les résultats se ressemblent et se ressembleront de plus en plus.
Pour illustrer le contraste que je viens ◀d’▶esquisser ◀d’▶une manière un peu trop schématique et abstraite entre l’Européen, d’une part, l’Américain et le Soviétique, ◀de▶ l’autre, je n’ai pas à chercher bien loin. Je prendrai simplement l’exemple ◀de▶ l’entreprise qui nous rassemble ici. En Amérique, je pense que ces rencontres seraient un four, ou un flop, comme ils disent. La diversité ◀de▶ nos points de vue inquiéterait l’auditeur plus qu’elle ne l’intéresserait. L’Américain moyen demande une solution qu’il puisse appliquer en sortant, là où nous cherchons avant tout un approfondissement ◀de▶ la conscience. En Russie, je ne crois pas être injuste en affirmant que ces rencontres seraient simplement interdites, ou conduiraient leurs malheureux initiateurs sur le banc des aveux spontanés. Et je ne dis pas que l’Américain et le Russe n’aient quelques bonnes raisons ◀de▶ se comporter ainsi, je dis seulement que leurs raisons ne sont pas celles ◀de▶ la culture ; que la culture suppose la libre discussion, en vue ◀d’▶un engagement plus authentique au service ◀d’▶une plus large vérité ; que telle est bien la vocation ◀de▶ l’Europe, et que l’Europe existe au plus haut point, comme entité spirituelle, dans les diversités qui s’expriment ici, à Genève, dans notre rencontre.
Ainsi donc, la confrontation ◀de▶ l’Europe et ◀de▶ ces deux filles parfois ingrates du plus grand Occident nous suggère une formule ◀de▶ l’homme typiquement européen : c’est l’homme ◀de▶ la contradiction, l’homme dialectique par excellence. Nous le voyons, dans ses plus purs modèles, crucifié entre ces contraires qu’il a d’ailleurs lui-même définis : l’immanence et la transcendance, le collectif et l’individuel, le service du groupe et l’anarchie libératrice, la sécurité et le risque, les règles du jeu qui sont pour tous et la vocation qui est pour un seul. Crucifié, dis-je, car l’homme européen, en tant que tel, n’accepte pas ◀d’▶être réduit à l’un ou à l’autre de ces termes. Mais il entend les assumer et consister dans leur tension, en équilibre toujours menacé, en agonie perpétuelle. Cette agonie, littéralement : cette lutte, consomme des énergies immenses. Et c’est pour cette raison qu’elle prévient parmi nous les entreprises et les plans gigantesques que nous voyons proliférer ailleurs. D’autre part, elle a pour effet ◀de▶ concentrer sur l’homme lui-même, créateur ou victime ◀de▶ ces tensions, l’effort principal ◀de▶ l’esprit. Européenne sera donc, typiquement, la volonté ◀de▶ rapporter à l’homme, ◀de▶ mesurer à l’homme toutes les institutions. Cet homme ◀de▶ la contradiction (s’il la domine en création) c’est celui que j’appelle la personne. Et ces institutions à sa mesure, à hauteur ◀d’▶homme, traduisant dans la vie ◀de▶ la culture, comme dans les structures politiques, les mêmes tensions fondamentales, je les nommerai : fédéralistes.
Ici, mesdames et messieurs, s’ouvre béante devant moi, la tentation ◀de▶ me lancer dans une série ◀de▶ définitions philosophiques ◀de▶ ces deux termes : la personne et le fédéralisme. Cette manière ◀d’▶apparence rigoureuse s’autoriserait trop facilement ◀d’▶une certaine tradition européenne, non la meilleure. Je préfère emprunter, pour un moment, à nos voisins américains leurs méthodes pragmatiques, et à nos voisins soviétiques leur sens aigu des implications politiques ◀de▶ toute pensée, même gratuite ◀d’▶apparence. Demandons-nous ce que nous avons à faire pour maintenir et pour illustrer les valeurs propres ◀de▶ l’Europe. Ce sera peut-être un bon moyen ◀de▶ les définir dans l’actuel. Sauver l’Europe — c’est simple à dire vraiment — sauver l’Europe, c’est pratiquement, et aujourd’hui, empêcher à tout prix la guerre. Et c’est aussi rendre inutiles les mitraillettes ◀de▶ la révolution et les fusillades massives. (Je ne dis pas — notez-le bien — empêcher les révolutions que l’on constate nécessaires, mais au contraire les faire ◀d’▶une manière non sanglante, car l’Europe ne peut pas s’offrir des destructions supplémentaires.) Et je sais trop bien ce que certains vont me dire : que je fais là le jeu ◀de▶ la réaction, selon l’expression consacrée — mais c’est faux ! C’est au contraire cette mauvaise foi en service commandé, dont j’ai déjà parlé, qui fait le jeu ◀de▶ la réaction en écœurant par sa tactique ceux qui se dévouent à la cause ◀de▶ la justice économique.
Empêcher les guerres à tout prix… Or, les guerres et les révolutions, contrairement à ce que pensent beaucoup de bourgeois, sont initiées et déclenchées par les élites, ou par quelques meneurs et malmeneurs qui usurpent la charge des élites lorsque celles-ci négligent ◀de▶ l’exercer. Les guerres ni les révolutions ne sont jamais initiées ni déclenchées par les masses, car les masses comme telles n’ont cerveau ni main, ni par suite faculté ◀de▶ décision. C’est donc sur les élites qu’il importe ◀d’▶agir. Ce sont elles que l’on peut utilement éveiller à la claire conscience des causes des guerres civiles et nationales, et des moyens ◀d’▶y remédier.
Or ces causes, nous allons les retrouver, précisément, dans cette même agonie permanente dont on vient de voir qu’elle est la condition ◀de▶ l’homme européen, la source vive ◀de▶ sa grandeur et ◀de▶ sa spiritualité. Voilà le drame.
La personne, en effet, c’est en chacun ◀de▶ nous le conflit permanent entre la liberté et la vocation d’une part, et, d’autre part, l’engagement dans les réalités sociales. C’est un combat. Mais voici le paradoxe : dès que ce combat se relâche à l’intérieur de la personne, nous avons la guerre au-dehors. Je m’explique.
Quand l’homme se considère seulement sous l’aspect ◀de▶ ses libertés, ou ◀de▶ ses droits individuels, comme le firent les requins capitalistes du siècle dernier, il crée dans la cité une anarchie. Cette anarchie ne tarde pas à provoquer une réaction collectiviste. À l’excès ◀de▶ liberté chez les individus, répond mécaniquement un excès ◀d’▶étatisme. Qui veut faire l’ange, ou le démon, fait la bête et voici qu’on l’enferme aujourd’hui dans la cage du Parti ou ◀de▶ l’État. À vrai dire, il ne l’a pas volé !
Le bon moyen ◀d’▶éviter des excès ◀d’▶engagement dans le Parti, ◀d’▶oppression par l’État, ce n’est pas du tout ◀de▶ prêcher ce qu’on appelle un « individualisme ». C’est, au contraire, au nom de la personne, ◀de▶ prêcher l’engagement personnel, libre, efficace et constamment critique. Et je ne dis pas cela dans l’abstrait ; j’ai en vue des exemples précis.
Appelons totalitaire, ou soviétique, la déviation collectiviste. Ce que je lui oppose ici, ce n’est nullement l’excès inverse ◀de▶ l’anarchie et du capitalisme libéral, mais bien cette morale civique, cet équilibre, sans cesse rajusté, entre la liberté et l’engagement, dont s’honorent en Europe les pays dominés par l’influence protestante. Si nous nous demandons, en effet, quels sont les pays ◀de▶ l’Europe qui « marchent le mieux », nous constatons que ce sont sans contredit : la fédération suisse, et les royaumes démocratiques et socialistes du Nord, Scandinavie, Hollande et Grande-Bretagne.
Parce qu’ils ont su devenir, en toute liberté, les plus sociaux, ils sont aussi les moins touchés, les moins tentés par le collectivisme autoritaire.
Sur le plan ◀de▶ la personne, et du civisme donc, la déviation vers l’anarchie d’une part, la déviation vers l’étatisme d’autre part, conduisent identiquement et fatalement aux réactions sanglantes des guerres civiles, et, par suite, quel que soit le vainqueur, aux dictatures.
Or il n’en va pas autrement sur le plan ◀de▶ la communauté et ◀de▶ la politique des nations. Ici, l’équilibre vivant doit s’établir entre les groupes divers et la nation unie, puis entre les nations diverses et l’Europe ; puis entre l’Europe et le monde. À tous les degrés, nous retrouvons les mêmes tentations opposées, et par suite les mêmes causes ◀de▶ guerre, dès que l’un des éléments en équilibre faiblit, ou se voit écrasé et absorbé par l’autre. La volonté ◀d’▶unification nationale à la manière d’un Louis XIV, plus tard à la manière des jacobins, provoque inévitablement le raidissement, puis la révolte des groupes locaux dont on exige le suicide. C’est la volonté ◀d’▶unifier qui provoque leur refus ◀de▶ s’unir, c’est elle qui excite en eux la volonté morbide ◀de▶ s’enfermer dans leur différence essentielle. Cet impérialisme intérieur ne manque jamais ◀de▶ s’exalter à son tour en impérialisme tout court. Un gouvernement totalitaire sera toujours impérialiste, c’est une loi que je signale en passant. La volonté qui possède Bonaparte ◀d’▶unifier l’Europe au mépris des diversités nationales provoquera, sous Napoléon, la naissance des nationalismes. Telle est la cause ◀de▶ presque toutes nos guerres. J’ai dit, et je ne le répéterai jamais assez, qu’il faut voir dans le nationalisme la maladie européenne, l’anti-Europe par excellence. Je compare le nationalisme à une espèce ◀de▶ court-circuit dans la tension normale qu’il s’agit ◀de▶ maintenir entre le particulier et le général. D’une part, en effet, le nationalisme écrase les diversités vivantes, sous prétexte ◀d’▶unification, et alors on ne saurait plus parler ◀d’▶union, puisqu’il n’y a plus rien à unir. D’autre part, il déclare souveraine la nation unifiée ◀de▶ la sorte, qui se conduit alors vis-à-vis de l’Europe comme un groupe absolutisé, comme un vulgaire individu dont la prétendue liberté ne connaît plus aucun scrupule. De même, on vit Hitler, on voit Staline, écraser les partis à l’intérieur, puis se comporter vis-à-vis de l’Occident, en tant que nation, comme le parti le plus irréductible.
Le fédéralisme, au contraire, veut unir et non pas unifier. Et justement parce qu’il respecte à l’intérieur ◀d’▶une nation la riche diversité des groupes, il est prêt à s’ouvrir à des unions plus vastes. Il les appelle, il les espère, il fait tout pour les amorcer, par la vertu ◀de▶ l’exemple vécu.
Telle est la santé ◀de▶ l’Europe, et telles sont ses deux maladies, contradictoires en apparence, mais également provocatrices ◀de▶ guerre. Cette santé et ces maladies se définissent respectivement comme les états ◀d’▶équilibre ou ◀de▶ relâchement ◀d’▶une seule et même tension fondamentale, ◀d’▶une condition profondément et vitalement contradictoire ◀de▶ l’homme. Et c’est pourquoi la vocation ◀de▶ l’Europe et des élites qui portent la conscience ◀de▶ cette Europe, m’apparaît dans un double office ◀de▶ vigilance et ◀d’▶invention.
Le trésor ◀de▶ l’Europe, c’est son idée ◀de▶ l’homme. Mais c’est un trésor explosif, ◀d’▶où la nécessité ◀d’▶une vigilance ardente autour de cette notion centrale ◀de▶ la personne, car ses déviations perpétuelles vers l’individu sans devoirs ou vers le militant sans droits sont les vraies causes ◀de▶ nos malheurs sociaux. Et notre second office est l’invention ◀de▶ structures politiques du type fédéraliste, seules créatrices ◀de▶ paix et seules capables ◀de▶ sauvegarder la liberté dans l’ordre.
Après tout, c’est l’Europe qui a sécrété ce contagieux nationalisme, c’est à elle ◀d’▶inventer son antidote. Elle est seule en mesure ◀de▶ le faire à cause de ses diversités ; et ◀de▶ le faire non seulement pour son salut, mais pour celui ◀de▶ la paix du monde entier.
Mesdames et messieurs, si les descriptions pessimistes ◀de▶ l’Europe auxquelles je me suis livré en débutant sont exactes, il peut paraître assez étrange ◀de▶ parler après cela ◀d’▶une vocation ◀de▶ l’Europe. Pour exercer une vocation, il faut d’abord être vivant, il faut survivre. Or l’Europe démoralisée, coincée entre deux grands empires, minée par son propre génie et par l’abus ◀de▶ ses vertus bien plus encore que par ses vices, l’Europe a-t-elle des chances ◀de▶ vivre encore assez pour qu’il ne soit pas utopique ◀d’▶envisager sa fonction dans le monde, son avenir et le nôtre en elle ?
Pour ma part, j’entretiens une croyance toute mystique au sujet de la vocation. Je crois qu’un être est maintenu en vie par la vie même ◀de▶ sa vocation, et qu’il tombe bientôt lorsqu’elle est accomplie. Or, notre vocation européenne me paraît encore loin ◀d’▶être accomplie… Mais cette raison irrationnelle ◀de▶ croire à nos chances ◀de▶ durée, ne peut ni ne doit nous suffire. J’en indiquerai rapidement quelques autres, et ce sera ma conclusion.
Une raison toute physique, géographique d’abord : l’Europe, cette Grèce agrandie, est un continent cloisonné, et par nature diversifié, impropre donc et même rebelle aux planifications sur table rase que l’Amérique, et surtout la Russie — ces deux grandes plaines ◀d’▶un seul tenant — peuvent se permettre ◀d’▶expérimenter.
Ma deuxième raison est ◀d’▶ordre psychologique. Malgré tout, je veux dire malgré la contagion des mystiques totalitaires, qui affecte une certaine part ◀de▶ nos esprits, l’Europe garde encore l’apanage du scepticisme et ◀de▶ l’esprit critique. Les Églises, autrefois, les redoutaient ; je pense qu’elles doivent aujourd’hui les nourrir, si cet esprit critique, ce scepticisme, s’appliquent aux mystiques ◀de▶ l’État et du Parti divinisé, aux idéaux purement profanes et séculiers que nous proposent l’URSS et les USA.
Vis-à-vis de ces mystiques et ◀de▶ ces idéaux, c’est notre sens ◀d’▶un absolu qui dépasse l’homme et son bonheur, c’est notre sens du transcendant, précisément, c’est notre foi, qui doit faire ◀de▶ nous des douteurs et des objecteurs ◀de▶ conscience. Cependant que notre sens ◀de▶ l’équilibre humain nous invite à remettre à leur place ces prétentions divinisées, et à les taxer sobrement, non sans humour à l’occasion. J’ai souvent proposé cette petite parabole à mes amis américains « Vous croyez, leur disais-je, que le plus grand est nécessairement le meilleur. Et que l’on peut impunément multiplier n’importe quoi par dix ou cent. Vous oubliez la mesure ◀de▶ l’homme. Si, par exemple, vous multipliez par dix toutes les dimensions ◀d’▶une maison, vous ne pourrez plus gravir les escaliers ni vous asseoir dans les fauteuils… »
Ma troisième raison ◀d’▶espérer, ce sont les crises qu’il faut prévoir dans les deux empires du succès. Leurs plans, en effet, sont fondés sur une méconnaissance voulue, systématique, ◀de▶ la complexité ◀de▶ l’homme total. Ils ne sont que des expériences, et le propre ◀d’▶une expérience est ◀de▶ rater neuf fois sur dix.
Je pense aux crises économiques qui menacent constamment l’Amérique. Celle ◀de▶ 1930 eut pour effet ◀de▶ la réveiller, ◀de▶ l’humaniser, et par là même ◀de▶ la rapprocher ◀de▶ l’Europe.
Je pense surtout à l’avenir ◀de▶ l’URSS. Que l’on soit sympathique ou non à l’expérience ◀de▶ dictature si brillamment conduite jusqu’ici par les hiérarques soviétiques, il faut bien constater qu’ils ont contre eux beaucoup de réalités humaines, qui gênent l’exécution ◀de▶ leurs plans rationnels. Il faut bien constater que presque tout les gêne : l’esprit critique les gêne, les différences individuelles les gênent, l’opinion libre et la presse les gênent, et les partis — surtout ◀de▶ gauche, et l’imprévu ◀de▶ l’invention dans les arts ou ◀de▶ la découverte dans les sciences, et l’insouciance et l’inquiétude, et l’humour et l’esprit ◀de▶ révolte, et le scepticisme rationnel autant que la foi religieuse — et c’est à tel point qu’on se demande si ce qui les gêne le plus n’est pas simplement l’homme, dans son humanité rebelle aux chiffres, l’homme en soi — l’éternel résistant !
Or, l’Europe, et c’est là sa grandeur, a justement vécu ◀de▶ toutes ces choses gênantes, elle s’arrange à merveille ◀de▶ leur complexité ; elle y voit même la saveur ◀de▶ la vie !
Tout cela va compter — à la longue. Un beau jour, il n’est pas impossible, il est même probable, et c’est là mon espoir, que les Russes, comme les Américains, viendront s’enquérir auprès de nous des secrets ◀de▶ notre désordre et ◀de▶ nos ordres — sinon eux du moins leurs enfants.
Un dernier trait : l’Europe, surtout si on la compare aux deux empires séparés ◀d’▶elle, et que je nomme les deux empires sans précédent — l’Europe est la patrie ◀de▶ la mémoire. Elle est même, pratiquement, la mémoire du monde, le lieu du monde où l’on conserve et reproduit les plus vieux documents des races humaines, et non seulement dans les musées et bibliothèques mais dans les mœurs et les coutumes aussi, dans les habitudes du langage et dans l’intimité des relations humaines. Voilà pourquoi l’Europe a toutes les chances ◀de▶ rester la patrie ◀de▶ l’invention — alors que les empires sans précédent, sans tradition, s’épuiseront à redécouvrir ce que nous savons depuis des siècles, ce qui nous permet donc ◀d’▶aller plus loin. Ainsi l’Europe construit des églises modernes, en verre et en ciment armé, tandis que l’Amérique en est encore à bâtir des églises en gothique neuf.
C’est parce que l’Europe est la mémoire du monde qu’elle ne cessera pas ◀d’▶inventer. Elle restera le point ◀de▶ virulence extrême ◀de▶ la création spirituelle, ce coin du monde où l’homme a su tirer ◀de▶ lui-même les utopies les plus transformatrices et les plus riches ◀d’▶avenir, pour tous les autres hommes ◀de▶ la planète.
Mais, riches ◀d’▶avenir… oui, s’il est un avenir, non seulement pour l’Europe, mais pour le monde.
Dans une certaine mesure, qui est celle du réalisme politique, et il fallait tout de même que ce fût dit ici, la question ◀de▶ l’avenir du monde se résume dans ce simple dilemme : la Planète unie ou la Bombe.
Et je veux dire :
Si les États-Unis et la Russie ne s’entendent pas, si la guerre atomique éclate, il n’y a plus ◀de▶ problème ◀de▶ l’Europe, et ◀d’▶une façon plus générale, il n’y a peut-être plus ◀de▶ problème ◀de▶ l’ici-bas, mais seulement du jugement dernier — et je n’en dirai rien, n’y pouvant rien.
Mais dans une large mesure aussi, l’avenir du monde dépend ◀de▶ l’attitude ◀de▶ l’Europe, et ◀de▶ son pouvoir ◀d’▶invention. Ici, point ◀de▶ malentendu !
Ne demandons pas l’instauration ◀d’▶une fédération européenne pour que se crée un troisième bloc, un bloc-tampon, ou un bloc opposé aux deux autres. Ce ne serait rien résoudre, et, au contraire, ce serait exalter le nationalisme aux dimensions continentales. Ce qu’il nous faut demander, et obtenir, nous tous, c’est que les nations européennes s’ouvrent d’abord les unes aux autres, suppriment sur tous les plans frontières et visas, renoncent au dogme meurtrier ◀de▶ la souveraineté absolue, créant ainsi une attitude nouvelle, une confiance — ouvrant l’Europe au monde, du même coup. Ce qu’il nous faut demander et obtenir — obtenir ◀de▶ nous-mêmes tout d’abord — c’est que le génie ◀de▶ l’Europe découvre, et qu’il propage, les antitoxines des virus dont il a infesté le monde entier.
Il n’y a ◀de▶ fédération européenne imaginable qu’en vue ◀d’▶une fédération mondiale. Il n’y a ◀de▶ paix et donc ◀d’▶avenir imaginable que dans l’effort pour instaurer un vrai gouvernement mondial. Et le monde, pour ce faire, a besoin ◀de▶ l’Europe, j’entends ◀de▶ son esprit critique autant que ◀de▶ son sens inventif.
La pensée du monde, c’est l’Europe. Et s’il s’agit vraiment ◀de▶ penser, que penser ◀d’▶autre pour la paix, je vous le demande, qu’un idéal fédératif mondial ?
C’est pourquoi, sans reculer devant l’apparence ◀d’▶un calembour, mais qui formule non sans bonheur, je crois, l’attitude ◀d’▶engagement et ◀de▶ solidarité qui doit ici nous inspirer, je dirai, songeant à l’Europe et à sa vocation mondiale, et je vous invite à le dire avec moi :
Je pense, donc j’en suis !
Les Rencontres internationales ◀de▶ Genève marquèrent un premier réveil ◀de▶ la conscience européenne, au lendemain ◀d’▶une victoire humiliée.
L’Europe passait alors — 1946 — par une crise ◀de▶ découragement sans précédent dans son histoire. Littéralement, elle ne se sentait plus, entre les deux empires grondant l’un contre l’autre. Les intellectuels réunis à Genève se frappaient la poitrine en son nom. Karl Jaspers, applaudi par tous ceux qui m’avaient à l’envi reproché je ne sais quel orgueil occidental, prônait une Europe neutre et cherchant son salut — mais quel salut ? — « dans son impuissance même »…1
Tant de discours ◀d’▶un ton presque posthume sur la « crise ◀de▶ l’esprit européen » produisirent néanmoins cet effet principal ◀de▶ mettre en évidence, non sans éclat, l’existence ◀d’▶un esprit européen, seule base sérieuse ◀de▶ la fédération dont quelques-uns se risquaient à parler.
C’est ainsi que s’institua, au cours des mois qui suivirent les Rencontres, un débat général sur l’Europe et sa situation, jugée désespérée. Cette époque ◀de▶ prise de conscience fut aussi celle du « double refus ». Il semblait que l’Europe ne pût se concevoir qu’en s’opposant à ce qu’elle redoutait. Et, tandis que les défaitistes cédaient aux tentations ◀d’▶une fausse symétrie entre l’URSS et les USA, et s’enfermaient dans un nationalisme purement verbal et négatif, d’autres tentaient ◀de▶ transformer la double négation en une affirmation. ◀D’▶où le bref article qui suit.
Choisir l’Europe
Les uns nous disent que le choix est fatal entre l’URSS et les USA, et les autres refusent le choix, parce qu’il mènerait fatalement à la guerre. Pour les premiers, l’Europe n’est plus rien par elle-même et devrait s’attacher au plus vite soit au bloc russe soit au dollar américain. Mais les seconds proclament qu’ils ne choisiront pas entre la peste et le choléra, et qu’ils tiennent la balance égale entre le refus du stalinisme et le refus ◀de▶ « l’américanisme », cette fausse fenêtre pour la symétrie. Tel est le dialogue qui se poursuit depuis des mois : choisir ou non entre les blocs. Tout cela repose sur l’idée simple que nous sommes pris entre deux grands empires également impérialistes, également avides ◀de▶ nous coloniser, donc également dangereux pour nous.
Avons-nous bien regardé les faits ? Existe-t-il vraiment deux blocs ?
Une première différence saute aux yeux, quand on compare le rôle ◀de▶ l’URSS et celui des États-Unis dans notre monde : c’est que nous avons chez nous un parti stalinien, qui prend ses ordres à Moscou, mais aucun parti trumanien qui voterait selon des directives envoyées par la Maison-Blanche. Autrement dit, l’URSS est présente dans toute l’Europe aux élections et dans les parlements, elle a ses troupes disciplinées, elle fait sa politique jusque dans nos communes ; tandis que les USA n’ont que des sympathies, point ◀de▶ propagande organisée, aucun moyen ◀de▶ donner des ordres à nos masses ou à leurs députés. L’URSS possède une doctrine très précise dont elle se sert comme ◀d’▶un instrument ◀de▶ conquête et qui dicte une tactique scientifique : le marxisme ; tandis que les USA n’ont pas ◀de▶ doctrine, et n’ont rien ◀d’▶autre à proposer qu’un genre ◀de▶ vie, leur way of life, qui n’est nullement une arme ◀de▶ combat.
Par rapport à l’Europe, les intentions des deux empires ne sont pas davantage comparables. On l’a bien vu lors de la Conférence des Seize. L’URSS s’oppose à toute tentative ◀d’▶unir les nations ◀de▶ l’Europe : c’est qu’elle veut diviser pour régner. Les États-Unis, au contraire, poussent à la collaboration européenne, et surtout sur le plan économique : ils nous veulent forts, donc autonomes. Les communistes dans chaque pays sabotent notre reconstruction, les Américains la financent. Où faut-il donc chercher l’impérialisme ? Avouons qu’il n’est pas le même des deux côtés.
Et si l’on regarde ce qui se passe en réalité à l’intérieur des deux empires, le contraste est encore plus frappant. En Russie, on liquide l’opposition, en Amérique elle est entièrement libre, et, mieux que cela : on en tient compte. En Russie on promet la lune aux ouvriers, mais en fait on leur ôte le droit ◀de▶ grève, et le droit ◀de▶ se plaindre ◀d’▶une inégalité ◀de▶ salaires sans précédent dans les pays capitalistes. En Amérique, les ouvriers se mettent en grève et gagnent à peu près à chaque fois les améliorations qu’ils revendiquent, sur un niveau de vie d’ailleurs bien plus élevé que celui des ouvriers russes. Il faut vraiment se boucher les yeux pour ne pas voir ◀de▶ quel côté les promesses faites aux masses sont tenues : aux USA, non pas en URSS.
Enfin, l’on me dira qu’il y a dans les deux camps des opprimés, ◀de▶ la misère et des scandales. Certes, mais là s’arrête la ressemblance. Car en Russie l’État justifie ces scandales au nom de la dialectique marxiste : c’est ainsi que Staline a justifié la liquidation des koulaks et le pacte germano-soviétique. Tout au contraire en Amérique on dénonce l’injustice commise ou établie — par exemple le sort des Noirs — on lutte ouvertement contre elle, l’opinion et l’État s’unissent pour la réduire, et cela au nom d’un idéal qui ne change pas tous les six mois, car il est la morale commune, et non pas une simple tactique.
Et ainsi ◀de▶ suite. Toutes les comparaisons précises et objectives que l’on peut établir entre les deux puissances nous conduisent à la même conclusion : il n’y a pas ◀de▶ commune mesure entre le danger soviétique pour l’Europe et le prétendu danger yankee. La Russie qui vise à l’autarcie totalitaire sous la férule ◀d’▶un parti unique, redoute les curieux, épure les opposants, annexe ses voisins ou les transforme en satellites, enfin tire devant le tout un rideau ◀de▶ fer ; la Russie est un bloc dans tous les sens du terme. Mais l’Amérique n’en est pas un, elle qui vise aux libres échanges, tolère les pires indiscrétions, multiplie les moyens ◀de▶ communication, s’ouvre enfin plus qu’aucun pays à toutes les influences du monde, et sait très bien que sa propre santé dépend ◀de▶ celle des autres, et non ◀de▶ leur misère.
Que devient alors ce choix que certains nous proposent, ou que d’autres déclarent noblement décliner ? Il est parfaitement illusoire. Car la Russie, en refusant ◀de▶ collaborer, en essayant ◀de▶ saboter le plan Marshall, en devenant bloc, précisément a choisi contre nous, malgré nous. Si nous n’acceptons pas ◀d’▶être ses satellites elle nous déclare et nous croit ses ennemis, et les esclaves ◀de▶ l’Amérique. Et tout le verbiage des communistes contre un prétendu « bloc américain » n’a ◀d’▶autre but que ◀de▶ masquer ce fait brutal : la Russie ne veut pas ◀d’▶une Europe forte, c’est-à-dire ◀d’▶une Europe unie et autonome ; elle ne veut qu’une Europe livrée à sa merci par les rivalités nationalistes et la misère.
À ce défi, nous ne pouvons pas répondre en nous jetant simplement dans les bras ◀de▶ l’Amérique. Non seulement nous ne le devons pas, mais c’est pratiquement impossible. Car l’Amérique n’a nullement l’intention ◀de▶ nous entretenir à grands frais comme des malades ◀de▶ luxe, ingrats et susceptibles. Elle cherche à nous aider pour que nous ne tombions pas dans le piège grossier que nous tendent les Russes : c’est là son intérêt le mieux compris, ◀d’▶un point de vue stratégique autant que culturel. Mais elle ne pourra nous aider que si nous existons d’abord. Le seul choix qui nous reste ouvert, c’est donc celui ◀de▶ l’Europe elle-même. La seule manière possible ◀de▶ défendre l’Europe, c’est ◀de▶ la faire, donc ◀de nous fédérer.