I
Le premier des discours que l’▶on rassemble ici décrit ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶Europe au lendemain ◀de▶ sa libération. Le second propose une doctrine pour ◀la▶ reconstruction du continent. Et le troisième s’inscrit dans une action — dont ◀les▶ Documents ◀de▶ La Haye indiquent ◀l’▶orientation présente. Tel est ◀le▶ progrès ◀de▶ ce petit ouvrage. S’il est rapide, c’est que ◀les▶ événements ont marché vite, depuis deux ans.
Dès mes premiers écrits, vers 1932, je n’ai cessé ◀d’▶appeler ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe au nom de ◀la▶ doctrine fédéraliste. Je trouvais cette doctrine impliquée dans une philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne, que nous étions quelques-uns à construire en pleine marée totalitaire. Je ◀la▶ voyais à ◀l’▶œuvre en Suisse, pays où ◀la▶ vie politique épouse mieux que nulle part ailleurs ◀les▶ réalités quotidiennes. Je me sentais sur un terrain solide ; mais je n’y rencontrais pas grand monde, à cette époque. Il a fallu ◀la▶ guerre, ◀l’▶occupation, ◀la▶ réclusion, ◀l’▶obscurcissement ◀de▶ ◀l’▶Europe, pour que ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ fédération du continent s’éveille un peu partout, spontanément, comme un réflexe ◀de▶ compensation. Il a fallu ◀la▶ menace ◀d’▶une nouvelle guerre, ◀la▶ chute du rideau ◀de▶ fer, ◀l’▶annonce du plan Marshall, pour que deviennent visibles à tous et ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀l’▶union immédiate et ◀l’▶incapacité ◀de▶ nos gouvernements à ◀la▶ réaliser en temps utile. ◀Les▶ gouvernants disaient : — Nous voudrions bien, mais ◀l’▶opinion n’est pas prête à nous suivre. Et ◀les▶ peuples disaient : — ◀L’▶union ? Bien sûr ! Mais ◀les▶ gouvernements ne se laisseront pas faire.
Ce cercle vicieux n’est pas encore brisé. (Il ne s’en faut peut-être que ◀d’▶un dernier élan.) Mais ◀l’▶idée fédérale a pris corps. À ◀la▶ veille du congrès ◀de▶ Montreux (27 août 1947) c’était encore une utopie. Aujourd’hui toute ◀la▶ presse en parle, chaque jour et dans chacun ◀de▶ nos pays. Ce recueil ◀de▶ discours et ◀d’▶articles voudrait simplement jalonner ◀les▶ étapes ◀d’▶une évolution qui s’accélère ◀de▶ mois en mois.
◀De▶ l’un à l’autre de ces textes, jusqu’aux résolutions du Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀les▶ mêmes idées reviennent, et parfois ◀les▶ mêmes phrases. Certaines d’entre elles figurent presque littéralement dans ◀les▶ essais que je publiai ◀de▶ 1932 à 1940. Il m’a semblé que leur répétition, dans des situations différentes, permettrait ◀de▶ mieux mesurer ◀l’▶acceptation progressive ◀d’▶une pensée qui, d’autre part, dès ◀l’▶origine, s’est voulue en puissance ◀d’▶action.
À ◀l’▶automne 1946, sur ◀l’▶initiative ◀d’▶un groupe ◀de▶ professeurs, ◀d’▶écrivains et ◀d’▶artistes genevois, les premières « Rencontres internationales » réunirent à Genève des intellectuels venus des quatre coins du continent. ◀Le▶ sujet des débats était ◀l’▶Europe.
Dans ◀la▶ conférence qu’on va lire, je m’efforçai ◀de▶ confronter ma « politique ◀de▶ ◀la▶ personne » et ◀la▶ doctrine fédéraliste qui en résulte, avec ◀les▶ réalités européennes nées ◀de▶ ◀la▶ guerre et ◀de▶ ◀la▶ résistance.
◀Les▶ maladies ◀de▶ ◀l’▶Europe
On m’a prié ◀de▶ vous parler ce soir ◀d’▶une Europe à laquelle je reviens après six ans ◀d’▶absence, et certains événements. ◀L’▶émotion ◀de▶ pareils revoirs rend souvent malaisé ◀l’▶échange ◀de▶ ◀la▶ parole, mais donne aussi parfois, au tout premier regard, une lucidité sans recours.
Vous prenez cette amie dans vos bras, vous ne trouvez à dire que des phrases banales : « Viens ici qu’on se voie un peu. Eh bien tu n’as pas trop changé ! » Mais, ◀d’▶un coup d’œil, vous avez lu toute son histoire.
Ainsi j’ai retrouvé ◀l’▶Europe. Sur son visage et dans son expression certains traits accusés et tendus, mais aussi une certaine anxiété, peut-être une lassitude, semblaient dire : « Me voilà, c’est ainsi, tu devais t’y attendre, compte mes rides, et si tu veux m’aimer regarde bien d’abord qui je suis devenue ! »
Ensuite on se promène, on dit : « Où en es-tu ? qui vois-tu ? quels sont tes soucis ? » Et puis, après ce petit tour ◀d’▶horizon, on s’arrête et ◀l’▶on demande ◀d’▶un autre ton : « Et maintenant, quels sont tes projets ? »
Je ne saurais échapper ce soir à ◀l’▶emprise ◀de▶ ce rituel des retours et ◀de▶ ◀l’▶amitié, ◀le▶ moins variable et ◀le▶ plus naturel. Je vais donc regarder notre Europe et j’éviterai ◀de▶ faire du sentiment puisque aussi bien tout se passe en public, puis j’essaierai ◀de▶ mesurer sa situation nouvelle dans ◀le▶ monde. Enfin, j’ai hâte ◀de▶ lui demander : « Et maintenant, qu’allons-nous faire ensemble ? »
◀L’▶Europe a mauvaise mine, il faut ◀l’▶avouer. Avant même que ◀l’▶on puisse détailler tous ses traits, on en reçoit une impression ◀d’▶ensemble que je traduirai par ces mots : on dirait, à ◀la▶ voir, qu’elle a perdu ◀la▶ guerre.
Militairement, Hitler et ses séides ont été battus et sont morts, mais dans ◀la▶ lutte ils ont marqué leurs adversaires ◀d’▶une empreinte qui vaut une victoire. C’était fatal. Imaginez deux hommes qui se disputent : l’un est une brute, et son point de vue, c’est que ◀la▶ brutalité doit toujours triompher ; l’autre est un parfait gentleman qui croit que ◀les▶ bonnes manières viendront à bout ◀de▶ tout. Mais, si ◀la▶ brute se jette soudain sur lui, dans ◀le▶ corps à corps qui s’ensuit, vous ne distinguez plus deux points de vue, mais seulement deux lutteurs étreints par une seule et même rage physique. Maintenant ◀le▶ gagnant se relève : il se trouve que c’est notre gentleman ◀de▶ tout à ◀l’▶heure, mais ◀le▶ voilà méconnaissable, ◀le▶ visage tuméfié, ◀les▶ vêtements en désordre. Physiquement ◀la▶ brute a perdu, mais ◀la▶ brutalité a triomphé. ◀La▶ brute a donc imposé son point de vue.
Ainsi ◀d’▶Hitler et ◀de▶ ◀l’▶Europe démocratique. Ce ne sont pas seulement ◀les▶ ruines et ◀les▶ désordres matériels qui marquent ◀le▶ passage du Führer. ◀La▶ lutte contre ◀les▶ forces qu’il incarnait devant nous a réveillé ces forces parmi nous.
◀L’▶Europe a été façonnée par ◀le▶ judéo-christianisme, par ◀la▶ notion grecque ◀d’▶individu, par ◀le▶ droit romain, par ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ vérité objective, et malgré ◀le▶ nationalisme. Hitler représentait exactement, et point par point, ◀le▶ refus et ◀la▶ destruction ◀de▶ tous ces éléments — ◀l’▶anti-Europe. Qu’était-il en effet pour ceux qui ◀le▶ combattaient ? ◀La▶ rage antichrétienne, ◀la▶ rage antisémite, ◀la▶ rage nationaliste et policière, ◀la▶ négation du droit et des droits ◀de▶ ◀la▶ personne, une conception ◀de▶ ◀l’▶homme réduit au partisan, une technique du mensonge et ◀de▶ ◀la▶ délation, ◀les▶ élites asservies à ◀la▶ louange du chef, ◀la▶ politisation totale ◀de▶ ◀l’▶existence. Hitler battu, son corps brûlé dans ◀le▶ pétrole, que reste-t-il ? À peu près tout cela — moins Hitler. Mais tout cela qui était chez ◀les▶ « nazis », chez ◀les▶ méchants, en face de nous, resurgit aujourd’hui chez nous et dans nos mœurs — avec moins ◀de▶ virulence, peut-être, c’est-à-dire ◀d’▶une manière moins avouée, non moins dangereuse.
◀La▶ guerre n’a pas arrêté, loin de là, ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ déchristianisation ◀de▶ ◀l’▶Europe. Commencée parmi ◀les▶ élites, au xviiie siècle, avec ◀l’▶attaque des rationalistes, poursuivie par ◀les▶ polémiques ◀de▶ Feuerbach, ◀d’▶Engels puis ◀de▶ Nietzsche, pratiquement appuyée dans ◀le▶ même temps et dans ◀les▶ masses élargies par ◀les▶ effets du capitalisme et par ◀l’▶esprit bourgeois, que tous ces philosophes cependant combattaient, passée dans notre siècle à ◀l’▶action politique au lendemain ◀de▶ ◀la▶ révolution russe, puis sous ◀le▶ régime hitlérien, elle se révèle enfin dans toute son étendue réelle, sous nos yeux. On doit considérer comme liquidée, au sens ◀le▶ plus récent ◀de▶ ce terme, ◀l’▶illusion ◀d’▶une chrétienté identifiable avec ◀le▶ concept ◀de▶ ◀l’▶Europe, Die Christenheit oder Europa, selon ◀le▶ titre du fameux essai ◀de▶ Novalis. ◀Les▶ masses comme ◀les▶ élites échappent aux Églises. Elles ne croient plus qu’en ◀l’▶ici-bas, qu’en cette vie-ci, qu’en un bonheur cinématographique, ou qu’en une justice instaurée par ◀l’▶inquisition policière, ◀la▶ dictature ◀d’▶étiquette populaire, ◀les▶ liquidations collectives calculées sur ◀la▶ base ◀de▶ statistiques ◀d’▶État.
Cependant, à peine libérées des dogmes religieux, ces masses et ces élites n’ont rien de plus pressé que ◀de▶ s’asservir aux dogmes ◀d’▶un parti. Tout ce qu’a perdu ◀la▶ religion, c’est ◀la▶ politique qui ◀le▶ gagne. Admirable libération ! Insistons fortement sur ce trait : ◀le▶ fanatisme ◀d’▶aujourd’hui n’est plus religieux, mais politique. ◀L’▶idée que « ◀la▶ fin justifie ◀les▶ moyens » n’est plus jésuite, mais léniniste, mais fasciste. ◀L’▶hypocrisie aussi a changé ◀de▶ camp. Tartuffe n’est plus dévot comme jadis, il n’est plus même ◀de▶ droite comme hier, il est ◀de▶ gauche, ou « dans ◀la▶ ligne », il se range au nouveau conformisme.
Dans telles grandes capitales ◀de▶ ◀l’▶Europe, on voit des écrivains et des savants donner des gages ◀d’▶apparente loyauté au parti ◀le▶ plus menaçant, comme autrefois Descartes en donnait à ◀l’▶Église, afin de s’éviter, disent-ils, ◀les▶ pires ennuis. Si ces abus vous font élever ◀la▶ voix, partout ◀l’▶on vous chuchote un conseil ◀de▶ prudence. Certes, ◀le▶ conformisme en soi n’est pas nouveau, même chez ◀les▶ intellectuels. Ce qui est nouveau, c’est ◀de▶ ◀le▶ voir pratiqué précisément par ceux ◀de▶ ◀l’▶avant-garde ou qui se donnent pour tels en politique. Ce qui est nouveau, c’est ◀de▶ ◀le▶ voir défendu par ceux-là mêmes dont ◀la▶ fonction serait ◀de▶ ◀l’▶attaquer, ◀d’▶où qu’il vienne. Mais ces lâchetés intellectuelles se parent des noms ◀d’▶amour du peuple, ◀de▶ discipline révolutionnaire, ◀d’▶antifascisme, en sorte qu’à ◀les▶ dénoncer au seul nom ◀de▶ ◀la▶ bonne foi ou ◀de▶ ◀la▶ véracité, on prend l’air ◀d’▶attaquer ◀la▶ cause des prolétaires, et tout essai ◀de▶ critique libre se voit taxé ◀de▶ réaction. Cette mauvaise foi brutale en service commandé est un nouveau succès ◀de▶ ◀l’▶esprit totalitaire qui n’a eu qu’à changer ◀d’▶étiquette pour occuper, sans coup férir, ◀d’▶importantes sections ◀de▶ nos élites.
D’autres symptômes ◀d’▶un mal profond, dont ◀l’▶hitlérisme fut la première crise ou le premier abcès ◀de▶ fixation, se révèlent à ◀l’▶observateur ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀d’▶après-guerre. J’en mentionnerai quelques-uns rapidement.
◀La▶ Résistance européenne, admirable sursaut ◀d’▶une liberté blessée qui se défendait, mais aussi ◀d’▶un espoir exigeant qui attaquait, est en train d’avorter sous nos yeux, et pas un résistant ne me contredira. Des habitudes prises dans ◀la▶ lutte clandestine, ce sont ◀les▶ pires qui se perpétuent, non ◀les▶ meilleures : ◀le▶ mensonge et non pas ◀le▶ témoignage au risque de sa vie ; ◀le▶ marché noir et non ◀l’▶entraide communautaire ; ◀la▶ dénonciation partisane, non pas ◀le▶ régime ◀d’▶union sacrée. Autant ◀de▶ succès remportés par ◀l’▶esprit du vaincu sur celui des vainqueurs.
◀L’▶antisémitisme fait rage jusque dans ◀les▶ provinces où, depuis ◀le▶ Moyen Âge, on avait oublié qu’il y eût un problème juif. Tout se passe comme si ◀l’▶écrasement du foyer même ◀de▶ ce mal infernal n’avait eu pour effet que ◀d’▶en faire rejaillir ◀de▶ tous côtés ◀les▶ étincelles.
◀Le▶ nationalisme fait rage, cette maladie romantique ◀de▶ ◀l’▶Europe. Lui seul, sous ◀le▶ couvert ◀de▶ je ne sais quels prétextes parés du nom ◀de▶ tradition, en réalité villageois et naïvement machiavéliques, entretient parmi nous ◀la▶ méfiance, des rancunes séculaires, ◀d’▶absurdes vanités locales, maintient encore des barrières ◀de▶ visas, ◀d’▶exorbitants tarifs douaniers, des censures plus ou moins avouées et ◀de▶ ruineux budgets ◀de▶ défense nationale. Un pays qui ne peut pas vêtir ses déportés trouve encore ◀le▶ moyen ◀de▶ faire des uniformes et discute ◀la▶ couleur des parements, cependant que ◀la▶ bombe atomique, à Bikini, vient de changer en une seconde ◀la▶ couleur même ◀de▶ ◀l’▶océan.
Et non seulement ◀l’▶idée ◀d’▶une guerre prochaine, mais ◀l’▶idée ◀d’▶une révolution à main armée se voit acceptée comme fatale, se voit nourrie ◀de▶ nos passivités.
Voilà ce qu’on nous prépare à droite comme à gauche, avec cette minutie sourde et aveugle aux indications du réel qu’apportent à leurs petites occupations ◀les▶ aliénés.
Si ◀l’▶on se bat en Europe demain, ce sera au nom de ◀la▶ démocratie contre ◀le▶ peuple, au nom du peuple contre ◀les▶ libertés, j’entends au nom de ◀la▶ dictature du prolétariat contre ◀la▶ liberté du capital, c’est-à-dire au nom d’une confusion contre une autre confusion, ◀d’▶une superstition contre un mythe, ◀de▶ quelques scélérats déclarés infaillibles contre un groupe d’autres scélérats qui se disent ◀de▶ bonne volonté !
Pendant ce temps que font ◀les▶ élites ? J’entends ◀les▶ hommes dont ◀la▶ fonction serait ◀de▶ dénoncer ces maux, ◀d’▶en rechercher ◀les▶ causes, et ◀d’▶en inventer ◀les▶ remèdes ? Leur voix ne porte guère, tant qu’elle n’emprunte pas ◀les▶ haut-parleurs contrôlés par ◀l’▶État ou par ◀le▶ parti au pouvoir, qui sont ◀la▶ radio et ◀la▶ presse. Seuls ces moyens sont à ◀l’▶échelle des masses. Mais se faire écouter par ces moyens, c’est aussi n’être plus entendu, car il s’agit ◀de▶ s’adapter, ◀de▶ se « mettre au pas » spontanément, au point que rien ne passe plus ◀de▶ ce qu’on avait à dire.
Devant cette impuissance pratique à inscrire leurs pensées dans des actes, beaucoup ◀d’▶intellectuels s’inscrivent dans un parti et c’est là ce qu’ils appellent s’engager. Mais c’est, en fait, pour la plupart d’entre eux, une démission ◀de▶ ◀la▶ pensée, un alibi. Pour qu’une pensée soit efficace et douée ◀d’▶une vertu agissante, il ne suffit pas que ◀le▶ penseur s’achète une étiquette ou un insigne. Et cependant, s’il se tient seul dans ◀l’▶intégrité ◀de▶ ◀l’▶esprit, il fera figure ◀de▶ déserteur… Ainsi privés ◀de▶ guides spirituels, ◀les▶ jeunes gens qui ne se contentent pas ◀de▶ cultiver ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶absurde cherchent des chefs qui leur commandent ◀d’▶agir et ◀de▶ réussir n’importe quoi. ◀Le▶ « Führerprinzip » n’est pas mort avec celui qui lui donna son nom. Il se cherche, il se trouve d’autres « chefs bien-aimés »… Et là encore, ◀l’▶esprit totalitaire marque des points.
Tous ces maux, et tant ◀d’▶impuissance à y parer, n’ont pas manqué ◀de▶ provoquer dans ◀les▶ élites demeurées libérales une crise ◀de▶ pessimisme et ◀de▶ mauvaise conscience. Il semble que ◀l’▶idée ◀de▶ décadence, acclimatée avant ◀la▶ guerre par des penseurs aussi divers que Spengler, Valéry et Huizinga, se soit généralement substituée dans nos esprits à ◀l’▶idée ◀de▶ progrès automatique. Née ◀d’▶analyses et ◀de▶ pressentiments ◀de▶ nos défaillances internes, elle se voit confirmée et comme objectivée par ◀la▶ rapide élévation ◀de▶ deux empires extraeuropéens. Ce sont eux qui ont gagné ◀la▶ guerre, et non pas nous. Ce sont eux qui ont repris en charge ◀le▶ progrès et ◀la▶ foi au progrès. Et nous restons avec ◀l’▶héritage ◀d’▶une défaite, notre conscience inquiète et fatiguée, notre scepticisme lucide…
Il se peut que ◀le▶ portrait ◀de▶ ◀l’▶Europe que je viens ◀d’▶esquisser devant vous pèche par excès ◀de▶ pessimisme, et que plusieurs des rides que j’ai cru distinguer sur ◀le▶ visage spirituel du continent — je ne dis rien ◀de▶ son visage physique — ne trahissent qu’une fatigue temporaire. Je n’ignore pas que ◀l’▶autodénigrement, chez nous autres Européens, se confond trop souvent avec ◀le▶ sens critique. Je n’ignore pas que ◀l’▶indignation morale est un genre littéraire, dont ◀la▶ rhétorique fort ancienne peut entraîner à ◀l’▶injustice. Et qu’enfin, vis-à-vis des êtres que ◀l’▶on aime, il arrive qu’on manque ◀d’▶indulgence… Faisons ◀la▶ part ◀de▶ ces travers ou ◀de▶ ces exagérations. Il reste cependant un fait qui ne dépend à aucun degré ◀de▶ nos estimations ou jugements subjectifs : c’est que ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde s’est modifiée, qu’elle s’est même totalement renversée depuis ◀l’▶automne ◀de▶ 1939.
Avant cette guerre, ◀le▶ nom ◀d’▶Europe évoquait un foyer intense dont ◀le▶ rayonnement s’élargissait sur tous ◀les▶ autres continents. ◀L’▶Europe nous semblait donc plus grande qu’elle n’était. ◀D’▶où ◀l’▶effet ◀de▶ choc que produisit dans nos esprits, au lendemain ◀de▶ l’autre guerre, ◀la▶ phrase fameuse ◀de▶ Valéry sur ◀l’▶Europe « petit cap de l’Asie ». Aujourd’hui ◀l’▶Europe, vue ◀d’▶Amérique, et j’imagine aussi, vue ◀de▶ Russie, paraît plus petite que nature : physiquement resserrée entre deux grands empires dont ◀les▶ ombres immenses s’affrontent au-dessus ◀d’▶elle, rongée et ruinée sur ses bords, moralement refermée sur elle-même. Il y a plus. Nous voyons ◀l’▶Europe comme vidée, au profit ◀de▶ ces deux empires, ◀de▶ certaines ambitions, ◀de▶ certains rêves et ◀de▶ certaines croyances apparus sur son sol, et qui semblaient parfois définir son génie. Notre rêve du progrès par exemple — j’y faisais allusion tout à ◀l’▶heure — semble avoir évacué ◀l’▶Europe pour émigrer vers ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Russie. C’est une notion qui s’étiole chez nous ◀d’▶autant plus vite qu’elle grandit mieux ailleurs, chez ◀les▶ voisins où elle s’est transplantée. Et tout se passe comme si ◀l’▶excès où ils ◀la▶ portent et ◀l’▶abus qu’ils nous semblent en faire nous dégoûtaient ◀de▶ son usage normal.
Ainsi ◀de▶ bien d’autres notions ou ◀de▶ bien d’autres mythes engendrés par nos œuvres.
Ainsi ◀de▶ nos techniques industrielles, ◀de▶ nos machines, et ◀de▶ nos armes. Pendant des siècles ◀d’▶expansion irrésistible, impérialiste ou généreuse, ◀l’▶Europe a diffusé sur ◀la▶ planète, sans distinction, ses découvertes et ses utopies, ◀les▶ secrets mêmes ◀de▶ sa puissance, et ◀les▶ germes ◀de▶ ses maladies. Et tout cela, sur des terres plus fertiles, ou peut-être moins surveillées, a grandi hors de toutes proportions et nous apparaît aujourd’hui étrange, inhumain, menaçant. Ces notions et ces mythes qui nous reviennent ◀d’▶outre-Atlantique ou ◀d’▶outre-Oder, nous refusons ◀d’▶y reconnaître nos enfants. Leur exil en a fait des monstres à nos yeux.
Pourtant ◀le▶ capitalisme industriel et ◀le▶ libéralisme politique, qui ont fait fortune en Amérique, venaient ◀d’▶Europe ; comme en venaient ◀le▶ matérialisme dialectique, ◀la▶ technique révolutionnaire, et ◀l’▶idée ◀d’▶une justice sociale établie par ◀la▶ force aux dépens de ◀la▶ coutume, qui triomphent dans ◀l’▶empire des Soviets. Comme aussi ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ science appliquée qui régit dans ces deux pays ◀l’▶éducation ◀de▶ ◀l’▶enfant et ◀l’▶eugénique, ◀l’▶alimentation, ◀le▶ logement, et jusqu’à ◀la▶ morale, autrefois religieuse. Tout vient ◀d’▶Europe, tout cela fut nôtre à ◀l’▶origine.
Mais alors, comment et pourquoi ces créations européennes n’ont-elles pas connu en Europe leur plein succès ? Et comment et pourquoi, hors ◀d’▶Europe, ont-elles subi cette croissance gigantesque ? Pourquoi n’ont-elles produit chez nous ni tout leur bien, ni tout leur mal ?
C’est qu’en Europe, elles se trouvaient toujours en état ◀de▶ composition, tandis qu’ailleurs, pour ◀le▶ bien et ◀le▶ mal, elles se sont déployées sans frein ni contrepoids.
◀Le▶ capitalisme, chez nous, n’a jamais pu donner son plein, parce qu’il était sans cesse bridé et contrarié par ◀le▶ nationalisme, par ◀les▶ guerres, et par tous ◀les▶ barrages ◀de▶ douanes ou ◀de▶ coutumes que ◀l’▶Amérique ne connaît pas. Et de même ◀le▶ progrès social s’est vu bridé et contrarié par ◀la▶ tyrannie ◀de▶ ◀l’▶argent, dont ◀la▶ Russie nouvelle s’est libérée. Mais, en même temps, ◀le▶ capitalisme et ◀l’▶étatisme n’ont pas atteint chez nous leurs pires excès, parce qu’ils se trouvaient constamment retenus par des forces adverses, critiqués et remis en question soit au nom d’un passé encore vivant, soit au nom d’utopies plus virulentes. Cet état ◀de▶ complexité, ◀d’▶intrications et ◀de▶ contradictions, définit ◀l’▶équilibre humain qu’on nomme Europe. Il conditionne aussi notre culture. Et nous allons voir qu’il traduit, et parfois aussi qu’il trahit, ◀la▶ conception européenne ◀de▶ ◀l’▶homme.
Toute ◀la▶ question est ◀de▶ savoir si nous saurons maintenir cet équilibre malgré ◀l’▶attraction formidable qu’exercent sur nous, par leur masse, ◀le▶ colosse russe et ◀le▶ colosse américain, et malgré toutes ◀les▶ tentations que représentent leurs succès littéralement démesurés. Essayons ◀d’▶évaluer nos chances, dans ◀l’▶état ◀de▶ résistance morale diminuée où vient de nous laisser ◀la▶ guerre ◀d’▶Hitler.
Ces chances paraissent très faibles en vérité. ◀L’▶Europe a dominé ◀le▶ monde pendant des siècles par sa culture d’abord, dès ◀le▶ Moyen Âge, par sa curiosité et son commerce à ◀l’▶époque des grandes découvertes, par ses armes et son art ◀de▶ ◀la▶ guerre mis au service tantôt ◀de▶ ◀la▶ rapacité ◀de▶ telle nation ou ◀de▶ tel prince, tantôt ◀d’▶idéaux contagieux ; enfin par ses machines et par ses capitaux.
Mais voici que ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Russie viennent de lui ravir coup sur coup ◀les▶ machines et ◀les▶ capitaux, ◀les▶ idéaux contagieux et ◀les▶ armes, ◀le▶ grand commerce et jusqu’à ◀la▶ curiosité ◀de▶ ◀la▶ planète ! Tout cela dans ◀l’▶espace ◀de▶ trente ans, et sans retour possible, à vues humaines. Que nous reste-t-il donc en propre ? Un monopole unique : celui ◀de▶ ◀la▶ culture au sens ◀le▶ plus large du terme, c’est-à-dire : une mesure ◀de▶ ◀l’▶homme, un principe ◀de▶ critique permanente, un certain équilibre humain résultant ◀de▶ tensions innombrables. Cela on nous ◀le▶ laisse encore, et, à vrai dire, c’est ◀le▶ plus difficile à prendre ! Mais c’est aussi ◀le▶ plus difficile à maintenir en état ◀d’▶efficacité.
Or, il s’en faut ◀de▶ beaucoup que ◀les▶ Européens soient unanimes à tenir activement ◀le▶ parti ◀de▶ cette Europe, ◀de▶ ses complexités vitales, ◀de▶ sa culture. Une analyse sociologique assez grossière suffit à révéler dans tout ◀le▶ continent une sorte ◀de▶ clivage et un double tropisme. ◀Les▶ masses industrielles, dans leur partie active, regardent vers ◀la▶ Russie, et ◀les▶ grands hommes ◀d’▶affaires regardent vers ◀l’▶Amérique. À tort ou à raison — je n’en juge pas ici — ils s’imaginent que ces pays réalisent mieux que leur nation ce qu’ils attendent eux-mêmes ◀de▶ ◀la▶ vie. Ainsi, ce ne sont pas seulement ◀les▶ idéaux ◀de▶ progrès collectiviste ou ◀de▶ progrès capitaliste qui ont quitté notre continent, mais, à leur suite, ◀les▶ espoirs et ◀les▶ rêves des plus actifs d’entre nous ont émigré. ◀La▶ bourgeoisie, dans son ensemble, se contente ◀d’▶un double refus ◀de▶ ◀la▶ Russie et ◀de▶ ◀l’▶Amérique, se résigne à ◀la▶ décadence, ou ◀la▶ déplore mais sans faire mieux. Je ne vois plus, pour tenir vitalement aux conceptions et aux coutumes européennes, que deux classes par ailleurs tout opposées : ◀les▶ intellectuels non embrigadés d’une part, ◀les▶ provinciaux et campagnards ◀de▶ l’autre. C’est-à-dire ◀les▶ esprits ◀les▶ plus libérés, et ◀les▶ plus attachés aux préjugés locaux : ◀les▶ subversifs et ◀les▶ conservateurs par profession ou position.
Telle est, en gros, notre situation. Une Europe démoralisée par sa victoire douteuse sur Hitler, rétrécie et coincée entre deux grands empires, dépossédée par eux ◀de▶ presque tous ses monopoles et moyens ◀de▶ puissance, vidée ◀de▶ rêves et divisée non seulement par ◀l’▶esprit ◀de▶ faction, mais parce que beaucoup de ses habitants espèrent ailleurs, et dans deux directions opposées.
Je ◀le▶ répète, nos chances paraissent très faibles dans ◀l’▶ensemble, malgré ◀les▶ illusions ◀de▶ santé et ◀de▶ durée que peuvent encore entretenir dans nos vies certains îlots ◀d’▶inconscience routinière, et ◀l’▶image rassurante ◀de▶ deux ou trois pays, petits pays épargnés par ◀la▶ guerre.
Voici ◀le▶ moment ◀de▶ nous demander très sérieusement si, dans cette conjoncture plus que défavorable, il est bien légitime ◀de▶ s’obstiner, ◀de▶ parler ◀d’▶une défense de ◀l’▶Europe, ◀de▶ nous cramponner à ses restes, et même ◀d’▶appeler à son secours des forces jeunes. Posons-nous donc sans nul cynisme, mais avec sang-froid, cette question : notre tristesse et notre angoisse devant un héritage si compromis sont-elles valables et sont-elles justifiables ? Ou bien ne sont-elles rien ◀de▶ mieux que ◀les▶ sentiments égoïstes ◀d’▶un vieux propriétaire dépossédé qui pleure et rage sur ◀la▶ perte ◀d’▶un domaine, alors que ce domaine menace ruine par sa faute, et que ◀les▶ nouveaux acquéreurs vont en tirer un bien meilleur parti, pour ◀l’▶avantage du plus grand nombre ?
Que valent nos craintes ? Qu’avons-nous peur ◀de▶ perdre, en vérité ?
Cette même question, je sais plusieurs Européens qui se ◀la▶ posent en termes tout à fait urgents et familiers, quand ils se demandent si c’est ◀l’▶Europe ou ◀l’▶Amérique qu’il leur faut souhaiter pour leurs enfants. Car nous pensons à notre Europe comme à un « Vaterland », pays des pères, mais ◀l’▶Amérique, ou ◀la▶ Russie, ne serait-ce pas ce « Kinderland » qu’appelait Nietzsche ◀de▶ ses vœux ? Ce n’est pas assez ◀de▶ donner des ancêtres à ses enfants ; ils ont besoin ◀d’▶un avenir aussi. Et ◀de▶ quel droit sacrifierais-je leurs espoirs à mes souvenirs ?
En défendant ◀l’▶Europe, il s’agit donc ◀de▶ savoir si nous défendons plus et mieux que ◀de▶ belles ruines, des préjugés sociaux, et des habitudes ◀de▶ culture périmées, ou peut-être perverses, comme ◀le▶ pensent et ◀le▶ disent nos voisins.
Je songe à ces enfants, et j’essaie ◀de▶ mêler à ◀la▶ vision ◀de▶ leur avenir ◀la▶ vision ◀d’▶une Europe réduite à ◀l’▶état ◀de▶ musée plus ou moins bien tenu, ou au contraire ◀la▶ vision ◀d’▶une Europe qui aurait cédé aux tentations ◀d’▶un bonheur étranger à son génie, une Europe américanisée — ce serait par goût — soviétisée — ce serait par contrainte — dans ◀les▶ deux cas colonisée. Un musée ou une colonie… autant dire : une Europe absente… Imaginons ◀le▶ monde heureux, prospère, et puissamment organisé autour de cette absence insensible au grand nombre. Qu’y perdrait ◀le▶ monde ? Qu’y perdraient nos enfants ?
Alors paraît comme dénudée par ces questions une réponse évidente et simple. Elle tient dans un très petit mot, vague et poignant : c’est ◀le▶ mot « âme ». ◀L’▶Europe absente, démissionnaire, colonisée, c’est un certain sens ◀de▶ ◀la▶ vie, une certaine conscience ◀de▶ ◀l’▶humain, oui, ◀l’▶âme ◀d’▶une civilisation qui serait perdue, perdue pour tous et non seulement pour nous ! Ce n’est donc pas au nom de je ne sais quel nationalisme européen qu’il nous faut défendre ◀l’▶Europe, mais au seul nom ◀de▶ ◀l’▶humanité ◀la▶ plus consciente et ◀la▶ plus créatrice ◀de▶ ◀l’▶homme.
On contestait l’autre jour, ici même, ◀l’▶existence ◀d’▶un esprit européen, et c’était un appel, nous ◀l’▶avons tous compris. C’est un point de vue qui se définit comme une position polémique à ◀l’▶intérieur du champ que ◀l’▶on observe. Mais si maintenant nous regardons ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde, ce changement ◀de▶ point de vue va nous faire voir une très solide réalité spirituelle.
S’il est vrai que ◀l’▶Europe, jusqu’à ce siècle, ne s’est guère sentie et conçue comme un tout, comme un corps organisé, c’est surtout parce qu’elle n’avait pas ◀l’▶occasion ◀de▶ se comparer, ◀de▶ s’opposer et ◀de▶ se définir ; elle était seule et reine ◀de▶ ◀la▶ planète. Mais en 1946, elle se voit affrontée à deux empires. Du même coup elle ressent son unité et ◀la▶ définit par contraste comme celle ◀d’▶une conception ◀de▶ ◀l’▶homme.
Esquissons cette comparaison entre ◀l’▶Europe et ◀les▶ nouveaux empires qui se désignent typiquement par des lettres et presque ◀les▶ mêmes : US d’une part, URSS ◀de▶ l’autre. Nous distinguerons d’abord deux conceptions divergentes et peut-être antagonistes ◀de▶ ◀la▶ nature ou ◀de▶ ◀la▶ condition ◀de▶ ◀l’▶homme. À ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ religion, ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ morale européennes, il y a ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ contradiction, du déchirement fécond, du conflit créateur. Il y a ce signe ◀de▶ contradiction par excellence qui est ◀la▶ ◀croix▶. Au contraire, à ◀l’▶origine des deux empires nouveaux, il y a ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶unification ◀de▶ ◀l’▶homme lui-même, ◀de▶ ◀l’▶élimination des antithèses, et du triomphe ◀de▶ ◀l’▶organisation bien huilée, sans histoire, et sans drame. Il s’ensuit que ◀le▶ héros européen sera ◀l’▶homme qui atteint, dramatiquement, ◀le▶ plus haut point ◀de▶ conscience et ◀de▶ signification : ◀le▶ saint, ◀le▶ mystique, ◀le▶ martyr. Tandis que ◀le▶ héros américain ou russe sera ◀l’▶homme ◀le▶ plus conforme au standard du bonheur, celui qui réussit, celui qui ne souffre plus parce qu’il est parfaitement adapté. ◀L’▶homme exemplaire, pour nous, c’est ◀l’▶homme exceptionnel, c’est ◀le▶ grand homme ; pour eux, c’est au contraire ◀l’▶homme moyen, ◀le▶ common man, base ou produit des statistiques. Pour nous, ◀l’▶homme exemplaire, c’est ◀le▶ plus haut exemple ; pour eux, c’est ◀l’▶exemplaire ◀de▶ série. Ces deux sens du mot « exemplaire » nous livrent ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶opposition que je voudrais vous faire sentir.
Pour eux ◀la▶ vie se résume en deux opérations : production et consommation. Tout leur effort est donc ◀de▶ ◀les▶ équilibrer, ◀de▶ ◀les▶ faire jouer sans à-coup ; et ◀le▶ produit ◀de▶ cet équilibre sera ◀le▶ bonheur inévitable, obligatoire. Pour nous, ◀la▶ vie résulte ◀d’▶un conflit permanent, et son but n’est pas ◀le▶ bonheur, mais ◀la▶ conscience plus aiguë, ◀la▶ découverte ◀d’▶un sens, ◀d’▶une signification, fût-ce dans ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀la▶ passion, fût-ce dans ◀l’▶échec. Ils visent à ◀l’▶inconscience heureuse, et nous à ◀la▶ conscience à n’importe quel prix. Ils veulent ◀la▶ vie, nous des raisons ◀de▶ vivre, même mortelles.
Voilà pourquoi ◀l’▶Européen typique sera tantôt un révolutionnaire ou un apôtre, un amant passionné ou un mystique, un polémiste ou un guerrier, un maniaque ou un inventeur. Son bien et son mal sont liés, inextricablement et vitalement. ◀L’▶Européen connaît donc ◀la▶ valeur essentielle des antagonismes, ◀de▶ ◀l’▶opposition créatrice, tandis que ◀l’▶Américain et ◀le▶ Russe soviétique considèrent ◀l’▶existence ◀de▶ ◀l’▶opposition comme ◀l’▶indice ◀d’▶un mauvais fonctionnement, qu’il faut éliminer doucement ou brutalement pour arriver à ◀l’▶unanimité, à ◀l’▶homogène. Et ◀les▶ uns ◀l’▶obtiendront par ◀la▶ publicité, ◀le▶ cinéma, ◀la▶ production ◀de▶ série, et ◀les▶ autres par des moyens un peu moins souples, comme on sait, mais ◀les▶ résultats se ressemblent et se ressembleront de plus en plus.
Pour illustrer ◀le▶ contraste que je viens ◀d’▶esquisser ◀d’▶une manière un peu trop schématique et abstraite entre ◀l’▶Européen, d’une part, ◀l’▶Américain et ◀le▶ Soviétique, ◀de▶ l’autre, je n’ai pas à chercher bien loin. Je prendrai simplement ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶entreprise qui nous rassemble ici. En Amérique, je pense que ces rencontres seraient un four, ou un flop, comme ils disent. ◀La▶ diversité ◀de▶ nos points de vue inquiéterait ◀l’▶auditeur plus qu’elle ne ◀l’▶intéresserait. ◀L’▶Américain moyen demande une solution qu’il puisse appliquer en sortant, là où nous cherchons avant tout un approfondissement ◀de▶ ◀la▶ conscience. En Russie, je ne crois pas être injuste en affirmant que ces rencontres seraient simplement interdites, ou conduiraient leurs malheureux initiateurs sur ◀le▶ banc des aveux spontanés. Et je ne dis pas que ◀l’▶Américain et ◀le▶ Russe n’aient quelques bonnes raisons ◀de▶ se comporter ainsi, je dis seulement que leurs raisons ne sont pas celles ◀de▶ ◀la▶ culture ; que ◀la▶ culture suppose ◀la▶ libre discussion, en vue ◀d’▶un engagement plus authentique au service ◀d’▶une plus large vérité ; que telle est bien ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶Europe, et que ◀l’▶Europe existe au plus haut point, comme entité spirituelle, dans ◀les▶ diversités qui s’expriment ici, à Genève, dans notre rencontre.
Ainsi donc, ◀la▶ confrontation ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ces deux filles parfois ingrates du plus grand Occident nous suggère une formule ◀de▶ ◀l’▶homme typiquement européen : c’est ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ contradiction, ◀l’▶homme dialectique par excellence. Nous ◀le▶ voyons, dans ses plus purs modèles, crucifié entre ces contraires qu’il a d’ailleurs lui-même définis : ◀l’▶immanence et ◀la▶ transcendance, ◀le▶ collectif et ◀l’▶individuel, ◀le▶ service du groupe et ◀l’▶anarchie libératrice, ◀la▶ sécurité et ◀le▶ risque, ◀les▶ règles du jeu qui sont pour tous et ◀la▶ vocation qui est pour un seul. Crucifié, dis-je, car ◀l’▶homme européen, en tant que tel, n’accepte pas ◀d’▶être réduit à l’un ou à l’autre de ces termes. Mais il entend ◀les▶ assumer et consister dans leur tension, en équilibre toujours menacé, en agonie perpétuelle. Cette agonie, littéralement : cette lutte, consomme des énergies immenses. Et c’est pour cette raison qu’elle prévient parmi nous ◀les▶ entreprises et ◀les▶ plans gigantesques que nous voyons proliférer ailleurs. D’autre part, elle a pour effet ◀de▶ concentrer sur ◀l’▶homme lui-même, créateur ou victime ◀de▶ ces tensions, ◀l’▶effort principal ◀de▶ ◀l’▶esprit. Européenne sera donc, typiquement, ◀la▶ volonté ◀de▶ rapporter à ◀l’▶homme, ◀de▶ mesurer à ◀l’▶homme toutes ◀les▶ institutions. Cet homme ◀de▶ ◀la▶ contradiction (s’il ◀la▶ domine en création) c’est celui que j’appelle ◀la▶ personne. Et ces institutions à sa mesure, à hauteur ◀d’▶homme, traduisant dans ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ culture, comme dans ◀les▶ structures politiques, ◀les▶ mêmes tensions fondamentales, je ◀les▶ nommerai : fédéralistes.
Ici, mesdames et messieurs, s’ouvre béante devant moi, ◀la▶ tentation ◀de▶ me lancer dans une série ◀de▶ définitions philosophiques ◀de▶ ces deux termes : ◀la▶ personne et ◀le▶ fédéralisme. Cette manière ◀d’▶apparence rigoureuse s’autoriserait trop facilement ◀d’▶une certaine tradition européenne, non ◀la▶ meilleure. Je préfère emprunter, pour un moment, à nos voisins américains leurs méthodes pragmatiques, et à nos voisins soviétiques leur sens aigu des implications politiques ◀de▶ toute pensée, même gratuite ◀d’▶apparence. Demandons-nous ce que nous avons à faire pour maintenir et pour illustrer ◀les▶ valeurs propres ◀de▶ ◀l’▶Europe. Ce sera peut-être un bon moyen ◀de▶ ◀les▶ définir dans ◀l’▶actuel. Sauver ◀l’▶Europe — c’est simple à dire vraiment — sauver ◀l’▶Europe, c’est pratiquement, et aujourd’hui, empêcher à tout prix ◀la▶ guerre. Et c’est aussi rendre inutiles ◀les▶ mitraillettes ◀de▶ ◀la▶ révolution et ◀les▶ fusillades massives. (Je ne dis pas — notez-◀le▶ bien — empêcher ◀les▶ révolutions que ◀l’▶on constate nécessaires, mais au contraire ◀les▶ faire ◀d’▶une manière non sanglante, car ◀l’▶Europe ne peut pas s’offrir des destructions supplémentaires.) Et je sais trop bien ce que certains vont me dire : que je fais là ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀la▶ réaction, selon ◀l’▶expression consacrée — mais c’est faux ! C’est au contraire cette mauvaise foi en service commandé, dont j’ai déjà parlé, qui fait ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀la▶ réaction en écœurant par sa tactique ceux qui se dévouent à ◀la▶ cause ◀de▶ ◀la▶ justice économique.
Empêcher ◀les▶ guerres à tout prix… Or, ◀les▶ guerres et ◀les▶ révolutions, contrairement à ce que pensent beaucoup de bourgeois, sont initiées et déclenchées par ◀les▶ élites, ou par quelques meneurs et malmeneurs qui usurpent ◀la▶ charge des élites lorsque celles-ci négligent ◀de▶ ◀l’▶exercer. ◀Les▶ guerres ni ◀les▶ révolutions ne sont jamais initiées ni déclenchées par ◀les▶ masses, car ◀les▶ masses comme telles n’ont cerveau ni main, ni par suite faculté ◀de▶ décision. C’est donc sur ◀les▶ élites qu’il importe ◀d’▶agir. Ce sont elles que ◀l’▶on peut utilement éveiller à ◀la▶ claire conscience des causes des guerres civiles et nationales, et des moyens ◀d’▶y remédier.
Or ces causes, nous allons ◀les▶ retrouver, précisément, dans cette même agonie permanente dont on vient de voir qu’elle est ◀la▶ condition ◀de▶ ◀l’▶homme européen, ◀la▶ source vive ◀de▶ sa grandeur et ◀de▶ sa spiritualité. Voilà ◀le▶ drame.
◀La▶ personne, en effet, c’est en chacun ◀de▶ nous ◀le▶ conflit permanent entre ◀la▶ liberté et ◀la▶ vocation d’une part, et, d’autre part, ◀l’▶engagement dans ◀les▶ réalités sociales. C’est un combat. Mais voici ◀le▶ paradoxe : dès que ce combat se relâche à l’intérieur de ◀la▶ personne, nous avons ◀la▶ guerre au-dehors. Je m’explique.
Quand ◀l’▶homme se considère seulement sous ◀l’▶aspect ◀de▶ ses libertés, ou ◀de▶ ses droits individuels, comme ◀le▶ firent ◀les▶ requins capitalistes du siècle dernier, il crée dans ◀la▶ cité une anarchie. Cette anarchie ne tarde pas à provoquer une réaction collectiviste. À ◀l’▶excès ◀de▶ liberté chez ◀les▶ individus, répond mécaniquement un excès ◀d’▶étatisme. Qui veut faire ◀l’▶ange, ou ◀le▶ démon, fait ◀la▶ bête et voici qu’on ◀l’▶enferme aujourd’hui dans ◀la▶ cage du Parti ou ◀de▶ ◀l’▶État. À vrai dire, il ne ◀l’▶a pas volé !
◀Le▶ bon moyen ◀d’▶éviter des excès ◀d’▶engagement dans ◀le▶ Parti, ◀d’▶oppression par ◀l’▶État, ce n’est pas du tout ◀de▶ prêcher ce qu’on appelle un « individualisme ». C’est, au contraire, au nom de ◀la▶ personne, ◀de▶ prêcher ◀l’▶engagement personnel, libre, efficace et constamment critique. Et je ne dis pas cela dans ◀l’▶abstrait ; j’ai en vue des exemples précis.
Appelons totalitaire, ou soviétique, ◀la▶ déviation collectiviste. Ce que je lui oppose ici, ce n’est nullement ◀l’▶excès inverse ◀de▶ ◀l’▶anarchie et du capitalisme libéral, mais bien cette morale civique, cet équilibre, sans cesse rajusté, entre ◀la▶ liberté et ◀l’▶engagement, dont s’honorent en Europe ◀les▶ pays dominés par ◀l’▶influence protestante. Si nous nous demandons, en effet, quels sont ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe qui « marchent ◀le▶ mieux », nous constatons que ce sont sans contredit : ◀la▶ fédération suisse, et ◀les▶ royaumes démocratiques et socialistes du Nord, Scandinavie, Hollande et Grande-Bretagne.
Parce qu’ils ont su devenir, en toute liberté, ◀les▶ plus sociaux, ils sont aussi ◀les▶ moins touchés, ◀les▶ moins tentés par ◀le▶ collectivisme autoritaire.
Sur le plan ◀de▶ ◀la▶ personne, et du civisme donc, ◀la▶ déviation vers ◀l’▶anarchie d’une part, ◀la▶ déviation vers ◀l’▶étatisme d’autre part, conduisent identiquement et fatalement aux réactions sanglantes des guerres civiles, et, par suite, quel que soit ◀le▶ vainqueur, aux dictatures.
Or il n’en va pas autrement sur le plan ◀de▶ ◀la▶ communauté et ◀de▶ ◀la▶ politique des nations. Ici, ◀l’▶équilibre vivant doit s’établir entre ◀les▶ groupes divers et ◀la▶ nation unie, puis entre ◀les▶ nations diverses et ◀l’▶Europe ; puis entre ◀l’▶Europe et ◀le▶ monde. À tous ◀les▶ degrés, nous retrouvons ◀les▶ mêmes tentations opposées, et par suite ◀les▶ mêmes causes ◀de▶ guerre, dès que l’un des éléments en équilibre faiblit, ou se voit écrasé et absorbé par l’autre. ◀La▶ volonté ◀d’▶unification nationale à la manière d’un Louis XIV, plus tard à la manière des jacobins, provoque inévitablement ◀le▶ raidissement, puis ◀la▶ révolte des groupes locaux dont on exige ◀le▶ suicide. C’est ◀la▶ volonté ◀d’▶unifier qui provoque leur refus ◀de▶ s’unir, c’est elle qui excite en eux ◀la▶ volonté morbide ◀de▶ s’enfermer dans leur différence essentielle. Cet impérialisme intérieur ne manque jamais ◀de▶ s’exalter à son tour en impérialisme tout court. Un gouvernement totalitaire sera toujours impérialiste, c’est une loi que je signale en passant. ◀La▶ volonté qui possède Bonaparte ◀d’▶unifier ◀l’▶Europe au mépris des diversités nationales provoquera, sous Napoléon, ◀la▶ naissance des nationalismes. Telle est ◀la▶ cause ◀de▶ presque toutes nos guerres. J’ai dit, et je ne ◀le▶ répéterai jamais assez, qu’il faut voir dans ◀le▶ nationalisme ◀la▶ maladie européenne, ◀l’▶anti-Europe par excellence. Je compare ◀le▶ nationalisme à une espèce ◀de▶ court-circuit dans ◀la▶ tension normale qu’il s’agit ◀de▶ maintenir entre ◀le▶ particulier et ◀le▶ général. D’une part, en effet, ◀le▶ nationalisme écrase ◀les▶ diversités vivantes, sous prétexte ◀d’▶unification, et alors on ne saurait plus parler ◀d’▶union, puisqu’il n’y a plus rien à unir. D’autre part, il déclare souveraine ◀la▶ nation unifiée ◀de▶ ◀la▶ sorte, qui se conduit alors vis-à-vis de ◀l’▶Europe comme un groupe absolutisé, comme un vulgaire individu dont ◀la▶ prétendue liberté ne connaît plus aucun scrupule. De même, on vit Hitler, on voit Staline, écraser ◀les▶ partis à ◀l’▶intérieur, puis se comporter vis-à-vis de ◀l’▶Occident, en tant que nation, comme ◀le▶ parti ◀le▶ plus irréductible.
◀Le▶ fédéralisme, au contraire, veut unir et non pas unifier. Et justement parce qu’il respecte à ◀l’▶intérieur ◀d’▶une nation ◀la▶ riche diversité des groupes, il est prêt à s’ouvrir à des unions plus vastes. Il ◀les▶ appelle, il ◀les▶ espère, il fait tout pour ◀les▶ amorcer, par ◀la▶ vertu ◀de▶ ◀l’▶exemple vécu.
Telle est ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶Europe, et telles sont ses deux maladies, contradictoires en apparence, mais également provocatrices ◀de▶ guerre. Cette santé et ces maladies se définissent respectivement comme ◀les▶ états ◀d’▶équilibre ou ◀de▶ relâchement ◀d’▶une seule et même tension fondamentale, ◀d’▶une condition profondément et vitalement contradictoire ◀de▶ ◀l’▶homme. Et c’est pourquoi ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶Europe et des élites qui portent ◀la▶ conscience ◀de▶ cette Europe, m’apparaît dans un double office ◀de▶ vigilance et ◀d’▶invention.
◀Le▶ trésor ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est son idée ◀de▶ ◀l’▶homme. Mais c’est un trésor explosif, ◀d’▶où ◀la▶ nécessité ◀d’▶une vigilance ardente autour de cette notion centrale ◀de▶ ◀la▶ personne, car ses déviations perpétuelles vers ◀l’▶individu sans devoirs ou vers ◀le▶ militant sans droits sont ◀les▶ vraies causes ◀de▶ nos malheurs sociaux. Et notre second office est ◀l’▶invention ◀de▶ structures politiques du type fédéraliste, seules créatrices ◀de▶ paix et seules capables ◀de▶ sauvegarder ◀la▶ liberté dans ◀l’▶ordre.
Après tout, c’est ◀l’▶Europe qui a sécrété ce contagieux nationalisme, c’est à elle ◀d’▶inventer son antidote. Elle est seule en mesure ◀de▶ ◀le▶ faire à cause de ses diversités ; et ◀de▶ ◀le▶ faire non seulement pour son salut, mais pour celui ◀de▶ ◀la▶ paix du monde entier.
Mesdames et messieurs, si ◀les▶ descriptions pessimistes ◀de▶ ◀l’▶Europe auxquelles je me suis livré en débutant sont exactes, il peut paraître assez étrange ◀de▶ parler après cela ◀d’▶une vocation ◀de▶ ◀l’▶Europe. Pour exercer une vocation, il faut d’abord être vivant, il faut survivre. Or ◀l’▶Europe démoralisée, coincée entre deux grands empires, minée par son propre génie et par ◀l’▶abus ◀de▶ ses vertus bien plus encore que par ses vices, ◀l’▶Europe a-t-elle des chances ◀de▶ vivre encore assez pour qu’il ne soit pas utopique ◀d’▶envisager sa fonction dans ◀le▶ monde, son avenir et le nôtre en elle ?
Pour ma part, j’entretiens une croyance toute mystique au sujet de ◀la▶ vocation. Je crois qu’un être est maintenu en vie par ◀la▶ vie même ◀de▶ sa vocation, et qu’il tombe bientôt lorsqu’elle est accomplie. Or, notre vocation européenne me paraît encore loin ◀d’▶être accomplie… Mais cette raison irrationnelle ◀de▶ croire à nos chances ◀de▶ durée, ne peut ni ne doit nous suffire. J’en indiquerai rapidement quelques autres, et ce sera ma conclusion.
Une raison toute physique, géographique d’abord : ◀l’▶Europe, cette Grèce agrandie, est un continent cloisonné, et par nature diversifié, impropre donc et même rebelle aux planifications sur table rase que ◀l’▶Amérique, et surtout ◀la▶ Russie — ces deux grandes plaines ◀d’▶un seul tenant — peuvent se permettre ◀d’▶expérimenter.
Ma deuxième raison est ◀d’▶ordre psychologique. Malgré tout, je veux dire malgré ◀la▶ contagion des mystiques totalitaires, qui affecte une certaine part ◀de▶ nos esprits, ◀l’▶Europe garde encore ◀l’▶apanage du scepticisme et ◀de▶ ◀l’▶esprit critique. ◀Les▶ Églises, autrefois, ◀les▶ redoutaient ; je pense qu’elles doivent aujourd’hui ◀les▶ nourrir, si cet esprit critique, ce scepticisme, s’appliquent aux mystiques ◀de▶ ◀l’▶État et du Parti divinisé, aux idéaux purement profanes et séculiers que nous proposent ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA.
Vis-à-vis de ces mystiques et ◀de▶ ces idéaux, c’est notre sens ◀d’▶un absolu qui dépasse ◀l’▶homme et son bonheur, c’est notre sens du transcendant, précisément, c’est notre foi, qui doit faire ◀de▶ nous des douteurs et des objecteurs ◀de▶ conscience. Cependant que notre sens ◀de▶ ◀l’▶équilibre humain nous invite à remettre à leur place ces prétentions divinisées, et à ◀les▶ taxer sobrement, non sans humour à ◀l’▶occasion. J’ai souvent proposé cette petite parabole à mes amis américains « Vous croyez, leur disais-je, que ◀le▶ plus grand est nécessairement ◀le▶ meilleur. Et que ◀l’▶on peut impunément multiplier n’importe quoi par dix ou cent. Vous oubliez ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme. Si, par exemple, vous multipliez par dix toutes ◀les▶ dimensions ◀d’▶une maison, vous ne pourrez plus gravir ◀les▶ escaliers ni vous asseoir dans ◀les▶ fauteuils… »
Ma troisième raison ◀d’▶espérer, ce sont ◀les▶ crises qu’il faut prévoir dans ◀les▶ deux empires du succès. Leurs plans, en effet, sont fondés sur une méconnaissance voulue, systématique, ◀de▶ ◀la▶ complexité ◀de▶ ◀l’▶homme total. Ils ne sont que des expériences, et ◀le▶ propre ◀d’▶une expérience est ◀de▶ rater neuf fois sur dix.
Je pense aux crises économiques qui menacent constamment ◀l’▶Amérique. Celle ◀de▶ 1930 eut pour effet ◀de▶ ◀la▶ réveiller, ◀de▶ ◀l’▶humaniser, et par là même ◀de▶ ◀la▶ rapprocher ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Je pense surtout à ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶URSS. Que ◀l’▶on soit sympathique ou non à ◀l’▶expérience ◀de▶ dictature si brillamment conduite jusqu’ici par ◀les▶ hiérarques soviétiques, il faut bien constater qu’ils ont contre eux beaucoup de réalités humaines, qui gênent ◀l’▶exécution ◀de▶ leurs plans rationnels. Il faut bien constater que presque tout ◀les▶ gêne : ◀l’▶esprit critique ◀les▶ gêne, ◀les▶ différences individuelles ◀les▶ gênent, ◀l’▶opinion libre et ◀la▶ presse ◀les▶ gênent, et ◀les▶ partis — surtout ◀de▶ gauche, et ◀l’▶imprévu ◀de▶ ◀l’▶invention dans ◀les▶ arts ou ◀de▶ ◀la▶ découverte dans ◀les▶ sciences, et ◀l’▶insouciance et ◀l’▶inquiétude, et ◀l’▶humour et ◀l’▶esprit ◀de▶ révolte, et ◀le▶ scepticisme rationnel autant que ◀la▶ foi religieuse — et c’est à tel point qu’on se demande si ce qui ◀les▶ gêne ◀le▶ plus n’est pas simplement ◀l’▶homme, dans son humanité rebelle aux chiffres, ◀l’▶homme en soi — ◀l’▶éternel résistant !
Or, ◀l’▶Europe, et c’est là sa grandeur, a justement vécu ◀de▶ toutes ces choses gênantes, elle s’arrange à merveille ◀de▶ leur complexité ; elle y voit même ◀la▶ saveur ◀de▶ ◀la▶ vie !
Tout cela va compter — à la longue. Un beau jour, il n’est pas impossible, il est même probable, et c’est là mon espoir, que ◀les▶ Russes, comme ◀les▶ Américains, viendront s’enquérir auprès de nous des secrets ◀de▶ notre désordre et ◀de▶ nos ordres — sinon eux du moins leurs enfants.
Un dernier trait : ◀l’▶Europe, surtout si on ◀la▶ compare aux deux empires séparés ◀d’▶elle, et que je nomme ◀les▶ deux empires sans précédent — ◀l’▶Europe est ◀la▶ patrie ◀de▶ ◀la▶ mémoire. Elle est même, pratiquement, ◀la▶ mémoire du monde, ◀le▶ lieu du monde où ◀l’▶on conserve et reproduit ◀les▶ plus vieux documents des races humaines, et non seulement dans ◀les▶ musées et bibliothèques mais dans ◀les▶ mœurs et ◀les▶ coutumes aussi, dans ◀les▶ habitudes du langage et dans ◀l’▶intimité des relations humaines. Voilà pourquoi ◀l’▶Europe a toutes ◀les▶ chances ◀de▶ rester ◀la▶ patrie ◀de▶ ◀l’▶invention — alors que ◀les▶ empires sans précédent, sans tradition, s’épuiseront à redécouvrir ce que nous savons depuis des siècles, ce qui nous permet donc ◀d’▶aller plus loin. Ainsi ◀l’▶Europe construit des églises modernes, en verre et en ciment armé, tandis que ◀l’▶Amérique en est encore à bâtir des églises en gothique neuf.
C’est parce que ◀l’▶Europe est ◀la▶ mémoire du monde qu’elle ne cessera pas ◀d’▶inventer. Elle restera ◀le▶ point ◀de▶ virulence extrême ◀de▶ ◀la▶ création spirituelle, ce coin du monde où ◀l’▶homme a su tirer ◀de▶ lui-même ◀les▶ utopies ◀les▶ plus transformatrices et ◀les▶ plus riches ◀d’▶avenir, pour tous ◀les▶ autres hommes ◀de▶ ◀la▶ planète.
Mais, riches ◀d’▶avenir… oui, s’il est un avenir, non seulement pour ◀l’▶Europe, mais pour ◀le▶ monde.
Dans une certaine mesure, qui est celle du réalisme politique, et il fallait tout de même que ce fût dit ici, ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶avenir du monde se résume dans ce simple dilemme : ◀la▶ Planète unie ou ◀la▶ Bombe.
Et je veux dire :
Si ◀les▶ États-Unis et ◀la▶ Russie ne s’entendent pas, si ◀la▶ guerre atomique éclate, il n’y a plus ◀de▶ problème ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀d’▶une façon plus générale, il n’y a peut-être plus ◀de▶ problème ◀de▶ ◀l’▶ici-bas, mais seulement du jugement dernier — et je n’en dirai rien, n’y pouvant rien.
Mais dans une large mesure aussi, ◀l’▶avenir du monde dépend ◀de▶ ◀l’▶attitude ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀de▶ son pouvoir ◀d’▶invention. Ici, point ◀de▶ malentendu !
Ne demandons pas ◀l’▶instauration ◀d’▶une fédération européenne pour que se crée un troisième bloc, un bloc-tampon, ou un bloc opposé aux deux autres. Ce ne serait rien résoudre, et, au contraire, ce serait exalter ◀le▶ nationalisme aux dimensions continentales. Ce qu’il nous faut demander, et obtenir, nous tous, c’est que ◀les▶ nations européennes s’ouvrent d’abord ◀les▶ unes aux autres, suppriment sur tous ◀les▶ plans frontières et visas, renoncent au dogme meurtrier ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue, créant ainsi une attitude nouvelle, une confiance — ouvrant ◀l’▶Europe au monde, du même coup. Ce qu’il nous faut demander et obtenir — obtenir ◀de▶ nous-mêmes tout d’abord — c’est que ◀le▶ génie ◀de▶ ◀l’▶Europe découvre, et qu’il propage, ◀les▶ antitoxines des virus dont il a infesté ◀le▶ monde entier.
Il n’y a ◀de▶ fédération européenne imaginable qu’en vue ◀d’▶une fédération mondiale. Il n’y a ◀de▶ paix et donc ◀d’▶avenir imaginable que dans ◀l’▶effort pour instaurer un vrai gouvernement mondial. Et ◀le▶ monde, pour ce faire, a besoin ◀de▶ ◀l’▶Europe, j’entends ◀de▶ son esprit critique autant que ◀de▶ son sens inventif.
◀La▶ pensée du monde, c’est ◀l’▶Europe. Et s’il s’agit vraiment ◀de▶ penser, que penser ◀d’▶autre pour ◀la▶ paix, je vous ◀le▶ demande, qu’un idéal fédératif mondial ?
C’est pourquoi, sans reculer devant ◀l’▶apparence ◀d’▶un calembour, mais qui formule non sans bonheur, je crois, ◀l’▶attitude ◀d’▶engagement et ◀de▶ solidarité qui doit ici nous inspirer, je dirai, songeant à ◀l’▶Europe et à sa vocation mondiale, et je vous invite à ◀le▶ dire avec moi :
Je pense, donc j’en suis !
◀Les▶ Rencontres internationales ◀de▶ Genève marquèrent un premier réveil ◀de▶ ◀la▶ conscience européenne, au lendemain ◀d’▶une victoire humiliée.
◀L’▶Europe passait alors — 1946 — par une crise ◀de▶ découragement sans précédent dans son histoire. Littéralement, elle ne se sentait plus, entre ◀les▶ deux empires grondant l’un contre l’autre. ◀Les▶ intellectuels réunis à Genève se frappaient ◀la▶ poitrine en son nom. Karl Jaspers, applaudi par tous ceux qui m’avaient à l’envi reproché je ne sais quel orgueil occidental, prônait une Europe neutre et cherchant son salut — mais quel salut ? — « dans son impuissance même »…1
Tant de discours ◀d’▶un ton presque posthume sur ◀la▶ « crise ◀de▶ ◀l’▶esprit européen » produisirent néanmoins cet effet principal ◀de▶ mettre en évidence, non sans éclat, ◀l’▶existence ◀d’▶un esprit européen, seule base sérieuse ◀de▶ ◀la▶ fédération dont quelques-uns se risquaient à parler.
C’est ainsi que s’institua, au cours des mois qui suivirent ◀les▶ Rencontres, un débat général sur ◀l’▶Europe et sa situation, jugée désespérée. Cette époque ◀de▶ prise de conscience fut aussi celle du « double refus ». Il semblait que ◀l’▶Europe ne pût se concevoir qu’en s’opposant à ce qu’elle redoutait. Et, tandis que ◀les▶ défaitistes cédaient aux tentations ◀d’▶une fausse symétrie entre ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA, et s’enfermaient dans un nationalisme purement verbal et négatif, d’autres tentaient ◀de▶ transformer ◀la▶ double négation en une affirmation. ◀D’▶où ◀le▶ bref article qui suit.
Choisir ◀l’▶Europe
◀Les▶ uns nous disent que ◀le▶ choix est fatal entre ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA, et ◀les▶ autres refusent ◀le▶ choix, parce qu’il mènerait fatalement à ◀la▶ guerre. Pour les premiers, ◀l’▶Europe n’est plus rien par elle-même et devrait s’attacher au plus vite soit au bloc russe soit au dollar américain. Mais les seconds proclament qu’ils ne choisiront pas entre ◀la▶ peste et ◀le▶ choléra, et qu’ils tiennent ◀la▶ balance égale entre ◀le▶ refus du stalinisme et ◀le▶ refus ◀de▶ « ◀l’▶américanisme », cette fausse fenêtre pour ◀la▶ symétrie. Tel est ◀le▶ dialogue qui se poursuit depuis des mois : choisir ou non entre ◀les▶ blocs. Tout cela repose sur ◀l’▶idée simple que nous sommes pris entre deux grands empires également impérialistes, également avides ◀de▶ nous coloniser, donc également dangereux pour nous.
Avons-nous bien regardé ◀les▶ faits ? Existe-t-il vraiment deux blocs ?
Une première différence saute aux yeux, quand on compare ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶URSS et celui des États-Unis dans notre monde : c’est que nous avons chez nous un parti stalinien, qui prend ses ordres à Moscou, mais aucun parti trumanien qui voterait selon des directives envoyées par ◀la▶ Maison-Blanche. Autrement dit, ◀l’▶URSS est présente dans toute ◀l’▶Europe aux élections et dans ◀les▶ parlements, elle a ses troupes disciplinées, elle fait sa politique jusque dans nos communes ; tandis que ◀les▶ USA n’ont que des sympathies, point ◀de▶ propagande organisée, aucun moyen ◀de▶ donner des ordres à nos masses ou à leurs députés. ◀L’▶URSS possède une doctrine très précise dont elle se sert comme ◀d’▶un instrument ◀de▶ conquête et qui dicte une tactique scientifique : ◀le▶ marxisme ; tandis que ◀les▶ USA n’ont pas ◀de▶ doctrine, et n’ont rien ◀d’▶autre à proposer qu’un genre ◀de▶ vie, leur way of life, qui n’est nullement une arme ◀de▶ combat.
Par rapport à ◀l’▶Europe, ◀les▶ intentions des deux empires ne sont pas davantage comparables. On ◀l’▶a bien vu lors de ◀la▶ Conférence des Seize. ◀L’▶URSS s’oppose à toute tentative ◀d’▶unir ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe : c’est qu’elle veut diviser pour régner. ◀Les▶ États-Unis, au contraire, poussent à ◀la▶ collaboration européenne, et surtout sur le plan économique : ils nous veulent forts, donc autonomes. ◀Les▶ communistes dans chaque pays sabotent notre reconstruction, ◀les▶ Américains ◀la▶ financent. Où faut-il donc chercher ◀l’▶impérialisme ? Avouons qu’il n’est pas ◀le▶ même des deux côtés.
Et si ◀l’▶on regarde ce qui se passe en réalité à ◀l’▶intérieur des deux empires, ◀le▶ contraste est encore plus frappant. En Russie, on liquide ◀l’▶opposition, en Amérique elle est entièrement libre, et, mieux que cela : on en tient compte. En Russie on promet ◀la▶ lune aux ouvriers, mais en fait on leur ôte ◀le▶ droit ◀de▶ grève, et ◀le▶ droit ◀de▶ se plaindre ◀d’▶une inégalité ◀de▶ salaires sans précédent dans ◀les▶ pays capitalistes. En Amérique, ◀les▶ ouvriers se mettent en grève et gagnent à peu près à chaque fois ◀les▶ améliorations qu’ils revendiquent, sur un niveau de vie d’ailleurs bien plus élevé que celui des ouvriers russes. Il faut vraiment se boucher ◀les▶ yeux pour ne pas voir ◀de▶ quel côté ◀les▶ promesses faites aux masses sont tenues : aux USA, non pas en URSS.
Enfin, ◀l’▶on me dira qu’il y a dans ◀les▶ deux camps des opprimés, ◀de▶ ◀la▶ misère et des scandales. Certes, mais là s’arrête ◀la▶ ressemblance. Car en Russie l’État justifie ces scandales au nom de ◀la▶ dialectique marxiste : c’est ainsi que Staline a justifié ◀la▶ liquidation des koulaks et ◀le▶ pacte germano-soviétique. Tout au contraire en Amérique on dénonce ◀l’▶injustice commise ou établie — par exemple ◀le▶ sort des Noirs — on lutte ouvertement contre elle, ◀l’▶opinion et ◀l’▶État s’unissent pour ◀la▶ réduire, et cela au nom d’un idéal qui ne change pas tous ◀les▶ six mois, car il est ◀la▶ morale commune, et non pas une simple tactique.
Et ainsi ◀de▶ suite. Toutes ◀les▶ comparaisons précises et objectives que ◀l’▶on peut établir entre ◀les▶ deux puissances nous conduisent à ◀la▶ même conclusion : il n’y a pas ◀de▶ commune mesure entre ◀le▶ danger soviétique pour ◀l’▶Europe et ◀le▶ prétendu danger yankee. ◀La▶ Russie qui vise à ◀l’▶autarcie totalitaire sous ◀la▶ férule ◀d’▶un parti unique, redoute ◀les▶ curieux, épure ◀les▶ opposants, annexe ses voisins ou ◀les▶ transforme en satellites, enfin tire devant ◀le▶ tout un rideau ◀de▶ fer ; ◀la▶ Russie est un bloc dans tous ◀les▶ sens du terme. Mais ◀l’▶Amérique n’en est pas un, elle qui vise aux libres échanges, tolère ◀les▶ pires indiscrétions, multiplie ◀les▶ moyens ◀de▶ communication, s’ouvre enfin plus qu’aucun pays à toutes ◀les▶ influences du monde, et sait très bien que sa propre santé dépend ◀de▶ celle des autres, et non ◀de▶ leur misère.
Que devient alors ce choix que certains nous proposent, ou que d’autres déclarent noblement décliner ? Il est parfaitement illusoire. Car ◀la▶ Russie, en refusant ◀de▶ collaborer, en essayant ◀de▶ saboter ◀le▶ plan Marshall, en devenant bloc, précisément a choisi contre nous, malgré nous. Si nous n’acceptons pas ◀d’▶être ses satellites elle nous déclare et nous croit ses ennemis, et ◀les▶ esclaves ◀de▶ ◀l’▶Amérique. Et tout ◀le▶ verbiage des communistes contre un prétendu « bloc américain » n’a ◀d’▶autre but que ◀de▶ masquer ce fait brutal : ◀la▶ Russie ne veut pas ◀d’▶une Europe forte, c’est-à-dire ◀d’▶une Europe unie et autonome ; elle ne veut qu’une Europe livrée à sa merci par ◀les▶ rivalités nationalistes et ◀la▶ misère.
À ce défi, nous ne pouvons pas répondre en nous jetant simplement dans ◀les▶ bras ◀de▶ ◀l’▶Amérique. Non seulement nous ne ◀le▶ devons pas, mais c’est pratiquement impossible. Car ◀l’▶Amérique n’a nullement ◀l’▶intention ◀de▶ nous entretenir à grands frais comme des malades ◀de▶ luxe, ingrats et susceptibles. Elle cherche à nous aider pour que nous ne tombions pas dans ◀le▶ piège grossier que nous tendent ◀les▶ Russes : c’est là son intérêt ◀le▶ mieux compris, ◀d’▶un point de vue stratégique autant que culturel. Mais elle ne pourra nous aider que si nous existons d’abord. ◀Le▶ seul choix qui nous reste ouvert, c’est donc celui ◀de▶ ◀l’▶Europe elle-même. ◀La▶ seule manière possible ◀de▶ défendre ◀l’▶Europe, c’est ◀de▶ ◀la▶ faire, donc ◀de▶ nous fédérer.