II
Une seconde étape de▶ la prise de conscience qui forme le sujet ◀de▶ ce recueil fut marquée à Montreux, un an après les Rencontres internationales, par le congrès ◀de▶ l’Union européenne des fédéralistes. Les délégués ◀d’▶une cinquantaine ◀d’▶associations diverses, venus de seize nations ◀de▶ l’Europe, y témoignèrent ◀de▶ leur commune volonté ◀de▶ promouvoir l’union du continent, sur la base des principes fédéralistes illustrés par le pays même dans lequel ils se rassemblaient.
La conférence qui suit fut prononcée en guise d’introduction aux travaux du Congrès. On y a joint deux articles destinés à réfuter les objections les plus courantes du scepticisme ou des routines politiciennes.
L’attitude fédéraliste
Les organisateurs ◀de▶ ce congrès ont voulu qu’il s’ouvrît par une étude des fondements spirituels du fédéralisme. Le danger que présente un tel sujet, c’est qu’il risque ◀d’▶entraîner à des généralisations théoriques ; or, rien n’est plus contraire à l’essence même du fédéralisme que l’esprit théorique et les généralisations. Et cette phrase résume assez bien le principal ◀de▶ ce que j’aurai à dire ce soir.
J’ai toujours éprouvé ◀de▶ la répugnance à séparer les valeurs spirituelles ◀de▶ leur incarnation dans les réalités humaines. J’essaierai donc ◀de▶ définir l’esprit fédéraliste ◀d’▶une manière indirecte, par implication, et je m’en tiendrai le plus possible à ses manifestations concrètes, telles que nous pouvons les observer et les contrôler ◀de▶ très près dans une expérience bien connue : celle ◀de▶ la Confédération helvétique.
Toutefois, je ne puis éviter ◀de▶ poser au départ quelques définitions. Je pense qu’il est vain ◀de▶ parler des problèmes politiques si l’on ne s’est pas entendu d’abord sur une certaine idée ◀de▶ l’homme. Car toute politique implique une certaine idée ◀de▶ l’homme, et contribue à promouvoir un certain type ◀d’▶humanité, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non. Quelle est donc la définition ◀de▶ l’homme sur laquelle nous pouvons tomber d’accord, ou pour mieux dire, sur laquelle nous sommes d’accord, tacitement, puisqu’en fait nous voici réunis pour parler du fédéralisme ?
Nous ne serions pas ici si nous pensions que le type ◀d’▶homme le plus souhaitable est l’individu isolé, dégagé ◀de▶ toute responsabilité vis-à-vis de la communauté. Car, dans ce cas, nous serions restés chez nous. Mais nous ne serions pas ici non plus si nous pensions avec Hitler que l’homme n’est qu’un soldat politique, totalement absorbé par le service ◀de▶ la communauté. Car alors nous serions ◀de▶ l’autre côté du rideau ◀de▶ fer, en esprit tout au moins. Si nous sommes ici, c’est que nous savons que l’homme est un être doublement responsable : vis-à-vis de sa vocation propre et unique, d’une part, et, d’autre part, vis-à-vis de la communauté au sein de laquelle sa vocation s’exerce. Aux individualistes nous rappelons donc que l’homme ne peut se réaliser intégralement sans se trouver engagé du même coup dans le complexe social. Et aux collectivistes, nous rappelons que les conquêtes sociales ne sont rien si elles n’aboutissent pas à rendre chaque individu plus libre dans l’exercice ◀de▶ sa vocation. L’homme est donc à la fois libre et engagé, à la fois autonome et solidaire. Il vit dans la tension entre ces deux pôles : le particulier et le général ; entre ces deux responsabilités : sa vocation et la cité ; entre ces deux amours : celui qu’il se doit à lui-même et celui qu’il doit à son prochain — indissolubles.
Cet homme qui vit dans la tension, le débat créateur, le dialogue permanent, c’est la personne.
Voilà donc définis trois types humains, qui favorisent trois types différents ◀de▶ régimes politiques, et sont en retour favorisés par eux.
À l’homme considéré comme pur individu, libre mais non engagé, correspond un régime démocratique tendant vers l’anarchie, et débouchant dans le désordre, lequel prépare toujours la tyrannie.
À l’homme considéré comme soldat politique, totalement engagé mais non libre, correspond le régime totalitaire.
Enfin, à l’homme considéré comme personne, à la fois libre et engagé, et vivant dans la tension entre l’autonomie et la solidarité, correspond le régime fédéraliste.
J’ajouterai une remarque encore, pour compléter ce schéma trop rapide mais qui me paraît indispensable. Il ne faut pas penser que la personne soit un moyen terme ou un juste milieu entre l’individu sans responsabilité et le soldat politique sans liberté. Car la personne, c’est l’homme réel, et les deux autres ne sont que des déviations morbides, des démissions ◀de▶ l’humanité complète. La personne n’est pas à mi-chemin entre la peste et le choléra, mais elle représente la santé civique. Un homme qui boit ◀de▶ l’eau et qui se lave n’est pas à mi-chemin entre celui qui meurt ◀de▶ soif et celui qui se noie.
Et, de même, le fédéralisme ne naîtra jamais ◀d’▶un habile dosage ◀d’▶anarchie et ◀de▶ dictature, ◀de▶ particularisme borné et ◀de▶ centralisation oppressive. Le fédéralisme est sur un autre plan que ces deux erreurs complémentaires. Chacun sait que l’individualisme outré fait le lit du collectivisme : ces deux extrêmes, eux, sont dans le même plan, se conditionnent et s’appellent l’un l’autre. C’est avec la poussière des individus civiquement irresponsables que les dictateurs font leur ciment. Et nous avons pu voir, pendant la dernière guerre, que les résistances que rencontrent les dictateurs sont au contraire le fait des groupes ◀de▶ citoyens responsables, c’est-à-dire des personnes fédérées.
Ayant ainsi esquissé à grands traits la conception ◀de▶ l’homme sur laquelle nos travaux doivent se fonder et qu’ils ont pour but ultime ◀de▶ promouvoir, nous pouvons passer maintenant à une description plus concrète ◀de▶ l’attitude et des méthodes fédéralistes.
L’an dernier, aux Rencontres internationales ◀de▶ Genève, le philosophe allemand Karl Jaspers déclarait que l’Europe n’a plus ◀de▶ choix qu’entre la balkanisation et l’helvétisation.
Je suppose que Jaspers entendait par balkanisation la désintégration ◀de▶ l’Europe en nationalismes rivaux, et par helvétisation, au contraire, l’intégration fédérale des nations, renonçant au dogme ◀de▶ leur souveraineté absolue, et acceptant, sous une forme ou sous une autre, une constitution commune.
Dans cette vue, la Suisse moderne serait une sorte ◀de▶ « bon exemple » à suivre.
Rien de plus banal que cette référence à la Suisse, dès qu’il est question ◀d’▶États-Unis d’Europe ou ◀d’▶un gouvernement mondial. Rien de plus banal, si ce n’est les objections qui surgissent aussitôt : « Tout cela, dit-on, est bel et bon pour un petit pays, mais n’est pas applicable aux grands. De plus, il a fallu des siècles aux Suisses pour se fédérer, et nous avons besoin ◀de▶ solutions rapides. »
À la deuxième objection, je répondrai que les cantons suisses n’ont adopté une constitution commune qu’en 1848, au terme ◀d’▶une crise ◀d’▶assez courte durée, et en dépit d’une opposition très importante dans la population, doublée ◀d’▶un scepticisme assez général chez les gens au pouvoir. Ce qui étonne tous les historiens ◀de▶ notre Confédération, c’est justement l’extrême rapidité avec laquelle la Constitution ◀de▶ 1848 fut proposée, écrite, adoptée et mise en pratique. En 1846, elle était encore une utopie. Trois ans plus tard, elle fonctionnait si bien que l’on eût dit qu’elle allait de soi.
Quant à ce que l’on répète sur la petitesse ◀de▶ la Suisse, et sur l’impossibilité ◀de▶ transposer ses institutions à l’échelle continentale, je répondrai que l’objection est valable si l’on ne s’attache qu’aux détails ◀de▶ la mise en pratique du fédéralisme en Suisse, mais non pas si l’on cherche à dégager ◀de▶ cette expérience l’idée fédéraliste qu’elle illustre. Une expérience ◀de▶ laboratoire est nécessairement plus réduite ◀de▶ dimensions que ses applications, mais pourtant celles-ci n’existeraient pas sans celle-là.
C’est pourquoi, dans notre tentative ◀de▶ définir l’idée fédéraliste en soi, nous ferons bien ◀de▶ ne pas perdre ◀de▶ vue cette expérience-témoin, concrète, typique, et particulièrement concluante.
Comme toutes les grandes idées, l’idée fédéraliste est très simple, mais non pas simple à définir en quelques mots, en une formule. C’est qu’elle est ◀d’▶un type organique plutôt que rationnel, et dialectique plutôt que simplement logique. Elle échappe aux catégories géométriques du rationalisme vulgaire, mais correspond assez bien aux formes ◀de▶ pensée introduites par la science relativiste. À mon sens, le mouvement intime ◀de▶ la pensée fédéraliste ne saurait être mieux comparé qu’à un rythme, à une respiration, à l’alternance perpétuelle ◀de▶ la diastole et ◀de▶ la systole. La pensée fédéraliste ne projette pas devant elle une utopie européenne qu’il s’agirait simplement ◀de▶ rejoindre, ou des plans statiques qu’il faudrait réaliser en quatre ou cinq ans, par la réduction impitoyable des réalités vivantes qui gênent le plan. Elle cherche au contraire le secret ◀d’▶un équilibre souple et constamment mouvant entre les groupes qu’il s’agit ◀de▶ composer en les respectant, et non point ◀de▶ soumettre les uns aux autres, ou ◀d’▶écraser l’un après l’autre.
On ne saurait trop insister sur ce double mouvement qui caractérise la pensée fédéraliste, sur cette interaction, cette dialectique, cette bipolarité, comme on voudra, qui est le battement même du cœur ◀de▶ tout régime fédéraliste. L’oublier serait se condamner à retomber sans cesse dans un malentendu fondamental, que l’exemple ◀de▶ notre vie politique suisse illustre très clairement.
En effet, les mots fédération et fédéralisme sont compris ◀de▶ deux manières très différentes par les Suisses alémaniques et par les Suisses romands. En allemand, confédération se dit Bund, qui signifie union, et qui évoque avant tout l’idée ◀de▶ mise en commun. En Suisse romande, au contraire, ceux qui se proclament fédéralistes sont en réalité les défenseurs jaloux ◀de▶ l’autonomie des cantons contre la centralisation. Pour les uns, fédérer veut dire simplement : s’unir. Pour les autres, être fédéraliste veut dire simplement : rester libre chez soi. Or les uns et les autres ont tort, parce qu’ils n’ont qu’à moitié raison. Le véritable fédéralisme ne consiste ni dans la seule union des cantons, ni dans leur seule autonomie. Il consiste dans l’équilibre continuellement rajusté entre l’autonomie des régions et leur union. Il consiste dans la composition perpétuelle ◀de▶ ces deux forces ◀de▶ sens contraire, en vue de leur renforcement mutuel. Ce dernier point est parfaitement exprimé par la devise ◀de▶ la Suisse, devise paradoxale ou « dialectique » dans sa forme : « Un pour tous, tous pour un. » En effet, « un pour tous » signifie l’élan des personnes et des régions vers l’union, tandis que « tous pour un » signifie l’aide que l’union doit apporter à chaque région et à chaque personne.
Il est infiniment probable que, sur le plan européen, nous allons voir se dessiner deux tendances toutes semblables à celles que je viens de signaler pour la Suisse. Nous aurons des fédéralistes qui ne penseront qu’à faire l’union et à la renforcer, et nous aurons des fédéralistes préoccupés avant tout ◀de▶ sauvegarder les droits ◀de▶ chaque nation contre les empiètements du pouvoir central. Et nous devrons constamment rappeler aux deux partis que le fédéralisme véritable n’est ni dans l’une ni dans l’autre ◀de▶ ces tendances, mais bien dans leur co-existence acceptée, dans leur dialogue, dans leur tension féconde.
Lorsqu’on lit les anciens historiens suisses, j’entends ceux ◀d’▶avant 1848, on est frappé ◀de▶ constater qu’ils n’emploient jamais le terme ◀de▶ fédéralisme, qu’ils l’ignorent, et qu’ils ne touchent que très rarement, et très vaguement, à l’idée fédéraliste en soi. C’est peut-être parce que cette idée, comme je le disais tout à l’heure, est à la fois simple à sentir et très délicate à formuler. Mais c’est peut-être aussi, et plus probablement, parce qu’un sûr instinct les prévenait ◀de▶ rationaliser les principes ◀de▶ leur vie politique. Il est incontestable, en effet, que l’idée fédéraliste n’a pas cessé ◀d’▶inspirer et ◀de▶ guider les démarches des meilleurs hommes d’État suisses, pendant des siècles. Mais il est non moins certain que cette idée est demeurée informulée, et même soigneusement informulée, jusqu’à ce que la crise ◀d’▶une guerre civile, en 1847, l’ait forcée à prendre forme et force ◀de▶ loi. Et ce n’est guère qu’au xxe siècle que nos penseurs et sociologues se sont mis à la commenter et à philosopher à son sujet. Jusqu’en 1848, elle allait sans dire, comme la vie même ; elle était la vie du civisme et ◀de▶ la pratique politique des Suisses. C’est le défi que représente l’esprit totalitaire, qui les force à faire aujourd’hui la théorie ◀de▶ cette pratique, et qui la transforme en une sorte ◀de▶ programme, ou ◀de▶ manifeste vivant.
Par la force des choses, l’union paisible ◀de▶ deux religions, ◀de▶ quatre langues, ◀de▶ vingt-deux républiques, et ◀de▶ je ne sais combien ◀de▶ « races » en un État qui les respecte, cette union prend l’allure à la fois ◀d’▶un antiracisme déclaré et ◀d’▶un antinationalisme.
L’instinct contrecarré devient conscience ; la coutume attaquée devient programme ; la pratique remise en question par une propagande agressive se voit contrainte ◀de▶ développer pour sa défense une théorie.
Nous vivons ce moment ◀de▶ l’histoire où le fédéralisme suisse, s’il veut durer, doit devenir à son tour missionnaire.
Telle est la crise : ou se nier, ou triompher, mais sur le plan ◀de▶ l’Europe entière.
Le grand danger ◀de▶ l’heure présente, pour la Suisse, je le vois dans ce fait qu’elle doit se formuler. Elle doit dire ce qui allait sans dire et qui alors n’en allait que mieux. Elle s’expose à son risque maximum : celui ◀de▶ décoller ◀de▶ ses bases concrètes, perdant ainsi en force originelle ce qu’elle pourrait gagner en conscience ◀de▶ ses fins.
De même pour le fédéralisme européen. Un sentiment commun se formait peu à peu, depuis la guerre ◀de▶ 1914-1918. La SDN fut l’un ◀de▶ ses symptômes, bien faible encore. L’idée ◀d’▶un réseau ◀de▶ pactes bilatéraux en fut un autre. Dans les deux cas, le sentiment fédéraliste fut promptement détourné au profit ◀de▶ politiques ◀d’▶hégémonie. Toutefois ce sentiment ne cessait pas ◀de▶ croître et ◀de▶ se renforcer dans la plupart des peuples. La guerre dont nous sortons à peine est venue le fouetter. Brusquement, la question se pose ◀de▶ fédérer l’Europe dès la paix rétablie. Mais parce qu’elle se pose brusquement, elle risque ◀d’▶être mal posée. J’entends qu’elle risque ◀de▶ ne susciter que des plans rationnels et des systèmes.
C’est pour éviter ce piège autant que possible que je vais me borner à dégager ici, après coup, quelques-uns des principes directeurs qui, ◀d’▶une manière tout empirique, ont formé notre fédération. Et je vais les choisir parmi ceux qui me paraissent applicables, immédiatement, dans l’état présent ◀de▶ l’Europe.
Premier principe. — La fédération ne peut naître que du renoncement à toute idée ◀d’▶hégémonie organisatrice, exercée par l’une des nations composantes.
Toute l’histoire suisse illustre ce principe. Chaque fois qu’un des cantons, comme Zurich, ou un groupe ◀de▶ cantons citadins, plus riche ou plus peuplé que les autres, a cru pouvoir imposer sa primauté, les autres se sont ligués contre lui, l’ont obligé à rentrer dans le rang, et l’union fédérale a marqué un progrès. Lors de la dernière crise grave, la guerre civile ◀de▶ 1847 opposant catholiques et protestants, les vainqueurs n’ont eu rien de plus pressé que ◀de▶ rendre aux vaincus leur pleine égalité ◀de▶ droit. Et ◀de▶ cet acte ◀de▶ renoncement à l’hégémonie conquise, est résulté la constitution ◀de▶ 1848, véritable base ◀de▶ l’état fédératif moderne. C’est pourquoi la Suisse ne verra jamais sans une certaine méfiance certains « Grands » s’arroger l’initiative ◀d’▶une fédération continentale ou mondiale. L’échec ◀de▶ Napoléon, puis celui ◀d’▶Hitler, dans leurs tentatives pour faire l’unité ◀de▶ l’Europe, sont des avertissements utiles. Ils nous confirment dans l’idée qu’on ne peut pas atteindre la fin, qui est l’union, par des moyens impérialistes. Ceux-ci ne peuvent conduire qu’à l’unification forcée, caricature ◀de▶ l’union véritable.
Deuxième principe. — Le fédéralisme ne peut naître que du renoncement à tout esprit ◀de▶ système. Ce que je viens de dire au sujet de l’impérialisme ou ◀de▶ l’hégémonie ◀d’▶une nation vaut également pour l’impérialisme ◀d’▶une idéologie. On pourrait définir l’attitude fédéraliste comme un refus constant et instinctif ◀de▶ recourir aux solutions systématiques, aux plans simples ◀de▶ lignes, clairs et satisfaisants pour la logique, mais par là même infidèles au réel, vexants pour les minorités, destructeurs des diversités qui sont la condition ◀de▶ toute vie organique. Rappelons-nous toujours que fédérer, ce n’est pas mettre en ordre d’après un plan géométrique à partir ◀d’▶un centre ou ◀d’▶un axe ; fédérer, c’est tout simplement arranger ensemble, composer tant bien que mal ces réalités concrètes et hétéroclites que sont les nations, les régions économiques, les traditions politiques, et c’est les arranger selon leurs caractères particuliers, qu’il s’agit à la fois ◀de▶ respecter, et ◀d’▶articuler dans un tout.
Troisième principe. — Le fédéralisme ne connaît pas ◀de▶ problème des minorités.
On objectera que le totalitarisme, lui aussi, supprime ce problème : mais c’est en supprimant les minorités qui le posaient.
Il y a totalitarisme (au moins en germe) dans tout système quantitatif ; il y a fédéralisme partout où c’est la qualité qui prime. Par exemple : le totalitaire voit une injustice ou une erreur dans le fait qu’une minorité ait les mêmes droits qu’une majorité. C’est qu’à ses yeux la minorité ne représente qu’un chiffre, et le plus petit. Pour le fédéraliste, il va de soi qu’une minorité puisse compter pour autant, voire plus qu’une majorité dans certains cas, parce qu’à ses yeux elle représente une qualité irremplaçable. (On pourrait aussi dire une fonction.)
En Suisse, ce respect des qualités ne se traduit pas seulement dans le mode ◀d’▶élection du Conseil des États, mais surtout, et ◀d’▶une manière beaucoup plus efficace, dans les coutumes ◀de▶ la vie politique et culturelle, où l’on voit la Suisse romande, et la Suisse italienne jouer un rôle sans proportion avec le chiffre ◀de▶ leurs habitants ou ◀de▶ leurs kilomètres carrés.
Quatrième principe. — La fédération n’a pas pour but ◀d’▶effacer les diversités et ◀de▶ fondre toutes les nations en un seul bloc, mais, au contraire, ◀de▶ sauvegarder leurs qualités propres. La richesse ◀de▶ la Suisse, par exemple, réside dans ses diversités jalousement défendues et maintenues. De même, la richesse ◀de▶ l’Europe et l’essence même ◀de▶ sa culture seraient perdues si l’on tentait ◀d’▶unifier le continent, ◀de▶ tout y mélanger, et ◀d’▶obtenir une sorte ◀de▶ nation européenne où Latins et Germains, Slaves et Anglo-Saxons, Scandinaves et Grecs, se verraient soumis aux mêmes lois et coutumes, qui ne pourrait satisfaire aucun ◀de▶ ces groupes, et qui les brimerait tous. Si l’Europe doit se fédérer, c’est pour que chacun ◀de▶ ses membres bénéficie ◀de▶ l’aide ◀de▶ tous les autres, et réussisse ainsi à conserver ses particularités et son autonomie, qu’il serait hors ◀d’▶état ◀de▶ défendre seul contre la pression des grands empires qui le menacent.
Chacune des nations qui composent l’Europe y représente une fonction propre, irremplaçable, comme celle ◀d’▶un organe dans un corps. Or, la vie normale du corps dépend ◀de▶ la vitalité ◀de▶ chacun ◀de▶ ses organes, de même que la vie ◀d’▶un organe dépend ◀de▶ son harmonie avec tous les autres.
Si les nations ◀de▶ l’Europe arrivaient à se concevoir dans ce rôle ◀d’▶organes divers ◀d’▶un même corps, elles comprendraient que leur harmonie est une nécessité vitale, et non pas une concession qu’on leur demande, ou une diminution ◀de▶ leur valeur propre. Elles comprendraient aussi que dans une fédération elles n’auraient pas à se mélanger, mais au contraire à fonctionner ◀de▶ concert, chacune selon sa vocation. Ce ne serait pas même une question ◀de▶ tolérance, vertu purement négative et qui naît le plus souvent du scepticisme. Chaque nation serait mise au défi ◀de▶ donner le meilleur ◀d’▶elle-même, à sa manière et selon son génie. Après tout, le poumon n’a pas à « tolérer » le cœur. Tout ce qu’on lui demande, c’est ◀d’▶être un vrai poumon, ◀d’▶être aussi poumon que possible, et, dans cette mesure même, il aidera le cœur à être un bon cœur.
Cinquième principe. — Le fédéralisme repose sur l’amour ◀de▶ la complexité, par contraste avec le simplisme brutal qui caractérise l’esprit totalitaire.
Je dis bien l’amour et non pas le respect ou la tolérance. L’amour des complexités culturelles, psychologiques, et même économiques, telle est la santé du régime fédéraliste. Et ses pires ennemis sont ceux dont le grand Jacob Burckhardt annonçait la venue dès 1880, dans une lettre prophétique, ceux qu’il appelait les « terribles simplificateurs ».
Lorsque les étrangers s’étonnent ◀de▶ l’extrême complication des institutions suisses, ◀de▶ cette espèce ◀de▶ mouvement ◀d’▶horlogerie fine que composent nos rouages communaux, cantonaux, fédéraux, si diversement engrenés, il convient ◀de▶ leur montrer que cette complexité est la condition même ◀de▶ nos libertés. C’est grâce à elle que nos fonctionnaires sont constamment rappelés au concret, et que nos législateurs sont obligés ◀de▶ garder un contact attentif avec les réalités humaines et naturelles du pays. La Suisse est formée ◀d’▶une multitude ◀de▶ groupes et ◀d’▶organismes politiques, administratifs, culturels, linguistiques, religieux, qui n’ont pas les mêmes frontières, et qui se recoupent ◀de▶ cent manières différentes. Il est clair que des lois ou des institutions conçues dans un esprit unitaire, jacobin, ou totalitaire, brimeraient nécessairement un ou plusieurs ◀de▶ ces groupes, tendraient à réduire leur variété, et mutileraient ainsi dans plusieurs ◀de▶ ses dimensions la personne même ◀de▶ ceux qui s’y rattachent.
Certes, il est plus facile ◀de▶ décréter sur table rase, ◀de▶ simplifier les réalités ◀d’▶un trait ◀de▶ plume, ◀de▶ tirer des plans à la règle, dans un bureau, et ◀de▶ forcer ensuite leur exécution en écrasant tout ce qui résiste, ou simplement tout ce qui dépasse. Mais ce qu’on écrase ainsi, c’est la vitalité civique ◀d’▶un peuple. Une politique fédéraliste soucieuse ◀de▶ se mouler sur la réalité, toujours complexe, suppose infiniment plus ◀de▶ soins, ◀d’▶ingéniosité technique, et ◀de▶ compréhension des peuples qu’elle gouverne. Elle exige beaucoup plus ◀de▶ vrai sens politique. Finalement, si l’on y réfléchit, on s’aperçoit que la politique fédéraliste n’est rien ◀d’▶autre que la politique tout court, la politique par excellence, c’est-à-dire l’art ◀d’▶organiser la cité au bénéfice des citoyens. Tandis que les méthodes totalitaires sont antipolitiques par définition, puisqu’elles consistent simplement à supprimer les diversités, par incapacité ◀de▶ les composer en un tout organique et vivant.
Sixième principe. — Une fédération se forme ◀de▶ proche en proche, par le moyen des personnes et des groupes, et non point à partir ◀d’▶un centre ou par le moyen des gouvernements.
Je vois la fédération européenne se composer lentement, un peu partout, et ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ manières. Ici, c’est une entente économique, là c’est une parenté culturelle qui s’affirme. Ici, ce sont deux églises ◀de▶ confessions voisines qui s’ouvrent l’une à l’autre, et là c’est un groupe ◀de▶ petits pays qui forment une union douanière. Et surtout, ce sont des personnes qui créent peu à peu des réseaux variés ◀d’▶échanges européens. Rien ◀de▶ tout cela n’est inutile. Et tout cela, qui paraît si dispersé, si peu efficace souvent, forme peu à peu des structures complexes, dessine les linéaments ◀d’▶une ossature et le système des vaisseaux sanguins ◀de▶ ce qui deviendra un jour le corps des États-Unis d’Europe. Au-dessous et au-dessus des gouvernements, l’Europe est beaucoup plus près de s’organiser qu’il ne le semble. Elle est déjà beaucoup plus unie, en réalité, qu’elle ne le croit. C’est sur le plan ◀de▶ l’action gouvernementale que les oppositions et les rivalités éclatent, et là seulement elles sont irréductibles.
Je ne pense pas que les gouvernements puissent jamais réaliser une union viable. Leurs dirigeants ne sont pas qualifiés pour arbitrer le jeu des nations. Chacun sait qu’il serait déraisonnable ◀de▶ choisir comme arbitres ◀d’▶un match les capitaines des équipes en présence. C’est pourtant bien ce qu’avait tenté ◀de▶ faire la SDN, qui en est morte, et ce que tente à nouveau l’ONU, que cela empêche ◀de▶ vivre. La fédération européenne ne sera pas l’œuvre des gouvernants chargés ◀de▶ défendre les intérêts ◀de▶ leur nation contre le reste du monde. La fédération sera l’œuvre ◀de▶ groupes et ◀de▶ personnes qui prendront l’initiative ◀de▶ se fédérer en dehors des gouvernements nationaux. Et ce sont ces groupes et ces personnes qui formeront le gouvernement ◀de▶ l’Europe. Il n’y a pas ◀d’▶autre voie possible et praticable. Les USA ne sont pas dirigés par une assemblée des gouverneurs des quarante-huit États, ni la Suisse par les délégués des vingt-deux cantons. Ce serait impraticable. Ces deux fédérations sont gouvernées, au-dessus ◀de▶ leurs États, et en dehors d’eux, par un exécutif et un législatif issus des peuples.
Le jour où les peuples ◀d’▶Europe auront compris qu’ils sont en réalité beaucoup plus solidaires et plus unis que leurs gouvernements ne pourront jamais l’être, ils s’apercevront que la fédération est non seulement possible, mais facile à réaliser, et rapidement, comme le fut celle des cantons suisses en 1848. La nécessité en est évidente, la maturation historique en est fort avancée, les structures en sont déjà esquissées. Il n’y manque plus qu’une charte fédérale, des organes représentatifs, et un dernier élan, une poussée populaire, forçant la main aux gouvernements. Souhaitons que cet élan soit spontané et non pas provoqué avant terme par une nouvelle menace extérieure. C’est dire qu’il nous faut aller vite.
Je voudrais maintenant, pour clore ces quelques remarques, exprimer clairement devant vous la conviction qui les inspire.
Il n’y a, dans le monde du xxe siècle, que deux camps, deux politiques, deux attitudes humaines possibles. Ce ne sont pas la gauche et la droite, devenues presque indiscernables dans leurs manifestations. Ce ne sont pas le socialisme et le capitalisme, l’un tendant à se faire national et l’autre étatique. Ce ne sont pas la Tradition et le Progrès, qui prétendent également défendre la liberté. Et ce ne sont pas non plus la Justice et la Liberté, qu’il est aussi impossible ◀d’▶opposer en réalité qu’en principe. Aujourd’hui — repoussant tous ces anciens débats à l’arrière-plan — il y a le totalitarisme, et il y a le fédéralisme. Une menace et une espérance.
Cette antithèse domine le siècle. Elle est son véritable drame. Toutes les autres pâlissent devant elle, sont secondaires ou illusoires, ou dans le meilleur des cas, lui sont subordonnées.
Les principes du fédéralisme, tels que je viens de les rappeler, s’opposent diamétralement et point par point, avec une étonnante précision, aux dogmes des totalitaires.
Tous les systèmes totalitaires, en effet, sont fondés sur l’hégémonie ◀d’▶un parti ou ◀d’▶une nation, sur l’esprit ◀de▶ système, sur l’écrasement des minorités et des oppositions, sur l’unification forcée des diversités, sur la haine des complexités vivantes, sur la destruction des groupes, et sur le mépris des vocations, remplacées par une fiche ◀de▶ mobilisation professionnelle, politique, et finalement militaire.
Le totalitarisme est simple et rigide, comme la guerre, comme la mort. Le fédéralisme est complexe et souple, comme la paix, comme la vie. Et parce qu’il est simple et rigide, le totalitarisme est une tentation permanente pour notre fatigue, notre inquiétude, nos doutes et nos vertiges ◀de▶ démission spirituelle. L’esprit totalitaire n’est pas dangereux seulement parce qu’il triomphe aujourd’hui dans une dizaine ◀de▶ pays et progresse plus ou moins rapidement dans tous les autres ; mais surtout parce qu’il nous guette tous, à l’intérieur de nos pensées, au moindre fléchissement ◀de▶ notre vitalité, ◀de▶ notre courage, du sens ◀de▶ notre vocation. Nous n’arriverons à rien ◀de▶ bon, dans ce congrès et dans tous ceux qui doivent le suivre, si nous ne restons pas en garde vigilante contre les réflexes totalitaires qui peuvent affecter nos esprits, même et surtout quand nous parlons ◀de▶ fédéralisme. Si, au contraire, à la faveur ◀de▶ ces débats, nous parvenons à développer des réflexes ◀de▶ pensée fédéraliste, si nous devenons nous-mêmes intégralement fédéralistes — fédéralistes comme on respire — la partie sera déjà plus qu’à moitié gagnée.
Messieurs les délégués, si l’Europe doit durer, c’est aux fédéralistes qu’elle le devra, et à eux seuls. Sur qui ◀d’▶autre peut-elle compter, je vous le demande ?
Elle ne doit pas compter sur les gens au pouvoir. J’en connais peu qui aient l’intention ◀de▶ le laisser limiter, et c’est pourtant ce que nous leur demandons. Tous les gouvernements ont un penchant marqué à persévérer dans leur être, et même à lui survivre aussi longtemps que possible avec l’appui ◀de▶ la police. Or l’être des gouvernements, dans le monde actuel, c’est la souveraineté absolue. Tous les États-nations qui se sont arrogé ces droits absolus sans devoirs, ont un penchant irrésistible à devenir totalitaires. Et ce n’est point que leurs hommes d’État soient particulièrement bêtes ou méchants, mais leur fonction leur interdit ◀de▶ céder un pouce ; et dans l’état présent ◀de▶ l’opinion et des rivalités des partis, ils courraient le risque ◀d’▶être accusés ◀de▶ trahison s’ils transigeaient un seul instant avec le dogme ◀de▶ la souveraineté absolue. L’union, la paix, que la plupart d’entre eux désirent, ne peut pas être leur affaire, pour des raisons absurdes mais techniques. Il faut donc les pousser dans le dos, voilà qui est clair, pour qu’ils acceptent un jour ◀de▶ renoncer non pas à la souveraineté même ◀de▶ leur nation, mais à son caractère absolu.
Et c’est l’agitation fédéraliste dans toute l’Europe qui les poussera.
◀De▶ cette agitation, que je voudrais baptiser la nouvelle Résistance européenne, nous nous déclarons responsables, par le seul fait que nous sommes ici pour fédérer tous les fédéralistes, dans la conviction sobre et ferme que, cette fois-ci, on ne nous laissera plus le temps ◀de▶ rater.
Clichés mortels
Après le congrès ◀de▶ Montreux, plusieurs personnes me dirent en souriant assez gentiment : « Vous avez donc pris part à ces parlotes ? Encore un congrès ◀d’▶utopistes, ◀de▶ généreux assembleurs ◀de▶ nuées ! L’Europe unie, bien sûr, d’accord, mais c’est un plan prématuré. »
Or, je venais ◀d’▶assister aux débats les moins verbeux et les plus réalistes qu’il soit permis ◀d’▶imaginer ◀de▶ nos jours, et ils portaient sur la question qui est sans nul doute la plus urgente ◀de▶ l’heure. Je le dis à ces personnes, ◀de▶ toute ma conviction, mais je vis bien qu’elles demeuraient sceptiques, et qu’elles se disposaient à répéter partout les mêmes clichés désabusés. Aucune d’entre elles n’eût avoué qu’elle préférait la guerre à la fédération (puisque telle est l’alternative), mais toutes étaient victimes ◀d’▶une manière ◀de▶ penser bien plus tenace qu’une opinion : j’entends une habitude ◀de▶ langage. Voici ce que je leur fis observer.
Dès que des hommes s’efforcent, ◀de▶ nos jours, ◀de▶ rassembler les nations et les peuples à des fins pacifiques, non partisanes, on les nomme assembleurs ◀de▶ nuées. On veut dire qu’ils s’occupent ◀d’▶autre chose que ◀d’▶assembler des électeurs, et ◀de▶ les acheter à coups ◀de▶ promesses en l’air, dont chacun sait qu’elles sont purement tactiques, mensongères, et vouées à l’oubli ; l’irréalité même, au bout du compte, mais c’est électoral et cela passe pour pratique. (Personne ne sait pourquoi, et bien peu se le demandent. Le jeu électoral vit ◀de▶ nos oublis, et dure à la faveur ◀de▶ notre étourderie.)
De même, l’adjectif utopiste est exclusivement réservé à ceux qui luttent pour la paix et l’union. On ne traite jamais ◀d’▶utopiste un homme qui préconise la guerre, la juge prochaine, et veut tout disposer, dès maintenant, dans cette vue ◀de▶ l’avenir.
Un long hurlement démagogique au service ◀d’▶un parti s’appelle un discours ; plusieurs discours ◀de▶ ce genre en une soirée s’appellent un émouvant meeting. Mais une série ◀d’▶exposés raisonnables, documentés et pleins ◀d’▶idées pratiques sur les moyens ◀de▶ créer la paix, c’est une parlote.
Enfin un plan ◀d’▶union douanière, ◀de▶ trêve politique, ou ◀de▶ fédération, sera toujours qualifié ◀de▶ prématuré. Mais pour peu qu’il s’agisse ◀de▶ réarmer et ◀de▶ se préparer à la guerre entre nations ou entre partis, le temps presse, le moment est venu, peut-être même est-il trop tard ! Dans tous les cas, l’urgence est telle que discuter serait faire le jeu ◀de▶ l’ennemi, et que demander à voir serait trahir…
Ces habitudes ou manies ◀de▶ langage sont le fait ◀de▶ trois mentalités, ◀de▶ trois espèces ◀de▶ gens fort différentes.
Il y a d’abord ceux qui prétendent bien sincèrement vouloir la paix, l’union et la prospérité, mais qui ont beaucoup plus peur ◀d’▶être dupes ◀d’▶un projet difficile à réaliser, qu’envie ◀de▶ travailler à son succès. Ce sont les déprimés, les anxieux, les déçus, ceux qui se moquent ◀de▶ l’amour par dépit amoureux, et ◀de▶ la paix parce qu’ils ont eu la guerre.
Mais il y a ceux aussi qui ne veulent pas la paix, ni l’union, ni la prospérité, parce qu’elles démentiraient leurs prédictions, ruineraient leurs théories, déjoueraient leur tactique. Ce furent avant la guerre les maurrassiens, créateurs des clichés que j’examine, et ce sont aujourd’hui les saboteurs ◀de▶ la fédération européenne, staliniens et nationalistes, fascistes ◀de▶ tous les déguisements.
Et puis il y a tous ceux qui ne réfléchissent à rien, craignent ◀d’▶être obligés ◀de▶ réfléchir, et trouvent commode ◀de▶ répéter les slogans ironiques des saboteurs — moutons criant avec les loups, nigauds et paresseux dont l’inertie écrase la paix, prépare la guerre.
Je n’écris pas ceci pour le stérile plaisir ◀de▶ dénoncer les malfaiteurs conscients ou non. Ce ne serait pas le moyen ◀de▶ les faire changer ◀de▶ conduite. Mais il peut être utile ◀d’▶attirer l’attention sur des tics ◀de▶ langage qu’on croit inoffensifs, et qui dépriment en fait tant de bonnes volontés, quand il faut qu’elles deviennent des volontés.
Je propose donc qu’on accuse ◀d’▶utopie ceux qui approuvent et préparent une guerre comme si une victoire réelle était encore possible, étant donné nos moyens ◀de▶ destruction. Qu’on nomme parlotes les meetings des partis, spécialement en période électorale. Qu’on qualifie ◀de▶ prématurés, sans examen, tous les plans basés sur l’idée que la guerre est prochaine ou fatale. Et qu’on traite ◀d’▶assembleurs ◀de▶ nuées ceux qui rêvent ◀d’▶assembler ◀de▶ puissantes armées promises, par la Bombe, à l’évaporation.
L’Europe nécessaire
On me dit encore : « Vous y croyez, à cette fédération ◀de▶ l’Europe ? » Je réponds qu’il s’agit plutôt ◀de▶ la vouloir.
« Mais pourquoi, me dit-on, faudrait-il la vouloir ? » Je réponds qu’il n’y a qu’à regarder l’Europe, qu’à dresser son bilan ◀de▶ misères, qu’à voir la place qu’elle tient encore ou ne tient déjà plus dans le monde actuel. Et je propose quelques observations très simples, qu’il suffit ◀de▶ grouper pour qu’elles parlent clairement, et ◀d’▶ordonner pour qu’un mot d’ordre s’en dégage.
Quelques faits
La fédération ◀de▶ l’Europe est inscrite dans les faits les plus neufs ◀de▶ ce siècle, les uns techniques, les autres politiques. Si tout le monde ne le voit pas ◀d’▶un coup d’œil, c’est que « l’homme moderne est démodé » comme l’a dit un Américain : sa conscience est en retard sur le milieu nouveau, sur les périls certains et les bienfaits possibles instaurés par sa propre science. L’homme moderne pense encore dans le cadre des nations, quand le jeu des forces réelles est international et opère à l’échelle des continents. Il pense encore en kilomètres, séparant des points immobiles, quand la mesure pratique est l’heure ◀de▶ vol. Il médite sur la carte des frontières, dont les réseaux ◀de▶ l’air ne tiennent pas compte. S’il posait son atlas pour faire tourner un globe, il verrait que le plus court chemin ◀de▶ l’Amérique à la Russie ne passe plus par l’Europe, mais par le pôle. La radio, l’aviation, l’économie, redistribuent nos voisinages en même temps qu’elles les rendent plus étroits. L’Europe est plus petite que nous ne pensions, le monde plus grand. Nos descendants s’étonneront bien que Valéry ait pu nous étonner en notant que l’Europe n’est qu’un cap de l’Asie.
À ces faits matériels vient s’ajouter le grand fait politique des deux empires, qui ont un air ◀de▶ vouloir se partager le monde. En 1939, il y avait en présence l’Allemagne et les démocraties : tout se passait entre nous Européens, nous sentions donc surtout nos divisions. Aujourd’hui, les Deux Grands ont paru dans leur force : tout se passe en dehors de nous, tout nous menace ensemble, et nous pousse à l’union.
Notre vocation
Deux mondes sont en présence, que nous n’approuvons pas, pour des raisons d’ailleurs très inégales. L’un est collectiviste, l’autre individualiste. Dans notre immense majorité, nous refusons le premier, nous nous méfions du second. Notre idée ◀de▶ l’homme n’est pas celle du Kremlin, ni celle du businessman américain. Nous ne voulons pas ◀d’▶un régime ◀de▶ terreur, ◀de▶ parole asservie, ◀d’▶épuration à froid, ◀de▶ discipline ◀d’▶acier (c’est le nom ◀de▶ Staline) et ◀de▶ diplomatie à coups ◀de▶ marteau (c’est le nom choisi par Molotov). Nous ne voulons pas ◀de▶ la dictature ◀d’▶un seul parti, qui ne représente qu’un quart du corps électoral dans les pays où il est le plus fort, et qui ne peut faire notre unité que sur nos ruines, par l’occupation russe, et dans les camps. Vis-à-vis de l’Amérique, notre attitude doit être, évidemment, bien différente. Nous avons besoin ◀d’▶elle matériellement, mais elle a besoin ◀de▶ nous spirituellement. Et si son aide économique nous trouvait complaisants ou serviles dans le domaine des mœurs et ◀de▶ la culture, elle y perdrait autant que nous. L’Europe a dépassé le stade ◀de▶ l’individualisme économique. Son rôle est ◀d’▶inventer un régime neuf, plus souple et plus humain que la dictature russe, mais guéri ◀de▶ l’obsession ◀de▶ l’argent qui dénature les libertés américaines ; un régime qui traduise en politique, dans l’économie et les mœurs, l’idée ◀de▶ l’homme commune aux peuples ◀de▶ l’Europe : ni l’individu sans devoirs, ni le soldat politique sans droits, mais la personne à la fois libre et engagée, l’homme qui sait ce qu’il se doit et ce qu’il doit aux autres.
Voilà ce que cherchent dans tous nos pays les meilleures têtes, j’entends les moins sectaires et les plus réalistes : cet équilibre souple et sans cesse réajusté entre deux exigences contradictoires mais également essentielles à la vie, qui s’appellent l’unité et la diversité, la sécurité et le risque, la vie privée et le service public, la centralisation et la libre entreprise, l’un pour tous et le tous pour un. Voilà la vocation ◀de▶ l’Europe.
Or il est clair qu’aucune ◀de▶ nos nations n’est en mesure ◀de▶ la réaliser pour son seul compte et sans échanges. Aucune n’est assez riche et assez forte pour réussir sans ses voisins, ou pour résister seule aux pressions impériales. Et l’idée ◀de▶ coopération qui serait au cœur ◀de▶ ce régime social, et qui inspire partout sa recherche, ne saurait s’arrêter aux frontières ◀d’▶un pays. Voilà donc le fédéralisme.
L’opposition
Il semble à première vue qu’un tel programme soit si clairement inscrit dans les données du siècle, et si lisible aux meilleures volontés, qu’il ne puisse provoquer ◀d’▶opposition foncière. Qui oserait dire : « Je veux une Europe désunie ! Je veux que nos rivalités se perpétuent ! Je veux que nos pays s’effondrent un à un, en toute souveraineté nationale, qu’ils se cantonnent dans le double refus ◀de▶ l’Amérique et ◀de▶ la Russie, qu’ils y ajoutent un troisième refus, celui ◀de▶ l’Europe, jusqu’à ce qu’ils soient dûment colonisés ! »
Personne n’ose dire cela, ou comme cela. Mais certains le pensent, et finissent par le dire, ◀d’▶une manière un peu différente : « Vous y croyez, à cette fédération ◀de▶ l’Europe ?… »
Derrière ce scepticisme en quête ◀d’▶un sourire complice ou gêné (tant de gens ont une peur bleue ◀de▶ passer pour utopistes et ◀d’▶avoir l’air ◀de▶ croire un peu à quelque chose) se cachent en réalité trois formes ◀de▶ sabotage : nationalisme, défaitisme, et stalinisme. Le nationalisme n’est, en fait, qu’une crispation ◀de▶ névrose féodale, un complexe ◀de▶ repli devant les réalités qui dominent aujourd’hui la planète. Le défaitisme consiste à déclarer que la guerre des deux blocs est fatale : inutile ◀de▶ rien faire en l’attendant, et surtout pas quelque chose qui l’empêche ! Enfin le stalinisme a décrété que l’union ◀de▶ l’Europe est antirusse, ce qui est la manière stalinienne ◀de▶ dire que la Russie ne veut pas la paix ◀de▶ l’Europe.
Il n’y a donc plus qu’à faire l’Europe sans l’URSS. Les sceptiques rejoindront un jour, les défaitistes auront perdu comme il se doit, et les nationalistes feront l’opposition, indispensable à tout régime démocratique.
Un grand but commun
Le refus sur deux fronts n’est pas une politique. Quand il est autre chose que l’effet naturel ◀d’▶une grande affirmation centrale, il n’est même pas un vrai refus : il ne peut mener qu’à accepter par force ce qu’on a combattu dans la faiblesse, au nom de rien.
Mais où est la grande affirmation centrale, le grand but ◀de▶ cette drôle ◀de▶ paix ? À quel plan nous vouer ? À quelle doctrine nouvelle consacrer ce besoin ◀d’▶engagement que les totalitaires ne demandent qu’à tromper ? Ils donnent des mitraillettes à ceux qui veulent du pain, une discipline aveugle à ceux qui cherchent un ordre, et le camp ◀de▶ concentration à ceux qui rêvent encore ◀de▶ restaurer le sens communautaire. En dehors d’eux, rien n’a paru depuis la guerre, qu’ils avaient eux-mêmes déclenchée. Et nous savons pourtant que nous sommes plus libres qu’eux, et plus sages que les Américains. Mais nous restons les bras ballants, regardant à droite et à gauche comme s’il n’y avait rien devant nous. Quand le monde attend ◀de▶ nous l’invention pacifiante et la formule ◀d’▶un ordre neuf… Où irons-nous ?
Seul, le fédéralisme ouvre des voies nouvelles. Seul il peut surmonter — voyez la Suisse — les vieux conflits ◀de▶ races, ◀de▶ langues et ◀de▶ religions sclérosés dans le nationalisme, et le problème des minorités. Et surtout, il peut dépasser l’opposition chaque jour moins convaincante ◀d’▶une gauche qui défend la contrainte et ◀d’▶une droite qui revendique les libertés : le but, l’essence ◀de▶ la pensée fédéraliste étant précisément ◀de▶ trouver les moyens ◀d’▶articuler, ◀d’▶arranger sans les tuer, les diversités ◀de▶ tous ordres (politiques aussi bien qu’économiques) dans un corps, non dans un carcan. Ce qui est la politique par excellence, n’en déplaise aux sectaires ◀de▶ tous bords.
L’heure est venue ◀d’▶appeler pour ce nouveau destin tous les peuples du continent, et ◀de▶ dresser devant eux l’image pacifiante vers laquelle dès maintenant nous déclarons marcher : une Europe solidement fédérée, au service ◀de▶ la liberté et des droits de l’homme universels. Sur cette union, l’Europe joue son destin, et chacun ◀de nous, et le monde avec elle.
Menacée, déchirée, déjà diminuée, l’Europe finit demain, si elle n’entend pas l’appel, ou ne sait y répondre assez tôt.
Mais rassemblée, rendue à sa vraie vocation, dans le monde des empires affrontés, l’Europe commence demain, et la paix avec elle.