III
Le▶ congrès ◀de▶ Montreux n’était pas terminé que ◀l’▶idée naissait, chez ◀les▶ fédéralistes, ◀d’▶en élargir ◀l’▶action et ◀le▶ retentissement en convoquant, pour ◀le▶ printemps ◀de▶ ◀l’▶année suivante, des états généraux ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Les▶ observateurs envoyés par ◀le▶ United Europe Committee déclarèrent que ◀le▶ président ◀de▶ ce mouvement, Winston Churchill, avait également ◀l’▶intention ◀de▶ provoquer ◀la▶ réunion ◀d’▶un congrès pour ◀l’▶Europe unie. Il ne s’agissait pas, dans son esprit, ◀d’▶une entreprise « fédéraliste » au sens précis du terme qu’on vient de définir, mais plutôt ◀d’▶une action ◀de▶ propagande destinée à faciliter « ◀l’▶union » des États de l’Europe, que Churchill avait réclamée dans son grand discours ◀de▶ Zurich.
C’est ◀de▶ ces deux initiatives indépendantes, et ◀de▶ leur rencontre à Montreux, que devait naître ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye.
Dès ◀le▶ mois ◀de▶ décembre 1947, un Comité ◀de▶ coordination des mouvements pour ◀l’▶Unité européenne dressait ◀les▶ plans ◀de▶ travail pour ◀La▶ Haye2. Trois commissions furent constituées (politique, économique, culturelle) ainsi que des comités nationaux chargés ◀de▶ désigner ◀les▶ délégués, en tenant compte ◀de▶ toutes ◀les▶ « forces vives » prêtes à collaborer dans chaque pays : parlements, partis politiques, organisations syndicales et professionnelles, églises, ligues féminines, universités, etc.
C’est à ◀la▶ période ◀de▶ préparation du congrès ◀de▶ La Haye qu’appartient ◀la▶ conférence sur ◀l’▶Aventure ◀de▶ ◀l’▶Europe prononcée à ◀la▶ Sorbonne ◀le▶ 22 avril 1948. Elle reflète ◀la▶ lutte entre ◀les▶ tendances « unioniste » et « fédéraliste » qui devait animer ◀les▶ débats ◀de▶ La Haye, et qui se révéla souvent féconde au cours de nos travaux préparatoires.
◀L’▶aventure du xxe siècle
Je ne suis pas ici, ce soir, pour vous parler ◀d’▶une utopie, mais au contraire pour vous parler ◀d’▶une aventure où nous sommes, dès maintenant, bel et bien engagés : ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Il y a ◀l’▶utopie ◀de▶ ◀l’▶Europe, et il y a ◀l’▶aventure ◀de▶ ◀l’▶Europe. Cette distinction fondamentale, vous allez ◀le▶ voir, correspond à deux attitudes entre lesquelles nous aurons à choisir dans un délai que ◀la▶ situation du monde rend très court.
◀La▶ faiblesse générale des utopies, c’est qu’elles sont en réalité moins riches ◀d’▶avenir que ◀le▶ présent. Je dirai même, sans trop ◀de▶ paradoxe, que ◀l’▶utopie peut se définir en général comme un système sans avenir.
◀Le▶ plus grand historien ◀de▶ notre temps, Arnold Toynbee, fait observer que ◀les▶ utopies classiques sont, en réalité, et je ◀le▶ cite : « des programmes ◀d’▶action déguisés en descriptions sociologiques imaginaires ». Mais ◀l’▶action qu’elles proposent n’est rien ◀d’▶autre que ◀l’▶arrêt artificiel, à un certain niveau, ◀d’▶une société en décadence. On isole ◀de▶ cette société ◀les▶ éléments que ◀l’▶on considère comme bons, et ◀l’▶on en compose un système qui serait en équilibre permanent, à ◀l’▶abri des menaces grossières comme des créations ◀de▶ ◀l’▶esprit, insensible aux défis toujours renouvelés ◀de▶ ◀la▶ réalité toujours changeante, bref : hors du courant ◀de▶ ◀l’▶Histoire.
◀Le▶ slogan ◀de▶ ◀la▶ peur : « Défense ◀de▶ ◀l’▶Europe », définit aujourd’hui ◀l’▶utopie.
Telle qu’elle est, pessimiste et divisée, encombrée ◀de▶ frontières qui ◀l’▶empêchent ◀de▶ respirer, menacée à chaque instant ◀d’▶une sorte ◀d’▶hémiplégie, soit que ◀la▶ gauche réussisse à paralyser ◀la▶ droite, ou ◀l’▶inverse, ◀l’▶Europe est pratiquement indéfendable. Je m’explique.
Tenter ◀d’▶unir en une alliance défensive nos États-nations tels qu’ils sont, tenter ◀de▶ coaliser leurs souverainetés pour lutter contre ◀les▶ empires, ce serait vouloir coaliser précisément ◀les▶ facteurs principaux ◀de▶ notre décadence. Une sainte alliance ◀de▶ nos microbes ne me paraît pas ◀le▶ moyen ◀de▶ sauver notre santé. Une sainte alliance des souverainetés dont nous mourons, ne nous rendrait pas davantage ◀la▶ vie. Nos frontières, nos cordons douaniers, suffisent à empêcher nos biens ◀de▶ circuler, mais n’arrêteront pas ◀les▶ armées. Je dis donc que vouloir ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe sans rien changer dans sa structure économique et politique, c’est pratiquement ne rien vouloir, c’est ◀l’▶utopie.
Au contraire, transformer ◀l’▶Europe conformément à son génie, qui est celui ◀de▶ ◀la▶ liberté, et dans ◀les▶ conditions du xxe siècle, qui sont celles ◀de▶ ◀l’▶organisation ; rappeler à cette Europe qui se sent diminuée qu’elle compte encore près de trois-cents-millions ◀d’▶habitants, ◀les▶ plus travailleurs et ◀les▶ plus inventifs ◀de▶ toute ◀la▶ terre, c’est-à-dire, du seul point de vue ◀de▶ ◀la▶ quantité, plus que ◀la▶ Russie et deux fois plus que ◀l’▶Amérique ; ◀l’▶organiser au-delà des États en une grande unité politique et en un vaste espace économique ; — ◀la▶ fédérer dans sa diversité, en vue de maintenir et ◀d’▶illustrer une certaine notion ◀de▶ ◀l’▶homme et des risques humains dont, malgré toutes ses infidélités, elle reste aux yeux du monde entier ◀le▶ grand témoin — c’est ◀la▶ tâche dans laquelle nous nous sommes engagés, c’est ◀l’▶aventure du xxe siècle, et c’est ◀la▶ vocation ◀de▶ cette génération.
Vous n’avez pas été sans remarquer que depuis quelques semaines, ou quelques mois, ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶union européenne a fait des progrès étonnants, sinon dans ◀la▶ réalité, du moins dans ◀les▶ déclarations des gouvernants, et dans ◀la▶ presse. Certains d’entre vous, j’imagine, pensent que ◀l’▶union est en bonne voie, et que notre agitation fédéraliste est par conséquent superflue.
Je persiste à penser, pour ma part, que nos gouvernements travaillent encore dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶utopie que je viens de décrire, et que ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶aventure réelle n’est pas ailleurs que dans nos mains.
Je disais à Montreux, en septembre dernier, lors du congrès ◀de▶ ◀l’▶Union européenne des fédéralistes :
« Si ◀l’▶Europe doit durer, c’est aux fédéralistes qu’elle ◀le▶ devra, et à eux seuls. Sur qui ◀d’▶autre peut-elle compter ?
Elle ne doit pas compter sur ◀les▶ gens au pouvoir. ◀L’▶union, ◀la▶ paix, que la plupart d’entre eux désirent, ne peuvent pas être leur affaire, pour des raisons absurdes, mais techniques. Il faut donc ◀les▶ pousser dans ◀le▶ dos, voilà qui est clair. »
Quelques mois plus tard, parlant au nom des gouvernants, et décrivant leur situation embarrassée, le Premier ministre belge, M. Spaak, s’écriait dans un discours fameux : « Bousculez-nous ! »
Nous sommes d’accord.
◀La▶ parole est maintenant aux peuples, à ◀l’▶opinion qui se réveille, aux citoyens du continent. Ils vont ◀la▶ prendre dans quinze jours, aux états généraux ◀de▶ ◀l’▶Europe, convoqués à La Haye pour ◀le▶ 7 mai.
Je ne puis anticiper sur ◀les▶ résolutions auxquelles aboutira ce congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Le▶ 19 juin ◀de▶ 1789, personne ne prévoyait ◀le▶ serment du Jeu ◀de▶ Paume, qui marqua ◀le▶ lendemain un tournant ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Ce que je sais, c’est notre volonté, et c’est ◀le▶ but précis que nous visons tous, à plus ou moins brève échéance.
Nous avons aujourd’hui une Europe divisée et cloisonnée dans ◀l’▶anarchie. Nous voulons une Europe organisée. Une Europe sans barrières ni visas, rendue dans toute son étendue à ◀la▶ libre circulation des hommes, des idées, et des biens. Pour assurer ces libertés organisées, certaines institutions seront nécessaires. Nous voulons, au-dessus des États, ◀de▶ toute urgence, un Conseil politique ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous voulons que ce Conseil soit contrôlé par un Parlement ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous voulons qu’un Conseil économique entreprenne ◀la▶ mise en commun ◀de▶ nos ressources naturelles. Et nous voulons qu’un Centre de la Culture donne une voix et une autorité à ◀la▶ conscience européenne.
Par-dessus tout, dominant ces Conseils qui domineraient eux-mêmes ◀les▶ États, nous voulons instituer une Cour suprême, qui soit ◀la▶ gardienne ◀de▶ ◀la▶ Charte des droits et des devoirs ◀de▶ ◀la▶ personne, et à laquelle puissent en appeler directement, contre ◀l’▶État ou ◀le▶ parti qui s’en empare, ◀les▶ citoyens, ◀les▶ groupes, et ◀les▶ minorités. Ainsi sera garanti ◀le▶ droit ◀d’▶opposition, faute duquel il est dérisoire ◀de▶ parler ◀de▶ démocratie.
Finalement, nous voulons ◀l’▶Europe, parce que sans elle ◀le▶ monde glisse à ◀la▶ guerre, et que ◀l’▶alternative n’est plus, pour nous, que ◀d’▶empêcher cette guerre ou ◀de▶ périr en elle. Séparé, isolé, aucun ◀de▶ nos pays n’empêchera rien : nous serons colonisés l’un après l’autre en toute souveraineté nationale, et vous voyez peut-être à quoi je pense. Fédérés, au contraire, nous remonterons au niveau de puissance des deux grands. Ils baisseront ◀le▶ ton, et ◀l’▶on pourra parler.
Telle est ◀la▶ vision directrice ◀de▶ ◀l’▶aventure que nous courons. Et il est clair que son enjeu n’est pas d’abord notre sécurité, n’est pas d’abord notre prospérité, bien que l’une et l’autre en dépendent, mais qu’il est avant tout ◀l’▶enjeu ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀la▶ chance ◀de▶ ◀l’▶homme au xxe siècle. Et c’est pourquoi ◀la▶ hiérarchie des Conseils que nous proposons aboutit à ◀la▶ Cour suprême, c’est-à-dire à une institution dont ◀la▶ fin n’est pas ◀la▶ puissance, ni ◀le▶ maintien par ◀la▶ police ◀d’▶une certaine idéologie, mais au contraire ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ loi, par où j’entends ◀la▶ garantie des droits élémentaires ◀de▶ ◀l’▶homme, antérieurs à ◀l’▶État, supérieurs à ◀l’▶État, et sans lesquels, pour nous Européens, ◀le▶ bonheur même paraît inacceptable.
Mesdames et messieurs, vous ◀le▶ sentez, il s’agit dans notre aventure ◀de▶ quelque chose qui dépasse largement ◀les▶ institutions nécessaires et ◀les▶ discussions juridiques qu’on peut entretenir à leur sujet.
Quel que soit ◀le▶ parti dont nous sommes membres, et quelle que soit notre patrie, nous sentons tous que ◀les▶ menaces qui pèsent aujourd’hui sur ◀l’▶Europe mettent en cause quelque chose de plus profond que nos systèmes économiques ou que nos passions politiques. Elles mettent en cause un certain mode de vie, un idéal et un climat ◀de▶ liberté, que symbolise depuis des siècles ◀le▶ nom ◀d’▶Europe. En ◀les▶ perdant, nous serions assurés ◀de▶ perdre du même coup ce qui fait à nos yeux ◀la▶ valeur et ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie. ◀Le▶ monde entier en serait appauvri.
C’est donc une notion ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀la▶ liberté qui est en définitive notre vrai bien commun. C’est en elle que nous possédons notre unité profonde. Et c’est en ◀la▶ définissant ◀d’▶une manière actuelle et concrète que nous définirons valablement ◀les▶ bases et ◀les▶ structures ◀de▶ ◀la▶ fédération qui a pour but ◀de▶ ◀la▶ sauvegarder.
Je sais bien ce que certains vont me dire.
On me dira que je me perds dans ◀l’▶abstraction, et que j’idéalise ◀les▶ motifs terre à terre qui militent en faveur d’une union ◀de▶ ◀l’▶Europe. On me dira que ces motifs immédiats sont ◀d’▶ordre économique et politique, que cela seul compte, et que ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue se fiche un peu de ma notion européenne ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀la▶ liberté.
Ce point de vue passe aux yeux de certains pour réaliste. Je ◀le▶ qualifie pour ma part ◀d’▶utopiste. Je dis qu’il équivaut à nier ◀l’▶Europe telle qu’elle a tout de même existé.
Si ◀l’▶on prétend que ◀la▶ seule chose sérieuse, c’est ◀l’▶organisation économique et politique du continent, je répondrai dans ce cas, soyez sérieux, devenez une colonie américaine, ou bien demandez aux Russes ◀d’▶établir parmi nous ◀l’▶ordre qui règne à Varsovie. Vous aurez ◀la▶ guerre par surcroît, vous serez sauvés des abstractions… Mais si des résistances se manifestent, croyez-m’en, elles prouveront que ◀l’▶Européen tient, plus qu’à ◀l’▶ordre, et plus qu’à ◀la▶ richesse, et plus qu’au pain qu’il mange à une notion ◀de▶ ◀l’▶homme, qu’il ne sait pas toujours formuler, mais pour laquelle il sait mourir, parce qu’il en vit. Il ◀l’▶a montré pendant ◀la▶ Résistance.
Je rappellerai ensuite que si ◀l’▶Europe, petit cap de l’Asie comme on sait, a été tout de même pendant plus ◀de▶ deux-mille ans, ◀la▶ plus grande source ◀d’▶énergie, et ◀d’▶invention, et ◀de▶ puissance réelle ◀de▶ ◀la▶ planète, c’est parce qu’elle a compensé par ◀l’▶esprit, en abstractions et en spéculations, suivies ◀de▶ créations aventureuses, ◀les▶ réalités terre à terre et si médiocres par leurs dimensions, auxquelles on voudrait ◀la▶ réduire.
◀L’▶Europe est une culture, ou elle n’est pas grand-chose.
J’emploie ici ◀le▶ mot culture au sens ◀le▶ plus large et humain, celui qu’illustre justement, aux yeux du monde entier, notre existence.
Pour nous, Européens, ◀la▶ culture véritable naît ◀d’▶une prise de conscience ◀de▶ ◀la▶ vie. Se cultiver, bénéficier ◀de▶ ◀la▶ culture, prendre une part à sa création, cela signifie d’abord pour chacun ◀de▶ nous : élargir et approfondir notre notion ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ sa liberté. Cela signifie ensuite : aménager, et transformer en conséquence ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀les▶ institutions. Cela signifie enfin, et pour tout résumer : se demander sans cesse, et presque sans scrupule, ce que ◀les▶ choses et ce que ◀la▶ vie veulent dire.
Il est typique ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui que ◀la▶ culture y soit encore un but, une fin en soi et non pas un moyen. Ailleurs, comme vous ◀le▶ savez, elle est mise au service du développement ◀de▶ ◀l’▶industrie, et ◀de▶ certaines visées politiques. Ce sont ◀les▶ chefs du parti au pouvoir, ◀les▶ dirigeants du Plan économique, qui lui dictent un programme précis, et qui prescrivent son rôle, subordonné. Pour nous Européens, tout au contraire, c’est ◀la▶ culture qui exprime ◀le▶ sens humain ◀de▶ ◀la▶ vie politique et ◀de▶ ◀l’▶économie ; c’est elle qui vise à ◀les▶ influencer, et qui permet ◀de▶ ◀les▶ critiquer — ◀d’▶évaluer leurs résultats. ◀La▶ primauté ◀de▶ ◀la▶ culture appartient donc à ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶Europe.
En second lieu, il n’est pas moins typique ◀de▶ ◀l’▶Europe, que son unité culturelle ou, pour mieux dire, son unité ◀d’▶attitude vis-à-vis de ◀la▶ culture, se nourrisse ◀de▶ diversités.
En effet, élargir et approfondir ◀la▶ conception ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ sa liberté n’a jamais été, en Europe, ◀l’▶apanage ◀d’▶une doctrine unique, ◀d’▶une nation ou ◀d’▶une caste choisie, mais au contraire ce fut toujours, et ce sera, tant qu’il y aura ◀l’▶Europe, ◀l’▶effet ◀d’▶un dialogue permanent, bien souvent dramatique, parfois tragique, entre plusieurs doctrines ou plusieurs confessions, une vingtaine ◀de▶ nations, et une infinité ◀d’▶écoles et ◀de▶ génies individuels : tous, ils ont contribué à faire ◀l’▶Europe et à modeler ◀l’▶idée européenne ◀de▶ ◀l’▶homme.
Cette idée-là n’est donc pas simple, mais dialectique ; elle n’est pas achevée, mais ouverte ; elle est à chaque instant ◀la▶ résultante ◀de▶ couples ◀d’▶éléments antagonistes, dont ◀le▶ débat se perpétue en chacun ◀de▶ nous et se renouvelle à chaque génération : antiquité gréco-romaine et christianisme, Église et État, catholicisme et protestantisme, attachements régionaux et sens ◀de▶ ◀l’▶universel, mémoire et invention, respect ◀de▶ ◀la▶ tradition et passion du progrès, science et sagesse, germanisme et latinité, individualisme et collectivisme, droits et devoirs, liberté et justice…
Dans cet équilibre tendu, et sans cesse menacé ◀de▶ rupture au profit ◀de▶ l’un ou l’autre ◀de▶ ses éléments, réside ◀le▶ risque original ◀de▶ ◀l’▶homme européen, son aventure.
Dans ce débat auquel chacun ◀de▶ nous participe plus ou moins consciemment, réside ◀le▶ secret du dynamisme occidental, et ◀de▶ ◀l’▶inquiétude créatrice qui pousse ◀l’▶Européen à remettre en question, ◀de▶ siècle en siècle, ses rapports avec Dieu, avec ◀le▶ monde, avec ◀l’▶État et ◀la▶ communauté.
Dans ◀les▶ combinaisons, variées à ◀l’▶infini, qu’il lui est possible ◀d’▶opérer entre ◀les▶ éléments contradictoires constituant son patrimoine, réside ◀la▶ chance, pour tout Européen, ◀d’▶individualiser de plus en plus ses jugements et son mode de vie.
Et enfin, dans ce choix permanent, dans ◀la▶ conscience qu’il a ◀d’▶en être responsable, ◀l’▶Européen conçoit ◀la▶ liberté.
Toute notre histoire illustre ce débat, qui se livre en chacun ◀de▶ nous. Elle est ◀l’▶histoire des risques ◀de▶ ◀la▶ liberté, progressant entre ◀les▶ écueils du désordre et ◀de▶ ◀l’▶ordre absolu. ◀Les▶ lois ◀de▶ ce progrès sont assez simples. Pour peu que ◀l’▶individu, abusant ◀de▶ ses droits et ◀de▶ sa liberté, devenue facile, cède à ◀la▶ tentation ◀de▶ ◀l’▶anarchie ou à celle ◀de▶ ◀l’▶impérialisme, une réaction collectiviste se déclenche, au nom de ◀la▶ justice ou ◀de▶ ◀l’▶ordre social. Elle donne naissance à des régimes unitaires (qu’on appelle aujourd’hui totalitaires) contre lesquels ne tarde pas à se dresser, avec une passion renouvelée, ◀le▶ génie ◀de▶ ◀la▶ diversité, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ liberté.
Si nous cherchons maintenant dans quelle notion commune ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ sa destinée se fonde notre refus simultané ◀de▶ ◀l’▶individualisme et du collectivisme, nous voyons se définir un certain idéal, qui n’a trouvé son nom qu’au xxe siècle, mais qui a toujours été ◀l’▶axe ◀de▶ notre histoire, ◀la▶ vision directrice ◀de▶ nos révolutions : c’est ◀l’▶idéal ◀de▶ ◀la▶ personne humaine.
Cette notion ◀d’▶origine chrétienne, acceptée et reprise par ◀l’▶humanisme, est celle ◀de▶ ◀l’▶homme doublement responsable envers sa vocation et envers ◀la▶ cité, à la fois autonome et solidaire ; à la fois libre et engagé, et non pas seulement libre comme ◀l’▶individualiste, ou seulement engagé comme ◀le▶ totalitaire ; lieu ◀d’▶une synthèse vivante mais aussi ◀d’▶un conflit entre des exigences également valables, mais ◀de▶ fait ou ◀de▶ droit, antagonistes.
Cet homme est fidèle à lui-même quand il accepte ◀le▶ dialogue, assume ◀le▶ drame, et ◀les▶ dépasse en créations : un acte, une œuvre, ou une institution.
Il devient infidèle à lui-même et au génie formateur ◀de▶ ◀l’▶Europe, lorsqu’il cède à ◀la▶ tentation ◀de▶ supprimer l’un des termes du conflit, soit qu’il essaie ◀d’▶enfermer dans sa particularité, nation, parti, ou idéologie ; soit qu’il prétende ◀l’▶imposer à tous ◀d’▶une manière uniforme donc tyrannique.
Avec ces derniers mots, nous avons désigné ◀les▶ principaux obstacles au progrès immédiat vers ◀la▶ fédération européenne.
Ce sont, pour parler très clairement : ◀l’▶opposition ◀de▶ ◀la▶ Russie soviétique ; ◀les▶ préjugés nationalistes, et ◀les▶ prétentions des partis.
Même s’il y avait ◀de▶ bonnes raisons historiques ◀d’▶inclure ◀les▶ Russes — ◀la▶ Sainte Russie ou ◀les▶ Soviets — dans une fédération européenne, ◀la▶ question, aujourd’hui, ne se pose pas. Que nous ◀le▶ voulions ou non, Dostoïevski ou non, il nous faut faire ◀l’▶Europe sans ◀la▶ Russie, sans cette Byzance électrifiée, standardisée, gouvernée par ◀les▶ Asiatiques, sous ◀le▶ couvert ◀d’▶une doctrine née en Europe dans ◀le▶ cerveau puissant ◀d’▶un Allemand, qui ◀la▶ destinait aux Anglais. Est-ce à dire que nous ferons ◀l’▶Europe contre ◀les▶ Russes ? C’est malheureusement leur point de vue.
Tout essai ◀de▶ sauvetage ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est-à-dire pratiquement ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, prend à leurs yeux, et sans autre examen, ◀l’▶allure ◀d’▶une manœuvre antirusse.
Ils ont raison, dans ◀le▶ sens qu’unir ◀l’▶Europe c’est ◀la▶ mettre à ◀l’▶abri ◀de▶ ◀la▶ misère et ◀de▶ ◀l’▶anarchie nationaliste, et donc secondairement mais très effectivement, à ◀l’▶abri ◀de▶ ◀l’▶expansion soviétique. Ils ont tort, s’ils croient un instant que l’un des buts ◀de▶ ◀la▶ fédération soit ◀de▶ faire ◀la▶ guerre à ◀la▶ Russie. Mais ◀le▶ croient-ils ?
Il y a un an, en Amérique, je parlais ◀de▶ ces choses avec un homme qu’il serait difficile ◀de▶ soupçonner ◀d’▶anticommunisme hystérique : Albert Einstein, et il me dit : « ◀Le▶ fond ◀de▶ ◀l’▶affaire, c’est que ◀les▶ Soviets, dans ◀le▶ jeu mondial, se sentent ◀le▶ partenaire ◀le▶ plus faible. Tout leur effort consiste donc, et c’est normal, à contrer chacun ◀de▶ nos mouvements, même amical en réalité. Rien au monde ne pourra ◀les▶ persuader que nos intentions ne leur sont pas hostiles. ◀Le▶ seul moyen ◀de▶ sortir ◀de▶ cette impasse, c’est ◀d’▶organiser ◀le▶ monde sans eux, et vous verrez que, sans eux, ce sera facile. Et cela fait, comme ils ne sont pas fous, ils comprendront que leur intérêt ne consiste plus à rester à ◀l’▶écart. »
Je serais tenté ◀de▶ partager cet optimisme, mais il est à longue échéance. Pour ◀l’▶instant, si ◀l’▶on regarde ◀les▶ faits, ◀la▶ situation est ◀la▶ suivante : pendant que ◀les▶ Soviets nous accusent ◀de▶ préparer un bloc occidental — et ◀les▶ blocs, nous disent-ils, ne servent qu’à ◀la▶ guerre — ils ont fait leur bloc oriental, mais nous n’avons pas fait notre fédération. Même attitude lorsqu’il s’agit du plan Marshall, ou ◀de▶ quelque congrès ◀d’▶intellectuels. Invités en bonne et due forme, ◀les▶ Russes répondent en tirant ◀le▶ rideau ◀de▶ fer à grand fracas, s’enferment et crient qu’on ◀les▶ empêche ◀d’▶entrer, qu’on ◀les▶ exclut, qu’on fait un bloc contre eux…
Il doit y avoir quelque malentendu. Il y a généralement malentendu entre des gens qui ont peur ◀les▶ uns des autres. Et ◀la▶ peur suscite des fantômes qui, à leur tour, font beaucoup plus peur que des êtres en chair et en os. C’est pourquoi ◀la▶ seule cure possible ◀de▶ ◀la▶ grande peur qu’inspire aux Russes un bloc occidental fantomatique, c’est ◀de▶ créer très vite, et solidement, notre fédération occidentale. Car ◀la▶ question sérieuse n’est pas pour nous ◀de▶ réfuter ◀l’▶accusation ◀de▶ bellicisme, mais ◀d’▶empêcher ◀la▶ guerre en fait.
◀Le▶ plus beau témoignage ◀de▶ ◀l’▶anarchie ◀de▶ langage qui caractérise notre temps restera sans doute, aux yeux de ◀l’▶historien, ◀l’▶emploi simultané ◀de▶ certaines expressions telles que démocratie, droits des peuples à disposer ◀d’▶eux-mêmes, volonté populaire, antifascisme, presse libre, opinion unanime, etc., par ◀les▶ totalitaires ◀de▶ nuances diverses comme par ◀les▶ libéraux ◀de▶ ◀l’▶Occident. C’est ◀le▶ cas ◀de▶ redire ◀le▶ mot ◀de▶ Bernard Shaw à propos de ◀l’▶Angleterre et ◀de▶ ◀l’▶Amérique : « Nous sommes séparés par un langage commun. »
Et ◀la▶ question n’est pas non plus ◀d’▶affirmer que nous sommes démocrates, mais ◀d’▶établir, en fait, certaines institutions qui garantissent ◀les▶ libertés réelles. Peu nous importent ◀les▶ questions ◀d’▶étiquette, et tant pis pour ◀le▶ mot Démocratie : quand nous voyons que ◀les▶ staliniens ◀l’▶ont à ◀la▶ bouche, tremblons pour lui, car ils ont ◀la▶ dent dure ! Laissons-leur ◀le▶ mot s’ils y tiennent. Tant qu’ils nous laissent ◀la▶ chose, nous serons contents.
Il n’en reste pas moins que ◀l’▶opposition des Russes ne se réduit pas à détourner ◀le▶ sens des mots qu’ils nous ont pris, et à nous accabler ◀d’▶injures homériques. Elle se traduit par un fait grave : au congrès ◀de▶ La Haye, ◀la▶ place ◀de▶ nos amis fédéralistes ◀de▶ toute ◀l’▶Europe de l’Est restera vide.
Et cela n’a pas manqué ◀de▶ donner prétexte à des arguments défaitistes. On nous dit : — Vaut-il ◀la▶ peine ◀de▶ faire ◀l’▶Europe sans eux ? Réponse : ◀l’▶absence ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀l’▶Est nous force à faire ◀l’▶Europe beaucoup plus vite, et beaucoup plus résolument que s’ils étaient là.
Tout d’abord il convient ◀d’▶observer que ◀les▶ satellites ◀de▶ ◀la▶ Russie n’ont pas choisi ◀de▶ quitter notre camp. Ces peuples ne sont pas plus soviétiques que nous. Ils ◀le▶ sont moins, si ◀l’▶on s’en tient au pourcentage ◀de▶ leurs électeurs communistes. Là encore, ◀l’▶adjectif « populaire » dont on a décoré leurs républiques est une captieuse figure ◀de▶ langage. Entendons bien que ces régimes sont populaires comme ◀les▶ lois juives ◀de▶ Vichy étaient juives, comme ◀les▶ bagnes ◀d’▶enfants sont enfantins. « Populaires », oui, pour ceux qui appellent un chat ◀l’▶absence ◀d’▶un chat, et Staline un vrai démocrate.
Mais on va me dire encore : comment se fait-il que, démocrates dans leur majorité, tous ces peuples aient cédé l’un après l’autre à ◀la▶ loi ◀d’▶une minorité ? Je réponds qu’en réalité, ils ont cédé à ◀l’▶attraction ◀d’▶une grande puissance.
L’autre jour, M. Pekkala, Premier ministre finlandais, expliquait en ces termes candides ◀les▶ raisons du traité qu’il venait de signer avec ◀les▶ Russes :
« ◀L’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ technique moderne, disait-il, ne permet pas aux petites nations ◀d’▶organiser seules leurs moyens ◀de▶ défense… Elles doivent s’assurer ◀l’▶aide ◀de▶ telle grande puissance dont c’est ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶accorder. »
Or cette puissance, ◀les▶ républiques dites « populaires », pas plus que ◀la▶ Finlande, ne pouvaient ◀la▶ trouver, jusqu’ici, ailleurs qu’à ◀l’▶Est. À ◀l’▶Ouest, qu’avions-nous à offrir ? Nos divisions ; nos expériences économiques mal engagées et mal soutenues, étriquées dans leurs cadres nationaux ; un scepticisme général quant aux valeurs démocratiques ; ◀l’▶absence ◀de▶ toute doctrine, ◀de▶ tout élan nouveau, ◀de▶ tout principe ◀d’▶union, ◀d’▶espoir ou ◀d’▶aventure…
J’affirme donc que faire ◀l’▶Europe sans ◀l’▶Est, loin ◀d’▶être une solution ◀de▶ résignation, c’est ◀le▶ seul moyen que nous ayons, aujourd’hui, ◀de▶ ne pas abandonner ces peuples à leur destin, ◀de▶ créer ◀le▶ pôle ◀d’▶attraction nécessaire à leur équilibre, et ◀de▶ restaurer cette puissance dont notre désunion, dont nos carences, ont frustré leurs secrets espoirs.
Pour eux, au moins autant que pour nous, il est vital que ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye allume un phare visible au loin.
Vous venez de ◀le▶ voir : ◀les▶ vrais obstacles à ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe ne sont pas d’abord à ◀l’▶Est, mais d’abord parmi nous.
Tout nous ramène à nos problèmes internes. Et, en particulier, aux deux problèmes brûlants que je mentionnais tout à ◀l’▶heure : celui que nous posent ◀les▶ préjugés nationalistes, et celui, parallèle, ◀de▶ ◀l’▶esprit partisan.
À ce sujet, il me paraît urgent ◀de▶ préciser une distinction fondamentale pour tout ◀le▶ vocabulaire fédéraliste, et par suite décisive pour toute ◀l’▶action européenne. Dans ◀le▶ cas des nations comme dans ◀le▶ cas des partis, il est urgent que nous apprenions à distinguer entre diversité et division ; il est urgent que nous apprenions à voir et à sentir que ◀l’▶opposition véritable n’est pas entre ◀l’▶union et ◀la▶ diversité, bien au contraire ; mais que nos divisions signifient pratiquement ◀la▶ mort prochaine ◀de▶ nos diversités.
Voyons d’abord ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ nation :
◀La▶ diversité des nations, correspondant au cloisonnement géographique du continent, a fait pendant des siècles ◀l’▶originalité ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀la▶ fécondité ◀de▶ sa culture. Et l’un des buts ◀de▶ ◀la▶ fédération, c’est ◀de▶ ◀la▶ sauver.
Mais par suite de ◀la▶ collusion ◀de▶ ◀la▶ nation et ◀de▶ ◀l’▶État, fixant ◀les▶ mêmes frontières rigides à des réalités culturelles, linguistiques, économiques et administratives, qui n’ont aucune raison ◀de▶ se recouvrir en fait, cette diversité naturelle est devenue division arbitraire. Elle appauvrit nos échanges culturels. Elle laisse chacune ◀de▶ nos patries incapable ◀de▶ sauvegarder son autonomie politique, ou ◀d’▶assurer son existence économique. Cet individualisme national, qui tend nécessairement à ◀l’▶autarcie, constitue aujourd’hui ◀le▶ pire danger pour ◀la▶ vie réelle des nations. Dans ◀l’▶état ◀de▶ faiblesse où il ◀les▶ met, il ◀les▶ livrera fatalement à ◀l’▶unification forcée, soit par ◀l’▶intervention ◀d’▶un empire du dehors, soit par ◀l’▶usurpation ◀d’▶un parti du dedans.
C’est pourquoi ◀l’▶union fédérale, ◀l’▶union des peuples au-delà des États, nous apparaît comme ◀la▶ seule garantie des autonomies nationales. Ce n’est qu’en surmontant nos divisions que nous sauverons notre diversité.
Cette règle vaut aussi pour nos doctrines, partis et idéologies.
Aussi indispensables que ◀les▶ nations à ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ culture et à ◀la▶ liberté, ces diversités à leur tour tendent à devenir des divisions mortelles. Tandis que ◀les▶ frontières étatiques cloisonnent ◀l’▶Europe verticalement, ◀les▶ idéologies et ◀les▶ partis ◀la▶ cloisonnent horizontalement. Ils penchent vers ◀l’▶autarcie intellectuelle, comme ◀les▶ nations vers ◀l’▶autarcie économique. Leurs prétentions larvées à un droit exclusif dans ◀l’▶organisation du continent n’est pas moins dangereuse, n’est pas moins utopique, que ne serait ◀l’▶impérialisme ◀d’▶une seule nation.
Il est bien clair que ni ◀la▶ droite, ni ◀la▶ gauche, ni ◀le▶ centre, aujourd’hui, ne sont capables ◀de▶ créer ◀l’▶union.
Aucun ◀de▶ ces partis n’est capable, à lui seul, ◀de▶ sauver ◀l’▶Europe, ni par suite son propre avenir. De même que ◀les▶ nations n’ont ◀de▶ chance ◀de▶ survivre que si elles renoncent à temps au dogme tyrannique ◀de▶ leur souveraineté absolue, ◀les▶ partis n’ont ◀de▶ chance ◀de▶ poursuivre leur lutte que s’ils en limitent ◀l’▶ambition, renoncent à toute visée totalitaire, même inconsciente, et subordonnent leur tactique à ◀la▶ stratégie générale ◀d’▶une action ◀de▶ salut public européen.
À ce propos, et sans sortir, je crois, du cadre ◀de▶ cette conférence, je voudrais saisir ◀l’▶occasion ◀d’▶une mise au point qui se révèle nécessaire.
On a dit et écrit, en Europe, que ◀le▶ parti travailliste anglais boycottait ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye. Et certains socialistes continentaux, suivis ◀de▶ certains hommes en dehors des partis, ont déclaré que ◀l’▶absence des travaillistes donnerait à ce congrès une couleur politique, qui leur interdirait ◀d’▶y prendre part. Je suis heureux ◀de▶ pouvoir vous dire qu’il n’en est rien, que ◀les▶ travaillistes viendront.
Certes, ◀le▶ congrès des partis socialistes s’est prononcé à Londres, dernièrement, contre ◀la▶ participation « officielle » ◀de▶ ses membres aux états généraux ◀de▶ La Haye. Mais ◀le▶ fait est que ◀les▶ organisateurs ◀de▶ La Haye n’ont jamais demandé, à aucun parti, une délégation officielle. Et ◀le▶ fait est que malgré ◀le▶ refus des socialistes ◀de▶ donner ce que personne ne leur avait demandé, ils viendront à La Haye à titre personnel, par conséquent sur ◀le▶ même pied que tous ◀les▶ autres. C’est ainsi que ◀la▶ Chambre des communes nous enverra plus ◀de▶ cinquante députés, dont une trentaine ◀de▶ travaillistes, parmi lesquels ◀les▶ chefs des deux fractions ◀de▶ ◀la▶ gauche et ◀de▶ ◀la▶ droite du parti.
Hier encore, M. Léon Blum écrivait dans ◀Le▶ Populaire : « On ne fera donc pas ◀les▶ États-Unis d’Europe sans nous. Mais, en revanche, nous ne nourrissons pas ◀la▶ présomption “absurde et déplorable”3 ◀de▶ ◀les▶ faire aujourd’hui à nous tous seuls. »
Voilà qui est clair.
Mais il faut ajouter ceci : ce n’est pas sur un compromis que ◀les▶ partis doivent s’unir pour faire ◀l’▶Europe. C’est sur ◀la▶ volonté ◀de▶ réaliser chacun leur vocation particulière. Et il en va de même pour ◀les▶ nations.
Prenez ◀les▶ socialistes, que veulent-ils ? Élever ◀le▶ niveau de vie des masses, organiser à cet effet ◀la▶ production, créer ainsi ◀les▶ conditions ◀d’▶une justice sociale plus réelle. Eh bien tout cela suppose, implique, exige, ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe. Un socialiste qui, en tant que tel, n’est pas pour ◀la▶ fédération, peut être un homme sincère et respectable, mais il serait difficile ◀de▶ ◀le▶ considérer comme particulièrement logique et réaliste.
Qu’en est-il des conservateurs ? Conserver ce qui mérite ◀de▶ ◀l’▶être dans toutes nos traditions européennes suppose, implique, commande ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe. Un conservateur qui, par esprit nationaliste, refuserait à sa nation ◀le▶ droit ◀de▶ se fédérer, c’est-à-dire ◀de▶ sauver son autonomie réelle au prix de ◀l’▶abandon ◀d’▶une souveraineté qui, dans ◀le▶ fait, n’existe plus, celui-là ferait mentir ◀le▶ nom ◀de▶ conservateur.
Et quant aux libéraux, s’il est certain qu’ils ne représentent plus en Europe un parti politique important, il n’en reste pas moins que leur ambition maîtresse est en réalité celle ◀de▶ ◀l’▶immense majorité des citoyens européens, s’il est vrai que ◀le▶ mot libéral veut dire ami ◀de▶ ◀la▶ liberté, non pas seulement du laisser-faire, et qu’à ce titre, j’en suis bien certain, il retrouvera demain tout son prestige.
◀Les▶ trois motifs principaux ◀de▶ nous unir : sécurité, prospérité, et liberté, se conditionnent réciproquement. Ils conditionnent ◀d’▶une manière positive ◀l’▶action conjointe des trois partis qui ◀les▶ revendiquent principalement.
Chacun peut donc y aller au nom de ses principes, à ◀la▶ seule condition ◀de▶ ◀les▶ prendre au sérieux.
Plus tard, une fois ◀le▶ but atteint et ◀la▶ fédération consolidée, rien ne ◀les▶ empêchera plus ◀de▶ se livrer à leur distraction favorite, qui est ◀de▶ se battre entre eux au moins autant qu’en faveur de leur idéal. Ce qui est bien clair, c’est que s’ils échouent à fonder ◀la▶ fédération, ils perdront fatalement, demain, l’un des droits qui leur est ◀le▶ plus cher : ◀la▶ liberté ◀de▶ se disputer, ◀le▶ droit ◀de▶ querelle…
Mesdames et Messieurs, si ◀l’▶Europe, mère des nations et des partis, n’invente pas ◀les▶ moyens ◀de▶ surmonter ◀le▶ nationalisme et ◀l’▶esprit partisan, je ne vois personne au monde qui puisse ◀le▶ faire avec quelque chance ◀de▶ succès. Nous avons développé des virus dont nous sommes seuls à pouvoir fabriquer ◀les▶ antitoxines efficaces.
Entre un libéralo-capitalisme et un étatisme absolu, tous deux nés en Europe pour émigrer plus tard sur des terres vierges où leurs excès sont manifestes et menaçants, car leur conflit se déclare sans issue, ◀l’▶Europe se doit et doit au monde ◀d’▶inaugurer la troisième voie, ◀la▶ voie des libertés organisées.
Nous vivons aujourd’hui ◀la▶ « drôle ◀de▶ paix ». Il dépend ◀de▶ nous qu’elle se termine demain en paix-éclair, et c’est ◀l’▶effet que pourra seule produire ◀la▶ proclamation solennelle ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne.
Il se passe quelque chose à ◀l’▶Est. Il est temps qu’il se passe quelque chose en Europe ! Il est temps ◀de▶ réveiller ◀l’▶espoir ◀d’▶une moitié séparée du continent. Il est temps ◀de▶ donner aussi à nos amis américains ◀la▶ certitude que nous ne sommes pas ce qu’ils ont parfois presque raison ◀de▶ croire que nous sommes : des démissionnaires ◀de▶ ◀l’▶Histoire.
◀La▶ véritable troisième force, au plan mondial, ce n’est pas je ne sais quel groupement ◀de▶ doubles négations et ◀de▶ demi-mesures, c’est ◀l’▶Europe rejoignant ◀le▶ xxe siècle, pour en prendre ◀la▶ tête et inventer ◀l’▶avenir. C’est ◀le▶ fédéralisme, qui veut que ◀la▶ Terre promise ne soit pour nous ni ◀l’▶Amérique ni ◀la▶ Russie, mais cette vieille terre à rajeunir, à libérer ◀de▶ ses cloisons, notre Europe à reconquérir — pour tous ses peuples, pour tous ses partis, et, comme ◀le▶ veut son vrai génie, pour tous ◀les▶ hommes.
◀Le▶ congrès ◀de▶ La Haye ou ◀la▶ voix ◀de▶ ◀l’▶Europe
Cette architecture ◀de▶ grandes poutres, chevrons et traverses sculptés, soutenant un toit immense, tout là-haut, j’ai rêvé un instant qu’à 12 ans, avec mes petits camarades, nous sautions ◀d’▶une poutre à l’autre, sans regarder ◀l’▶abîme sous nos pas… Vertige rapide. J’abaisse mes regards le long des parois blanches et nues, jusqu’à cette rangée ◀d’▶écussons aux lions couchés trois par trois. Plus bas, des tapis suspendus. Au-dessus ◀de▶ ma tête, un large dais carré, tout tendu ◀de▶ soie rouge et or. J’appuie ma tête contre ◀les▶ plis ◀d’▶un lourd rideau ◀de▶ velours pourpre. Qui sont ces gens autour de moi, dont ◀les▶ visages s’illuminent dans ◀le▶ faisceau des projecteurs ◀de▶ cinéma ? Je suis assis derrière deux rangs ◀de▶ dos et ◀de▶ nuques fascinantes qui dépassent ◀le▶ dossier des fauteuils. Cette nuque très large et rouge, c’est Ramadier ; cette nuque placide et blonde, c’est van Zeeland ; et cette absence ◀de▶ nuque, c’est Paul Reynaud. Une tête noire aux cheveux bien plaqués se penche vers un chapeau ◀de▶ femme — oui, c’est bien ◀la▶ princesse Juliana. Une nuque blanche et gonflée au-dessus ◀d’▶un frac noir, Winston Churchill. À ma gauche, à ma droite, quelques profils ◀d’▶amis, ce jeune ancien ministre socialiste hollandais, ce jeune ancien ministre conservateur anglais, ◀les▶ yeux bridés ◀de▶ Coudenhove, ◀le▶ sourire voltairien ◀de▶ Lord Layton, un homme en noir qui porte une longue chaîne en sautoir… Où suis-je ? À quelle époque ? Dans un rêve ? Que se passe-t-il ?
Quelqu’un parle devant un micro, et ◀la▶ voix me revient ◀de▶ ◀la▶ salle : « The task before us, at this congress, is not only to raise the voice of Europe as a united home… We must here and now resolve that a European Assembly shall be constituted… »
Oui, c’est un rêve, un rêve devenu réalité, et que je faisais depuis vingt ans.
Devant nous, tout autour de nous, dans cette grande Salle des chevaliers, qui est celle ◀d’▶un très vieux Parlement, mille personnes, mille Européens. Je reconnais dans ◀la▶ foule quelques têtes, ◀la▶ moustache ◀d’▶Anthony Eden, ◀la▶ face concave ◀de▶ Daladier, ◀le▶ profil du chapelier fou ◀d’▶Alice in Wonderland (ce ne peut être que Bertrand Russell), ◀le▶ crâne poli ◀de▶ Prieto, ◀les▶ boucles blanches ◀de▶ William Rappard, un Anglais plus anglais que nature : Charles Morgan, un archevêque qui représente ◀le▶ Vatican, un Lord Bishop qui représente Canterbury, des députés socialistes anglais, un joyeux anarchiste italien, des ministres allemands aux lunettes sans bord… Mais pourquoi cet immense applaudissement ? « ◀L’▶Europe, vient de dire quelqu’un dans ◀le▶ micro, c’est ◀la▶ civilisation des non-conformistes ! » Je regarde ◀le▶ texte qu’on m’a remis. « ◀L’▶Europe, c’est ◀la▶ terre des hommes continuellement en lutte avec eux-mêmes, c’est ◀le▶ lieu où aucune certitude n’est acceptée comme vérité si elle n’est continuellement découverte. D’autres continents se vantent ◀de▶ leur efficacité, mais c’est ◀le▶ climat européen seul qui rend ◀la▶ vie dangereuse, aventureuse, magnifique et tragique — et, par là, digne ◀d’▶être vécue. » (C’est mon ami Brugmans, travailliste hollandais, qui parle ainsi devant douze anciens présidents du Conseil, soixante ministres et anciens ministres, deux-cents députés aux parlements européens, et six-cents autres délégués ◀de▶ vingt-cinq pays… Mais je me dis qu’en effet, malgré tout, notre congrès est doublement non conformiste, puisqu’il a su rallier pour une œuvre commune ◀les▶ conformistes et ◀les▶ non-conformistes…)
Tout à ◀l’▶heure, nous avons traversé ◀la▶ salle en procession, Churchill et sa femme conduisant. Il y avait des fleurs partout, et des fanfares dans ◀la▶ cour du palais. — On dirait un mariage ! m’a soufflé mon voisin.
Mariage ◀de▶ qui ? Peut-être ◀de▶ Churchill et ◀de▶ ◀la▶ gauche continentale ? Ou des vieux hommes d’État et des générations formées pendant ◀la▶ Résistance ? Ou encore des vainqueurs et des vaincus ◀d’▶hier ? (Nous avons des délégations allemandes, autrichiennes et italiennes.) Ou bien ◀le▶ mariage ◀de▶ ◀l’▶Ouest et ◀de▶ ◀l’▶Est ? Non, pas cela : ◀les▶ quelque trente Roumains, Polonais, Tchèques, Hongrois et Yougoslaves ici présents, ne sont encore, hélas, que des « observateurs ».
Attendons : ◀le▶ Congrès commence à peine. ◀L’▶Histoire seule dira ◀le▶ vrai sens ◀de▶ cette cérémonie sans précédent.
J’écris maintenant dans ◀la▶ paix ◀de▶ ma campagne franco-suisse. (◀La▶ frontière est à douze cents mètres. À chaque passage, je renouvelle in petto ◀l’▶engagement final du Congrès : « Nous voulons une Europe unie, rendue dans toute son étendue à ◀la▶ libre circulation des hommes, des idées, et des biens. ») Depuis deux semaines, j’ai parcouru quelques centaines ◀d’▶articles sur La Haye. J’ai relu mes discours, en vue de ce recueil. J’essaie ◀de▶ comparer et ◀de▶ conclure, provisoirement, avant de repartir.
Ces applaudissements enthousiastes saluant ◀la▶ phrase ◀de▶ Brugmans sur ◀le▶ « non-conformisme » européen, m’ont étonné plus que toute autre chose survenue au cours du Congrès. (◀La▶ presse y fait peu ◀d’▶allusions.) Et ce n’était pas un accident, puisqu’au cours de ◀la▶ même séance inaugurale, M. Paul Ramadier ayant cru devoir dire : « Nous ne sommes pas ici pour faire une révolution fédéraliste ! » — un froid silence fut seul à lui répondre. Après cela, ◀l’▶on fut moins surpris ◀de▶ voir quelques-unes des thèses fédéralistes acceptées par une assemblée unanime, alors que ◀la▶ majorité des délégués, pris un à un, se fussent sans doute avoués fort étrangers à ◀la▶ doctrine qui ◀les▶ dictait. Ces votes finaux ne sauraient s’expliquer par une conversion collective. Ils traduisent un mouvement ◀de▶ ralliement mi-inconscient, mi-raisonné, à ◀la▶ seule position cohérente fournissant une base ◀d’▶offensive : ◀la▶ position fédéraliste, qui se trouve être en fait « non-conformiste », dans ◀l’▶état présent ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Certes, il existe — et je crois ◀la▶ connaître — une doctrine orthodoxe du fédéralisme. Et parfois ses tenants s’inquiètent ◀de▶ voir ◀les▶ conclusions pratiques qu’ils en déduisent adoptées par des hommes politiques qui pensent encore en termes de nations, ◀d’▶unification rationnelle, ou seulement ◀de▶ défense contre l’un des « deux grands ». Un chrétien convaincu, s’il voyait son église se remplir subitement ◀d’▶une foule ◀d’▶incroyants répétant avec lui ◀les▶ mêmes paroles, se sentirait fort mal à l’aise : il se demanderait quelle peur ◀les▶ pousse, quelle grande calamité publique est annoncée… Gardons-nous cependant ◀de▶ confondre ◀les▶ ordres. Si ◀le▶ fédéralisme veut être une politique, non pas une secte ou une théologie (quoiqu’il ait, dans plus ◀d’▶un esprit, ◀de▶ fortes attaches religieuses), il faut bien qu’il travaille avec ceux qui ◀l’▶acceptent pour des raisons qui ne sont pas les siennes. Dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ politique, c’est ◀le▶ compromis difficile qui représente presque toujours ◀le▶ vrai succès. ◀La▶ victoire totale ◀d’▶une doctrine — fût-elle ◀la▶ bonne, ou disons : ◀la▶ meilleure — ou bien reste sans lendemain, ou bien prépare un lendemain totalitaire.
Quels seront ◀les▶ lendemains ◀de▶ La Haye ? Quels résultats tangibles avons-nous obtenus ? J’en vois deux, qui dépassent en importance ◀les▶ résolutions adoptées.
1. ◀Le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe voulait produire un choc, voulait alerter ◀l’▶opinion. Il ◀l’▶a fait dans une large mesure, sinon dans toute ◀la▶ mesure qu’il méritait. Réveiller ◀la▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’était son seul moyen ◀d’▶action. Pour autant qu’il y soit parvenu, il établit ◀l’▶union européenne sur des bases qui manquent à ◀l’▶ONU : ◀la▶ volonté consciente des groupes sociaux et ◀l’▶enthousiasme des individus. Si nous sommes en démocratie, c’est cela qui compte, et ◀le▶ reste suivra.
2. ◀Le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe a permis ◀de▶ mettre en pleine lumière ◀les▶ vraies difficultés, et c’est là ◀le▶ seul moyen ◀de▶ réduire ◀les▶ objections courantes que peuvent élever contre une fédération européenne ◀les▶ sceptiques, ◀les▶ réactionnaires, ◀les▶ sectaires ◀de▶ ◀la▶ gauche ou du grand capital, ◀les▶ nationalistes honteux ou ◀les▶ imprudents utopistes. ◀Le▶ seul fait qu’un accord unanime — au lieu de ◀la▶ rupture trois fois risquée — ait couronné ces débats passionnés, est un résultat décisif. Il se peut que ◀la▶ bataille ◀la▶ plus dure pour ◀l’▶unité européenne ait été gagnée à La Haye, même si ◀les▶ conclusions ◀les▶ plus spectaculaires n’en doivent être tirées que plus tard et ailleurs.
◀La▶ presse continentale dans son ensemble a parlé du Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe comme ◀d’▶un congrès « fédéraliste ». En réalité, ◀les▶ groupes fédéralistes s’y trouvaient en minorité à tous égards. Tant par ◀le▶ nombre que par ◀le▶ prestige des hommes d’État qui ◀la▶ représentaient, ◀la▶ tendance « unioniste » dominait largement. Elle tenait la plupart des postes ◀de▶ commande. Que voulait-elle ? Il est bien difficile ◀de▶ ◀le▶ dire clairement sans ◀la▶ trahir. Elle voulait — selon ◀les▶ termes ◀de▶ ◀l’▶invitation adressée par ses soins aux congressistes — « une plus grande unité entre ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe ». Formule vague et peu convaincante. Unité ◀de▶ quel ordre ? Et plus grande que quoi ? C’était trop dire, ou pas assez. Ce n’était pas une base ◀de▶ travail ou d’accord. Qui donc oserait se déclarer contre un peu plus ◀d’▶union en général ? ◀Les▶ fédéralistes, au contraire, réclamaient des mesures précises, et surtout des institutions, calculées de manière à nous conduire au-delà des souverainetés nationales absolues, mais en deçà ◀d’▶une « unité » totale, aussi dangereuse que toutes nos divisions. On pouvait donc prévoir, avant ◀le▶ congrès, que ◀l’▶inconsistance « unioniste » ne jouerait à La Haye que ◀le▶ rôle ◀d’▶un frein, par rapport au fédéralisme cohérent et sûr ◀de▶ ses fins. C’est en effet ce qui se produisit. La plupart des thèses défendues par ◀la▶ tendance fédéraliste — et qu’on trouve déjà formulées dans ◀le▶ rapport du congrès ◀de▶ Montreux — furent acceptées à ◀l’▶unanimité. Quant à ◀l’▶action ◀de▶ ◀la▶ tendance unioniste, elle consista surtout à rappeler sans relâche ◀la▶ prudence nécessaire, ◀les▶ obstacles probables. Elle parvint à noyer ◀les▶ termes trop précis — comme celui ◀de▶ fédération — dans des vœux généraux et qui n’engagent à rien, mais qui du moins laissent ◀les▶ portes ouvertes. À ◀la▶ faveur ◀de▶ ces hésitations, confusions et manœuvres souterraines, on vit ◀le▶ Congrès rallier progressivement quelque chose dont il refusait ◀le▶ nom ou ◀l’▶étiquette avec obstination, mais qui n’en est pas moins ◀le▶ programme fédéraliste. ◀Les▶ grandes institutions que proposait Montreux ont été adoptées en principe à La Haye : ◀la▶ Cour suprême, chargée ◀de▶ sanctionner une Charte des droits ◀de▶ ◀la▶ Personne ; ◀l’▶Assemblée de l’Europe, représentant ◀les▶ forces vives des nations, non pas seulement leurs parlements ; un organisme économique commun ; un Centre européen ◀de▶ ◀la▶ culture4 . Et la plupart des principes généraux posés au congrès ◀de▶ Montreux ont été repris, presque littéralement, dans ◀les▶ résolutions ◀de▶ La Haye : non seulement ◀le▶ transfert partiel des souverainetés nationales à des organismes communs (qui reste ◀le▶ point capital), mais aussi ◀l’▶insertion ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérée dans une fédération mondiale, ◀l’▶urgence ◀de▶ « réaliser une synthèse entre ◀les▶ aspirations personnalistes et ◀les▶ nécessités économiques nouvelles »5, enfin ◀l’▶association des syndicats au développement ◀de▶ cette économie.
◀Le▶ succès des fédéralistes, à La Haye, n’est pas celui ◀d’▶un parti sur un autre. Car ◀l’▶unionisme n’est pas une doctrine, mais plutôt une étape normale dans ◀l’▶évolution des esprits vers un fédéralisme efficace. Très peu parmi ◀les▶ délégués se déclarèrent adversaires ◀de▶ nos thèses. Certains ne redoutaient à vrai dire qu’« un fédéralisme intégral » partant ◀de▶ ◀la▶ commune et ◀de▶ ◀l’▶entreprise, qu’il n’était pas question ◀de▶ proposer à La Haye. Parmi ◀les▶ délégués continentaux, ◀l’▶opposition n’était ainsi que du moins au plus, ◀de▶ ◀la▶ prudence au dynamisme innovateur, ◀d’▶un certain scepticisme persistant à ◀la▶ volonté ◀de▶ « bousculer » ◀l’▶opinion et ◀les▶ gouvernements. Un désir évident ◀d’▶aboutir, né du sentiment général ◀de▶ ◀la▶ gravité ◀de▶ ◀l’▶enjeu, eût sans nul doute mené ◀le▶ congrès beaucoup plus loin — s’il n’y avait eu ◀les▶ Britanniques.
Beaucoup pensaient, avant La Haye, que ◀le▶ conflit principal mettrait aux prises ◀le▶ Labour et ◀les▶ conservateurs. C’était bien mal connaître ◀les▶ Anglais.
Derrière ◀les▶ divergences souvent verbales entre unionistes et fédéralistes, ◀le▶ seul conflit profond qui divisa ◀le▶ congrès fut celui qui opposa sourdement ◀le▶ front commun des Insulaires aux initiatives dispersées (tactiquement) des Continentaux.
◀L’▶opposition peut être résumée en deux répliques, que j’ai notées lors des débats ◀de▶ ◀la▶ commission politique :
The Rt. Hon. Harold Macmillan : Souvenez-vous ◀de▶ votre proverbe français : Hâte-toi lentement.
M. Paul Reynaud : Curieux slogan à proposer à quelqu’un qui est en train de se noyer !
Sur un plan théorique et général, ◀les▶ deux points de vue sont défendables à ◀l’▶infini. Même en pratique, ils ne sont pas nécessairement contradictoires. Mais dans ◀le▶ cas précis ◀de▶ ◀l’▶union européenne, ◀la▶ position des Britanniques est équivoque. Et, dans ◀l’▶état ◀d’▶urgence où se trouve ◀l’▶Europe, ◀l’▶équivoque peut devenir fatale.
Mais ◀le▶ fait est que cet état ◀d’▶urgence n’est pas senti par ◀la▶ majorité des Insulaires. (◀Les▶ délégués anglais répétaient à La Haye : Si nous votons ceci ou cela, que nous croyons juste, nous ne serons pas suivis at home, on ne voit pas ◀les▶ choses ◀de▶ cette manière chez nous…) ◀Les▶ grandes vertus politiques ◀de▶ ce peuple ont toujours été ◀la▶ lenteur, ◀la▶ méfiance à l’égard des solutions ◀de▶ principe, et ◀la▶ confiance dans une certaine imprécision des formules et des prises ◀de▶ position, favorable aux ententes pratiques. Mais il n’est pas certain que cette méthode reste valable au plan européen. Et dans ce plan, il faut avouer que ◀les▶ Insulaires sont assez neufs. Leur politique traditionnelle fut ◀d’▶empêcher ◀l’▶Europe ◀de▶ s’unifier sous ◀l’▶égide ◀d’▶une nation menaçante. ◀Le▶ principe était juste, mais ◀le▶ réflexe qu’ils en conservent ne joue pas dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶action créatrice à laquelle ◀le▶ congrès devait donner ◀l’▶impulsion. Pour que ◀l’▶Europe se fasse, il faut que ◀les▶ Anglais acceptent ◀de▶ penser dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶Europe, et non plus en face d’elle et par-dessus ◀la▶ Manche, détail géographique insignifiant dans ◀la▶ réalité du xxe siècle.
J’entendais répéter partout, au lendemain du congrès ◀de▶ La Haye :
— Pour nous, Continentaux, c’est ◀l’▶Europe qui est en jeu. Pour ◀les▶ Anglais, c’est tout d’abord ◀l’▶Empire, et ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe pourrait sauver ◀l’▶Empire, à condition de n’être pas trop ceci ou trop cela, ◀de▶ n’être pas trop précise, pas trop continentale…
Cette description paraîtra dure ou même injuste à beaucoup de mes amis britanniques. Je n’y puis rien : elle résume ◀l’▶opinion ◀de▶ ◀la▶ presse continentale au lendemain du congrès ◀de▶ La Haye. Aux Anglais ◀de▶ ◀la▶ corriger, si elle ◀les▶ choque.
Ah ! Messieurs ◀les▶ Anglais ! J’admire votre génie : vous ne tirez jamais ◀les▶ premiers6.
Mais à La Haye, c’était justement cela que ◀les▶ peuples attendaient ◀de▶ nous tous.
Je viens de citer Paul Reynaud. On sait qu’il provoqua, lors du Congrès, ce qu’on appelle une « sensation », en proposant que soit élue dans ◀les▶ six mois, par ◀le▶ suffrage universel, et à raison ◀d’▶un député par million ◀d’▶habitants, une Assemblée constituante ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀La▶ motion recueillit neuf voix.
Il y a beaucoup à dire sur cet échec.
Parmi ceux qui votèrent contre ◀le▶ projet Reynaud, certains avaient ◀de▶ bonnes raisons, d’autres des craintes tenant lieu ◀de▶ raisons, d’autres enfin ◀de▶ très mauvaises raisons.
Mauvaises raisons : « C’est ◀de▶ ◀l’▶utopie, ou c’est ◀de▶ ◀la▶ démagogie. En tout cas c’est trop tôt. ◀La▶ grande masse n’y est pas prête. » Or rien n’est plus urgent qu’un Parlement ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et ◀la▶ grande masse ne se lèvera pour ◀l’▶Europe qu’au jour des élections européennes. Et faire appel aux masses n’est pas démagogique, si c’est pour ◀les▶ sauver et non pour ◀les▶ duper. Quant à ◀l’▶argument ◀de▶ ◀l’▶utopie, il ne vaut pas qu’on ◀le▶ discute. Que venaient faire à La Haye ceux qui ◀l’▶ont employé ?
Craintes tenant lieu ◀de▶ raisons : « Si ◀le▶ projet se réalise, c’en sera fait pour ◀de▶ bon ◀de▶ ◀la▶ sacro-sainte souveraineté ◀de▶ ◀l’▶État-nation. Nous voulons bien ◀la▶ limiter, mais pas à ce point… Nous serons jetés dans ◀l’▶inconnu, dans ◀l’▶aventure… ◀Les▶ peuples ne nous suivront pas… ◀Les▶ gouvernements nous rassurent, et ce projet va ◀les▶ choquer… Enfin, comment éclairer ◀l’▶opinion (c’est-à-dire fabriquer ◀les▶ élections) dans ◀le▶ bref délai qu’on nous propose ? »
Bonnes raisons : « Ce projet, purement quantitatif, défavorise ◀les▶ petites nations ; ne tient pas compte des obstacles existant dans ◀la▶ constitution ◀de▶ plusieurs pays ; enfin créerait une Europe unitaire, et non pas une fédération. »
Et c’est ainsi que ◀l’▶on vit toutes ◀les▶ tendances s’accorder sur un refus commun. J’aurais souhaité un refus ◀de▶ justesse, non point cette débandade vers ◀la▶ prudence, surtout de la part de mes amis fédéralistes. Car il est clair qu’un appel ◀de▶ ce genre était précisément ce qu’on attendait ◀de▶ La Haye, tout au moins sur ◀le▶ Continent. ◀Le▶ plan Reynaud n’était pas excellent. Il eût fallu ◀le▶ remplacer par un meilleur, au lieu de ◀l’▶écarter comme une inconvenance.
◀Les▶ Britanniques firent front contre ◀l’▶idée, ◀le▶ reste du Congrès contre ◀le▶ projet précis. C’est que ◀les▶ Britanniques n’aiment guère qu’on « bouscule » ◀les▶ gouvernements. Dans ◀les▶ trois commissions, bien avant ◀le▶ Congrès, ils insistaient pour que ◀l’▶on « rende hommage » aux efforts des Cinq, ou des Seize, ou ◀de▶ ◀l’▶Unesco, ou même ◀de▶ ◀l’▶ONU. C’est qu’ils sont satisfaits ◀de▶ leur gouvernement. La plupart des continentaux — petits pays à part — ont d’autres expériences…
◀Le▶ projet Reynaud triomphera, si ◀l’▶Europe doit se faire demain7 : car tout le monde est d’accord sur ◀le▶ principe ◀d’▶une Assemblée européenne. Mais il est fort étrange que personne n’ait songé à ◀le▶ compléter au lieu de ◀l’▶éliminer. Comment corriger ◀le▶ défaut (à mon avis décisif) qu’il comporte, et qui est celui ◀d’▶un numérisme aveugle ? En transposant au plan européen ◀le▶ système ◀de▶ ◀la▶ Suisse et des États-Unis : qu’à ◀la▶ Chambre nommée par ◀les▶ peuples, réponde une Chambre nommée par ◀les▶ États, sauvegardant ◀le▶ principe fédéraliste des qualités contre ◀la▶ quantité. (Car chaque pays, grand ou petit, y nommerait ◀le▶ même nombre ◀de▶ députés.)
J’ai souligné ◀les▶ divergences, ◀les▶ hésitations, ◀les▶ conflits : non point dans ◀l’▶intention ◀de▶ ◀les▶ durcir, mais au contraire pour contribuer, si peu que ce soit, à dégager ◀les▶ perspectives ◀de▶ notre action. ◀Le▶ combat pour ◀l’▶Europe prouve ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶Europe : mes adversaires y sont donc mes amis, car ◀le▶ principe pour lequel je me bats est celui ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité.
Dans ◀la▶ Quête où nous sommes quelques-uns à nous être engagés à tout risque, il nous arrivera plus ◀d’▶une fois ◀de▶ rompre une lance contre ◀l’▶écu ◀d’▶un compagnon : ainsi ◀le▶ veut ◀la▶ passion ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais nous servons un idéal commun.
Nous ne voulons ◀l’▶Europe ni ◀de▶ droite ni ◀de▶ gauche, ni du centre, ni surtout sans partis : mais au contraire fédéraliste. Nous ne voulons pas ◀l’▶Europe française ou britannique, mais au contraire ◀l’▶Europe « helvétisée », c’est-à-dire non point sans nations mais sans hégémonie ◀d’▶aucune nation.
◀L’▶Europe est un dialogue, un débat perpétuel. À ceux-là seuls qui prétendraient y parler seuls ◀la▶ liberté ◀de▶ parole et ◀de▶ propagande peut être absolument déniée, comme on retire ses jetons au tricheur, ou son rasoir au névrosé. Il faut que ◀l’▶Europe reste ◀le▶ lieu du monde où ◀les▶ pouvoirs composent avec leurs opposants : c’est tout ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ vraie politique, supprimé par des dictatures incapables ◀de▶ lui faire face.
Où seraient, sinon, ◀les▶ risques ◀de▶ ◀la▶ liberté — sans lesquels il n’est point ◀de▶ liberté ?