Thèses du fédéralisme (novembre 1948)bi bj
L’Europe absente, démissionnaire, colonisée, c’est un certain sens de▶ la vie, une certaine « conscience » ◀de▶ l’humain, oui, l’âme ◀d’▶une civilisation qui serait perdue, perdue pour tous et non seulement pour nous ! Ce n’est donc pas au nom de je ne sais quel nationalisme européen qu’il nous faut défendre l’Europe, mais au seul nom ◀de▶ l’humanité la plus consciente et la plus créatrice ◀de▶ l’homme.
[…] Or, il s’en faut ◀de▶ beaucoup que les Européens soient unanimes à tenir activement le parti ◀de▶ cette Europe, ◀de▶ ses complexités vitales, ◀de▶ sa culture. Une analyse sociologique assez grossière suffit à révéler dans tout le continent une sorte ◀de▶ clivage et un double tropisme. Les masses industrielles, dans leur partie active, regardent vers la Russie, et les grands hommes ◀d’▶affaires regardent vers l’Amérique. À tort ou à raison — je n’en juge pas ici — ils s’imaginent que ces pays réalisent mieux que leur nation ce qu’ils attendent eux-mêmes ◀de▶ la vie. Ainsi ce ne sont pas seulement les idéaux ◀de▶ progrès collectiviste ou ◀de▶ progrès capitaliste qui ont quitté notre continent, mais, à leur suite, les espoirs et les rêves des plus actifs d’entre nous ont émigré. La bourgeoisie, dans son ensemble, se contente ◀d’▶un double refus ◀de▶ la Russie et ◀de▶ l’Amérique, se résigne à la décadence, ou la déplore mais sans faire mieux. Je ne vois plus, pour tenir vitalement aux conceptions et aux coutumes européennes, que deux classes par ailleurs tout opposées : les intellectuels non embrigadés d’une part, les provinciaux et campagnards ◀de▶ l’autre. C’est-à-dire les esprits les plus libérés et les plus attachés aux préjugés locaux ; les subversifs et les conservateurs par profession ou position.
Ne demandons pas l’instauration ◀d’▶une fédération européenne pour que se crée un troisième bloc, un bloc-tampon, ou un bloc opposé aux deux autres. Ce ne serait résoudre, et, au contraire, ce serait exalter le nationalisme aux dimensions continentales. Ce qu’il nous faut demander, et obtenir, nous tous, c’est que les nations européennes s’ouvrent d’abord les unes aux autres, suppriment, sur tous les plans, frontières et visas, renonçant au dogme meurtrier ◀de▶ la souveraineté absolue, créent ainsi une attitude nouvelle, une confiance — ouvrent l’Europe au monde, du même coup. Ce qu’il nous faut demander et obtenir — obtenir ◀de▶ nous-mêmes tout d’abord — c’est que le génie ◀de▶ l’Europe découvre et qu’il propage les antitoxines des virus dont il a infesté le monde entier.
Il n’y a ◀de▶ fédération européenne imaginable qu’en vue ◀d’▶une fédération mondiale. Il n’y a ◀de▶ paix et donc ◀d’▶avenir imaginable que dans l’effort pour instaurer un vrai gouvernement mondial. Et le monde, pour ce faire, a besoin ◀de▶ l’Europe, j’entends ◀de▶ son esprit critique autant que ◀de▶ son sens inventif.
[…] La fédération européenne ne sera pas l’œuvre des gouvernants chargés ◀de▶ défendre les intérêts ◀de▶ leur nation contre le reste du monde. La fédération sera l’œuvre ◀de▶ groupes et ◀de▶ personnes qui prendront l’initiative ◀de▶ se fédérer en dehors des gouvernements nationaux. Et ce sont ces groupes et ces personnes qui formeront le gouvernement ◀de▶ l’Europe. Il n’y a pas ◀d’▶autre voie possible et praticable. Les USA ne sont pas dirigés par une assemblée des gouverneurs des quarante-huit États, ni la Suisse par les délégués des vingt-deux cantons. Ce serait impraticable. Ces deux fédérations sont gouvernées, au-dessus ◀de▶ leurs États, et en dehors d’eux, par un exécutif et un législatif issus des peuples.
[…] Seul, le fédéralisme ouvre des voies nouvelles. Seul il peut surmonter — voyez la Suisse — les vieux conflits ◀de▶ races, ◀de▶ langues et ◀de▶ religions sclérosés dans le nationalisme et le problème des minorités. Et surtout, il peut dépasser l’opposition chaque jour moins convaincante ◀d’▶une gauche qui défend la contrainte et ◀d’▶une droite qui revendique les libertés : le but, l’essence ◀de▶ la pensée fédéraliste étant précisément ◀de▶ trouver les moyens ◀d’▶articuler, ◀d’▶arranger sans les tuer, les diversités ◀de▶ tous ordres (politiques aussi bien qu’économiques) dans un corps, non dans un carcan. Ce qui est la politique par excellence, n’en déplaise aux sectaires ◀de▶ tous bords.
[…] À l’homme considéré comme pur individu, libre mais non engagé, correspond un régime démocratique tendant vers l’anarchie, et débouchant dans le désordre, lequel prépare toujours la tyrannie.
À l’homme considéré comme soldat politique, totalement engagé mais non libre, correspond le régime totalitaire.
Enfin, à l’homme considéré comme personne, à la fois libre et engagé, et vivant dans la tension entre l’autonomie et la solidarité, correspond le régime fédéraliste.